L'économie passe aux alentours de 1975, pour reprendre l'expression de Bertrand Gille [3], d'un « système technique » à l'autre.
Les techniques fondamentales du système productif avaient été jusqu'alors celles de la mécanique, de la chimie et de l'énergie. À partir de 1975 elles sont détrônées par la synergie de la micro-électronique, du logiciel et des réseaux de télécommunication.
Ce changement n'est cependant pas plus absolu que ne l'avait été, aux alentours de 1775, le passage d'une économie agricole à l'économie mécanisée que l'on a qualifiée d'industrielle : l'industrialisation n'a pas supprimé l'agriculture, elle l'a industrialisée. De même l'informatisation ne supprime pas l'industrie mécanisée : elle l'informatise.
Notons au passage que le mot « industrie » a pris vers 1800 un sens étroit. Étymologiquement, il désigne l'ingéniosité dans l'action, la mise en œuvre efficace d'un savoir-faire : ce sens s'est conservé dans l'adjectif « industrieux » comme dans l'expression « chevalier d'industrie » qui désigne un escroc trop habile.
Aux alentours de 1800 la production mécanisée et chimisée était de loin la plus efficace : on lui a donc appliqué le mot « industrie » qu'elle a accaparé, et qui s'est trouvé ainsi bientôt connoté par des images d'engrenages, de cheminées d'usine etc. Si l'on revient cependant à son étymologie, on peut dire que l'informatisation est la forme contemporaine de l'industrialisation et que 1975 est la date de la troisième révolution industrielle.
Pourquoi le basculement s'est-il produit alors ? On peut avancer plusieurs hypothèses concourantes. D'une part, le mouvement social de 1968 avait accéléré la hausse du coût de la main d’œuvre et les entreprises ressentaient donc le besoin d'accroître la productivité du travail [4].
D'autre part l'informatique, avec la dissémination des terminaux, commençait à sortir des mains des purs informaticiens pour se placer dans celles des utilisateurs : elle semblait offrir les perspectives de productivité qui se concrétiseront quelques années plus tard avec la mise en réseau des micro-ordinateurs.
Enfin le choc pétrolier introduisait de la volatilité dans le prix de l'énergie, jusqu'alors stable et relativement bas. Frappant d'incertitude les « business plans » du système technique bâti sur la mécanique, la chimie et l'énergie, ce dernier phénomène a sans doute suffi à catalyser le basculement vers le nouveau système technique.
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Les économistes sont tentés de mépriser la technique : ils la considèrent comme l'affaire des ingénieurs auxquels ils s'estiment supérieurs. C'est ignorer que l'économie a pour socle un rapport avec la nature médiatisé par la technique. Lorsque le système technique change, ce rapport est transformé – et donc la nature elle-même change, telle du moins qu'elle est perçue par les acteurs de l'économie puis par la société. Le socle de l'action économique est alors modifié comme si l'on avait découvert une source d'énergie nouvelle et peu coûteuse.
Évolution de la structure de la population active en France de 1806 à 2000 |
Le sol, apparemment solide, sur lequel s'était construite l'imposante structure des institutions et des lois se dérobe, ce qui rend obsolètes des valeurs, habitudes et comportements qui étaient adaptées au système technique antérieur.
Alors que la part de la population active dans le secteur secondaire avait crû continuellement depuis les débuts de l'industrialisation pour atteindre 40 % en 1975, elle entama une décroissance rapide. Elle est aujourd'hui d'environ 20 % et la classe ouvrière a pratiquement disparu de la structure sociale.
Le volume de la production industrielle n'a cependant pas diminué même si sa croissance a fortement ralenti (autre symptôme du basculement) car la main d’œuvre a été remplacée par des automates :
L'indice de la production industrielle, 1960-2007 |
Vue micro-économique
Étant soumise à la pression de la nécessité l'entreprise est le laboratoire micro-économique où s'élabore l'adaptation au système technique nouveau. Celui-ci transforme ensuite la société puis redistribue, dans l'ordre de la géopolitique, le droit des nations à l'expression de leur personnalité historique.
