mardi 31 mai 2011

e-G8 = 0

Lors de la préparation du rapport de l'institut Montaigne sur l'informatisation nous sommes allés voir une dame ministre. Dès notre première phrase elle nous a coupé la parole en s'exclamant « informatisation, c'est ringard ! ». Elle n'a pas pensé à demander ce que nous mettions au juste sous ce terme.

J'ai compris la leçon : dans notre rapport, « informatisation » a été remplacé par « numérique » car pour se faire comprendre il faut parler la langue des indigènes. Pourtant elle présente des inconvénients.

Pourquoi cette dame a-t-elle dit qu'« informatisation » est ringard ? Parce que le mot « informatique » est entouré de connotations négatives. Les informaticiens sont des techniciens ennuyeux dont tout le monde rêve de se débarrasser, tandis que le numérique, l'Internet, c'est jeune, c'est super.

Peu importe si l'étymologie d'« informatique » convient bien pour désigner l'alliage du cerveau humain (qui s'informe) et de l'automate, phénomène essentiel de notre époque. Peu importe si l'étymologie de « numérique » évoque le codage en 0 et 1 qui précède le traitement par un processeur, étape la plus technique qui soit. Peu importe si l'Internet, assemblage de lignes télécoms et de routeurs, n'est rien sans les programmes informatiques qui l'équipent et l'entourent. Peu importe si, en se débarrassant de leurs informaticiens, les entreprises et les institutions perdent la maîtrise de leur système d'information et donc de leur stratégie.

L'attention se focalise sur les aspects médiatiques du phénomène. Alors que l'informatisation - déploiement de l'alliage du cerveau humain et de l'automate, je me répète - transforme l'économie et la société, on se concentre sur les droits d'auteurs et on ignore le plus important : la transformation des entreprises et des institutions, des produits, de la concurrence, de l'emploi, des grands systèmes collectifs que sont l'éducation et la santé, et la transformation corrélative de notre façon de penser et d'agir.

Le bling-bling accapare l'estrade et brille sous le feu des projecteurs mais il ne peut avoir aucune efficacité : une personne qui surfe sur la mode en classant tout selon les catégories « ringard » et « super » manquera de discernement dans l'action.

Pour accéder à ce discernement il faut ouvrir les yeux et réfléchir. Voici bientôt trente ans que je m'y emploie, que je publie ce que j'ai vu et compris ou cru comprendre sur volle.com et dans mes livres (e-conomie, De l'informatique, Prédation et prédateurs). Je ne suis pas le seul : d'autres chercheurs de bonne volonté publient en France ou ailleurs et je lis leurs travaux avec passion. Quand on travaille sur un domaine nouveau on a toujours des choses à apprendre, des erreurs à corriger, des approximations à affiner.

Mais les occasions perdues me font enrager. Consacrer une part du G8 à l'informatisation - pardon, il est plus classe de dire « au numérique » ou « à l'Internet » - c'était une bonne idée : enfin on allait pouvoir évoquer la dimension stratégique, politique, géopolitique du phénomène ! parler de la lutte contre la cybercriminalité et le blanchiment informatisé ! envisager la gouvernance mondiale du cyberespace !

Patatras. Le débat sur la « neutralité du net » a tourné philosophiquement autour de la question de la « liberté » (on est « pour » ou « contre ») alors qu'il s'agit du vieux conflit entre deux modèles économiques, celui des opérateurs de réseaux et celui des producteurs de contenus et de services - et ce conflit se réglera inévitablement par un compromis. La dimension économique s'est réduite aux droits d'auteur, sujet sensible pour les médias mais minuscule en regard des conséquences de l'informatisation.

Il s'est agi enfin surtout de déchaîner les opportunités de business que « l'Internet » procure à des businessmen entreprenants. Mais comme on ne veut pas voir les risques qui accompagnent ces opportunités (indiscrétions et espionnage, sabotage, vol d'identité, cybercriminalité), on n'a pas invité la CNIL : on a craint sans doute qu'elle ne soit pas assez « libérale ».

Oui, vraiment, e-G8 = 0.

4 commentaires:

  1. Re : le mot « informatique » est entouré de connotations négatives.

    Absolument.
    Mais je ne pense pas que les informaticiens ennuyeux sont la raison. Les raisons de connotations négatives sont dans les plans informatiques gouvernementaux que nous avons vécu : le plan informatique pour tous 1985, avec bull et goupil, a laissé des traumatismes ; les schémas informatique des entreprises aussi. La lecture des articles ou livres sur l’informatique en France depuis la seconde guerre mondiale nous apprend que nous ne sommes pas une nation des brillants en informatique: que des occasions ratées.
    Le concept même de l’informatique est trop matériel et automate.

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  2. @Anonyme
    Un concept doit être précis comme un outil de chirurgien.
    Si vous regardez l'étymologie d'"information" ("ce qui donne une forme intérieure", c'est-à-dire une capacité d'action), vous verrez que "informatique" convient pour désigner l'alliage du cerveau et de l'automate : ce terme ne se réduit pas aux seuls "matériel et automate".
    Cela suppose évidemment de s'écarter du sens usuel et dégradé d'"information" comme de son sens technique dans "théorie de l'information".
    Je me plie à l'usage dans la conversation : j'écris "informatique" dans mes textes scientifiques et "numérique" dans les autres.

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  3. bonjour,

    merci de nous faire partager votre expérience.
    j'ai lu le rapport de l'institut Montaigne.
    honnêtement, je ne sais pas trop quoi en penser.

    mais le plus important c'est ce que vont en penser nos "décideurs".

    j'ai lu quelque part dans le rapport que les élèves de l'ENA devraient être formés aux systèmes d'information.

    mais espérons que même si les phénomènes de mode existent, ils ne finissent pas par occulter tout débat.

    je suis le premier à critiquer le plan calcul ou autre B 2 i, mais ne serions nous pas plus mal en point sans eux?

    pierre.

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  4. Bonjour,
    Merci de dénoncer ici le caractère extrêmement réducteur de l'e-G8 qui au final ne se sera focalisé que sur l'industrie de la création.
    La plupart des gens ne voient que la dématérialisation du support ("transformation en numérique"), sans comprendre la nouvelle puissance phénoménale de calcul dont on peut disposer, et dont il faut maîtriser au mieux les possibilités (autant bonnes que mauvaises) et contenir les effets destructeurs.
    Quant au terme informatisation, je conçois qu'il se ringardise bien que correspondant originellement parfaitement à ce qu'il désigne : cela semble être un effet secondaire indésirable induit par les tentatives pédagogiques du passé évoquées dans le premier commentaire.
    Au final, peu importe le terme employé pourvu que le message arrive à destination, quitte à réhabiliter le bon mot une fois sa réputation rehaussée... C'est une question de marketing.

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