En examinant les entreprises on peut donc faire progresser la compréhension du phénomène et tirer des leçons qui éclairent et le basculement, et les tendances qui animent l'évolution future.
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L'informatique s'était focalisée au début des années 1960 sur des opérations gourmandes en temps et en paperasses : comptabilité, paie, facturation, gestion des stocks, prise de commande. Elle s'est alors résumée à quelques grandes applications auxquelles l'entreprise attribuait un nom propre : Frégate à France Telecom, Sabre et Amadeus dans le transport aérien etc.
L'attention des informaticiens s'est naturellement focalisée sur la programmation des algorithmes qui procurent un résultat à partir des données saisies. Mais il est bientôt apparu qu'une même saisie devait pouvoir nourrir plusieurs applications, et aussi que le résultat d'une application devait pouvoir en alimenter une autre : la normalisation des bases de données et l'architecture des systèmes d'information ont dans les années 1970 répondu à cette exigence de cohérence.
Dans les années 1980 la dissémination des micro-ordinateurs et des réseaux locaux – puis, dans les années 1990, de l'Internet – a fait franchir un pas supplémentaire. Avec la documentation électronique et la messagerie il devenait en effet possible d'informatiser le parcours d'un processus de production en transférant d'un poste de travail au suivant les documents où s'inscrit l'élaboration d'un produit.
Comme tout processus est orienté vers un produit, il était naturel de lui associer le nom et l'image de celui-ci. La personnalité des outils que sont les applications (Frégate, Amadeus etc.) s'estompa alors pour faire place à celle des produits, biens ou services auxquels furent associés des attributs de qualité (téléphone « intelligent », voyage de bout en bout [5] etc.).
Dès lors l'informatique n'était plus ce système d'information qui se superpose aux systèmes de gestion et de production : s'entrelaçant avec le travail des opérateurs humains, elle s'insinuait dans l'intimité de la gestion et de la production dont elle devenait inséparable.
Chacune des activités qu'un processus fait se succéder comporte en effet des opérations mentales (perception, jugement, décision) qui préparent des tâches physiques (donner un billet d'avion à un client, réaliser une opération de maintenance). Le point de départ de l'informatisation est alors sémantique : il faut nommer et identifier les êtres représentés dans le système d'information et qui seuls, dans l'entreprise, apparaîtront devant l'attention des agents et se proposeront à leur action.
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L'économie mécanisée qui s'est déployée à partir en gros de 1775 était fondée sur l'alliage de la main d’œuvre et de la machine : l'émergence de cet alliage a eu d'immenses conséquences économiques, sociologiques, culturelles et géopolitiques.
L'économie informatisée qui se déploie depuis en gros 1975 est fondée, elle, sur l'alliage du cerveau humain et d'un automate programmable et ubiquitaire : un « cerveau d’œuvre » a succédé à la « main d’œuvre » en tant que ressource fondamentale du système productif.
Cela aura des conséquences économiques, sociologiques, culturelles, géopolitiques différentes de celles de l'économie mécanisée, mais d'ampleur sans doute comparable : elles se manifestent déjà avec la mondialisation (que les réseaux informatiques favorisent), le foisonnement du Web sur l'Internet, l'Internet des objets et l'informatisation du corps humain lui-même avec le téléphone « intelligent » et autres prothèses.
Dans beaucoup d'entreprises cependant cette transition s'est produite sans que l'on n'en tire les conséquences : le bon dosage et, peut-on dire, les conditions de cuisson qu'il faut respecter pour que l'alliage du cerveau humain et de l'automate soit efficace sont encore généralement ignorées.
Il arrive ainsi que l'on automatise à outrance, en empêchant les opérateurs humains d'user en cas d'incident de ce bon sens qu'aucun automate ne peut posséder. La banque ayant ainsi fait confiance à des empilages d'algorithmes ultra-rapides que ni les opérateurs, ni les superviseurs, ni même leurs concepteurs ne peuvent maîtriser intellectuellement, la catastrophe était (et reste) inévitable.
Il ne convient pas d'ailleurs de traiter le cerveau d’œuvre comme on avait cru, dans l'économie mécanisée, devoir traiter la main d’œuvre : le cerveau est un organe plus délicat, plus sensible encore que la main et comme le dit Robert Zarader il ne peut être efficace que si on lui accorde de la considération.
Cependant beaucoup d'entreprises confèrent de facto des responsabilités aux agents opérationnels sans leur accorder de jure la légitimité correspondante : après avoir tâtonné dans les années 1980 à la recherche d'une « intelligence collective », elles y ont en effet renoncé dans les années 1990 car elles n'ont pas su trouver la formule qui permet de distribuer la légitimité sans compromettre le pouvoir des dirigeants. Elles ont adopté alors un comportement tellement mensonger et cruel que le diable lui-même, incarnation du Mal, semble s'y manifester : il en est résulté une épidémie de stress dont on a de nombreux témoignages. Citons celui d'un médecin du travail à France Telecom [6] :
« Le but était de tenir l'objectif de moins 22 000 salariés en deux ans. On ne licencie pas les gens mais on les met dans une situation telle qu'ils vont décider de s'en aller. Une des façons d'atteindre cette réduction d'effectifs a été la mise en œuvre de réorganisations incessantes. Les réorganisations, regroupements de services et délocalisations ne poursuivaient aucun objectif d'efficacité professionnelle, n'avaient aucune justification économique.
« Quand dans une entreprise, à une aussi large échelle, des réorganisations de ce type sont mises en œuvre, on finit par désorganiser complètement le travail, par faire perdre tous leurs repères aux salariés, par détruire toute coopération entre les services. Chez beaucoup de salariés existe une fierté du travail bien fait. Quand on vous met dans une situation professionnelle où vous pensez que vous ne pouvez plus faire un travail de qualité, la souffrance est très souvent au rendez-vous. »
De cette crise de transition résulte une inefficacité massive, d'autant plus que la brusque délocalisation de la production mécanisée à l'ancienne vers des pays émergents a mis l'épée dans les reins des pays industrialisés en les contraignant d'accomplir dans l'urgence une transition difficile : leurs économies retrouvent aujourd'hui la « pauvreté dans l'abondance » paradoxale qui avait caractérisé la crise des années 1930.
Vue macro-économique
Lorsque les usines où se réalise la production physique des biens sont automatisées, l'entreprise devient ultra-capitalistique car l'essentiel du travail nécessaire pour la production est stocké dans la conception, la construction et la programmation des automates. Ce stock constitue un capital tandis que le flux de travail qui accompagne la production répétitive, réduit à la supervision et la maintenance de l'automate, devient pratiquement négligeable.
On peut donc dire, en poussant à sa limite le schématisme du modèle, que dans cette économie-là le capital est devenu le seul facteur de production [7] ou, pour parler autrement, que le travail n'y intervient plus que sous forme de stock et non de flux.
Il en résulte que cette économie est essentiellement patrimoniale. La richesse d'une entreprise y provient non du nombre d'ouvriers que ses usines mettent au travail mais de la compétence de ses concepteurs, de la qualité de son organisation, des brevets, plans et programmes informatiques qu'elle a accumulés, de la confiance de ses clients. Sa crédibilité financière – c'est-à-dire son aptitude à obtenir et à renouveler des prêts – dépend de la perception de ce patrimoine par ses créanciers, ainsi bien sûr que de sa répartition selon divers degrés de liquidité.
La généralisation des rendements d'échelle croissants suscite par ailleurs dans chaque secteur soit un équilibre de monopole, soit un équilibre de concurrence monopoliste : en fait c'est ce dernier qui s'instaure dans la plupart des secteurs. J'ai montré dans e-conomie (Economica, 2000) que cet « équilibre » suscitait des comportements concurrentiels extrêmement violents [8] et qu'il soumet les entreprises à des risques qu'aggrave encore la mondialisation.
Cette évolution du système productif conduit la société vers une conception de la valeur qui outrepasse l'étape post-moderne et que je qualifie donc d'ultra-moderne : comme le coût marginal de production est pratiquement nul la valeur se détache de la quantité produite pour adhérer à la qualité du produit. La fonction d'utilité qui évalue le bien-être du consommateur n'a plus pour argument la quantité qu'il consomme mais la qualité des produits qui lui sont accessibles – et donc leur diversité, où chacun peut trouver la variété qui lui convient le mieux.
La satisfaction du consommateur dépend alors de façon cruciale du patrimoine de compétences dont l'ont doté son éducation et sa formation. Il n'est plus le porteur passif d'une fonction d'utilité que pourrait satisfaire une consommation en volume, mais le porteur actif d'une sensation de bien-être qu'il peut manipuler lui-même. Toutes choses égales d'ailleurs en effet celui qui a par exemple appris à aimer la lecture jouit d'un bien-être supérieur à celui qui ne l'a pas appris, car on peut consacrer tout son temps à la lecture pour un budget modeste.
La société, étant un individu collectif, peut elle aussi manipuler la fonction d'utilité de la population à travers le système éducatif : dans une telle société, la fonction d'utilité est endogène, ainsi d'ailleurs que la fonction de production avec la « croissance endogène » que Paul Romer [9] a modélisée (voir « Le moteur de l'entreprise innovante »).
Le caractère endogène des fonctions d'utilité et de production ouvre la voie d'une « croissance intelligente » : ce qui croît est non plus le volume mais la qualité de la production, source de satisfaction pour le consommateur. Tout comme l'innovation, moteur de la croissance endogène, suppose un travail de l'entreprise sur elle-même, la croissance intelligente suppose un travail de l'individu sur lui-même : comme le disait Épicure, « avec du pain et de l'eau, le sage rivalise de félicité avec les Dieux ».
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Dans une économie essentiellement patrimoniale la mise à disposition temporaire des actifs patrimoniaux (appartements, voitures etc. et aussi compétences) se développe naturellement : c'est en cela que consistent les services. À l'émergence de l'alliage du cerveau d’œuvre et de l'automate dans la production répond la transformation des produits en assemblages de biens et de services. Une « économie des effets utiles » peut naître, selon l'expression de Philippe Moati.
Le meilleur moyen pour s'enrichir rapidement n'est cependant pas de produire mais de s'emparer de la richesse qu'un autre a produite et qui a été condensée sous la forme d'un patrimoine. Étant massivement patrimoniale l'économie contemporaine renoue d'autant plus volontiers avec les comportements prédateurs de la féodalité que certaines entreprises ont pris pour devise la « création de valeur pour l'actionnaire », la « production d'argent » et non d'effets utiles.
Dans le modèle économique du « bloc historique », les prix des biens de consommation étaient guidés vers leur niveau d'équilibre par le jeu de l'offre et de la demande. Comme la valeur des actifs est essentiellement incertaine, dans une économie patrimoniale les prix sont volatils, influencés par des anticipations et sujets à des comportements d'imitation : des opportunités s'offrent ainsi à la spéculation.
La « production d'argent » se découplant alors de la production d'utilité, le système bancaire risque de devenir massivement prédateur et les entreprises risquent de se détourner de la production d'utilité pour s'employer à détruire des parts du patrimoine – qu'il s'agisse du patrimoine naturel, du patrimoine des institutions publiques, de celui d'autres entreprises ou même de leur propre patrimoine – afin de présenter un résultat d'exploitation qui satisfasse leurs actionnaires.
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L'économie contemporaine s'écarte donc, sur tous les points essentiels, du « bloc historique » dont la « théorie à l’œuvre » donnait (et donne, car elle est encore « à l’œuvre ») une représentation schématique. Des concepts naguère négligés sont désormais primordiaux (patrimoine, services, qualité des produits). Des exogènes sur lequel le raisonnement pouvait s'appuyer (fonction de production, fonction d'utilité, dotations initiales) sont devenues des endogènes (croissance endogène, manipulation de l'utilité, prédation) et le raisonnement doit remonter vers l'amont pour les modéliser en partant d'autres exogènes.
La clé du progrès théorique se trouve alors dans les anticipations, qui portent sur un futur essentiellement incertain et dont le jeu détermine et l'innovation, et la manipulation de la fonction d'utilité. Le traitement de la dotation initiale suppose de mettre en scène, en s'appuyant sur la théorie des jeux, le conflit entre deux mondes qui se disputent la maîtrise de l'économie : le monde féodal et guerrier du prédateur, le monde de l'échange équilibré qui était le seul considéré par la théorie à l’œuvre (voir Prédation et prédateurs).
Trouble dans la pensée
Tout changement de système technique suscite un désarroi. À la charnière des XIXe et XXe siècles, la disponibilité de l'électricité et du pétrole a transformé le système productif puis la vie en société : la hiérarchie des classes a été bouleversée par la montée des administrateurs et des ingénieurs, l'ascenseur social par les études s'est amorcé. L'épidémie d'hystérie et de névrose qu'a diagnostiquée Freud en résulta et on peut même se demander si le massacre de la première guerre mondiale n'a pas été implicitement désiré pour éteindre cette épidémie en supprimant la population elle-même.
Notre époque, rencontrant elle aussi un changement du rapport avec la nature, expérimente elle aussi le désarroi : en témoignent la maladresse avec laquelle les entreprises s'adaptent et les décisions malencontreuses qu'elles prennent, affolées.
En témoigne aussi l'écologie « verdâtre », comme dit Yann Moulier-Boutang : partant de la corrélation entre le PIB en volume et la consommation d'énergie, puis identifiant ce PIB avec la richesse économique, elle milite pour une « décroissance » afin de combattre le réchauffement climatique et d'anticiper l'épuisement des ressource fossiles. L'objectif est louable mais le raisonnement est faux : l'hommage que cette écologie rend à un PIB anachronique montre qu'elle n'a rien compris à l'économie contemporaine.
Plus profondément, on observe une épidémie de haine envers les entreprises et, plus généralement, envers les institutions. Des slogans comme « sortir du nucléaire ! » ou « non au gaz de schiste ! », ainsi que la campagne de Robin des Toits contre les ondes électromagnétiques, sont fondés non sur une évaluation des avantages et des inconvénients de ces techniques (évaluation qui conduirait peut-être en effet à y renoncer), mais sur un rejet instinctif et irraisonné de l'activité productive organisée sans laquelle nous mourrions pourtant tous de faim.
Un bon exemple de ce trouble dans la pensée est donné par L'insurrection qui vient (La Fabrique, 2007), livre signé par un « comité invisible » qui a tenté d'imiter Guy Debord mais n'a pas su atteindre à la rigueur de la Société du spectacle.
Pour ce comité invisible le salariat n’est qu’un esclavage et les institutions – États, partis politiques, syndicats, services publics, entreprises etc. – sont mensongères : il faut s'insurger. Les insurgés trouveront leurs ressources dans des « combines multiples : outre le RMI, il y a les allocations, les arrêts maladie, les bourses d’études cumulées, les primes soutirées pour des accouchements fictifs, tous les trafics ». Il s'agit de parasiter la société tout en s’efforçant de la bloquer : « ralentir le travail, casser les machines, ébruiter les secrets de l’entreprise... rendre inutilisable une ligne de TGV, un réseau électrique, trouver les points faibles des réseaux informatiques ».
Ces insurgés ne peuvent pas tabler sur l’éternité de l’État providence puisqu’ils font tout pour tarir les ressources que celui-ci redistribue. Ils doivent donc « accroître en permanence le niveau et l’étendue de l’auto-organisation ». Cette auto-organisation, ce sera la « commune, unité élémentaire de l’action partisane », « bande de frères et de sœurs liés à la vie à la mort » dont l’extension permettra « l’abolition pratique de l’argent ».
Ainsi ceux qui se sentent mal à l’aise dans la société cherchent, et trouvent, la cause de leur malaise : c'est « le système ». On rêve alors de « tout foutre en l’air » et on dit énormément de sottises : supprimer l’argent, c’est revenir au troc comme seule forme d’échange ; croire que l’autonomie, essentiellement individuelle, puisse se vivre durablement dans la fusion affective des individus « à la vie à la mort », c’est tourner le dos aux leçons les plus claires de la psychologie.
On peut comprendre ces sottises, sinon les excuser, car le malaise s’explique par une exaspération légitime devant le mensonge, l’hypocrisie, l’absurdité enfin qui s’étalent dans le discours politique, économique, managérial, médiatique qu'émet une société prise à contrepied par sa propre évolution. Quand ce discours prétend, et que les professeurs enseignent, que le but des études, c'est d'« avoir de bonnes notes » ; que le but de l’entreprise, c’est de « produire de l’argent » ; que le but en politique, c’est de « gagner les élections » ; que le but dans la vie, c’est de « faire carrière » etc., le destin humain et son rapport au monde sont vidés de tout contenu. La trahison est alors érigée en norme et la prostitution en méthode.
Suite : Vers la maturité
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[3] Bertrand Gille, Histoire des techniques, Gallimard, La Pléiade, 1978.
[4] Jean-Claude Dutailly, « La crise du système productif », Économie et Statistique, n° 138, 1981.
[5] Dans le transport aérien, le « voyage de bout en bout » (d'un bureau à l'autre, d'un domicile à l'autre) est un service plus complet que le transport d'un aéroport à l'autre.
[6] Monique Fraysse, « Management chez France Télécom : les mentalités évoluent lentement », Le Monde, 29 avril 2011.
[7] Sergio Rebelo, Long run policy analysis and long run growth, National Bureau of Economic Research, 1990.
[8] Voir aussi Erik Brynjolfsson, Andrew McAfee et Michael Sorell, Scale Without Mass : Business Process Replication and Industry Dynamics, Harvard Business School Working Paper Series, 2008.
[9] Paul Romer, « Endogenous technical change », Journal of Political Economy, 1990.
Tout à fait d'accord encore. Moyennant un joker sur la première guerre mondiale. Et quant à la conclusion sur le désarroi de l'opinion, celle-ci a une excuse : l'incapacité des leaders à comprendre le monde où ils vivent (même s'ils ont su en saisir, pour eux-mêmes, les opportunités).
RépondreSupprimer"Le mensonge, l’hypocrisie, l’absurdité", existent certes, mais ils ne traduisent rien d'autre qu'une impuissance : celle des enseignants à expliquer pourquoi les emplois à Bac+7 fuient à l'étranger, par exemple, tandis que l'on embauche dans l'arrière-cuisine des restaurants français.
"Si l'on revient cependant à son étymologie, on peut dire que l'informatisation est la forme contemporaine de l'industrialisation et que 1975 est la date de la troisième révolution industrielle."
RépondreSupprimerJe suis bien d'accord avec cette formulation. Elle est plus profondément pertinente que la classification de toute l'industrie informatique dans la catégorie fourre-tout de "services": cela n'a pas grand sens quand on voit la part de sous-traitance de l'informatisation confiée par l'industrie à ces sociétés dites de services informatiques. Ce n'est pas parce qu'elles servent ces industries comme d'autres fournisseurs industriels qu'on doit les qualifier sans réfléchir de sociétés de service.