dimanche 22 mai 2011

Deux topiques

Francis Jacq m'a conseillé la lecture des Topiques d'Aristote (les « topiques » sont comme des boîtes dont certaines contiennent, toute faite, une façon de se représenter le monde). Cela m'a permis d'en repérer deux que j'ai souvent vu batailler : la descriptive et l'explicative.

La topique descriptive

Les adeptes de la représentation descriptive voient le monde comme une liste de choses posées les unes à côté des autres. Cette liste peut être éventuellement hiérarchisée en niveaux, des choses s'emboîtant (Word et Excel s'emboîtent dans le logiciel ; le lit, la table de nuit et l'armoire s'emboîtent dans la chambre etc.) : la description est souvent ensembliste et classificatoire comme en statistique.

À chaque chose elle associe en outre des propriétés et des poignées qui permettent de s'en servir : « voici comment il convient d'utiliser Word », « voici comment on doit conduire une voiture ».

L'approche descriptive est donc à la fois érudite et pratique : son détail satisfait les spécialistes (ingénieurs, médecins, juristes) qui se reconnaissent par la maîtrise ésotérique d'un vocabulaire spécial. Lorsque deux ingénieurs font connaissance, leur conversation commence ainsi par quelques phrases qui, riches en mots et acronymes techniques, permettent à chacun de savoir « à qui il a affaire ».

La représentation descriptive est, comme de juste, photographique : elle fige l'image d'un instant. Il lui arrive aussi d'être cinématographique, succession de photographies : les informaticiens aiment à se remémorer l'époque héroïque des cartes perforées et celle du PDP-11.

La topique explicative

Les adeptes de la représentation explicative ne se contentent pas de la description : voulant comprendre pourquoi les choses sont comme elles sont, ils s'efforcent de remonter aux événements et intentions qui les ont fait naître : ainsi les économistes s'appliquent à interpréter les résultats statistiques.

L'explication ne peut être que générale, englobante : on ne peut pas expliquer ce qui est spécifique car le hasard joue un grand rôle dans le détail des événements. On peut par exemple expliquer le pourquoi du traitement de texte, mais non celui de Word.

Le vocabulaire explicatif est donc plus général, plus conceptuel que le vocabulaire descriptif : il porte sur des catégories qui contiennent les choses et non immédiatement sur les choses elles-mêmes.

L'explication peut être statique : la situation telle qu'elle est (l'« état de l'art ») obéit à une logique (la « propension des choses », dit François Jullien). Celui qui viole cette logique viole la nature elle-même et il devra en payer le prix : ainsi une entreprise se condamne aujourd'hui à l'inefficacité si elle refuse à ses salariés la considération qui est nécessaire au « cerveau d’œuvre » (celui-ci occupe dans l'emploi la place qu'avait naguère la « main d’œuvre »).

L'explication peut aussi être dynamique, car l'intention d'une chose précède dans le temps la réalisation effective : elle met alors en évidence un « sens de l'histoire », éventuellement scandé par des crises qui découpent des époques : c'est ainsi que l'on parle de la première, de la seconde et de la troisième révolution industrielle.

Comme la dynamique explique l'origine de la situation présente, elle aide à élucider sa logique : connaître les origines et l'évolution d'une institution éclaire ce qu'elle est aujourd'hui.

Alors que la description est certaine, car il lui suffit d'énumérer les choses qui sont posées devant elle, l'explication est toujours hypothétique : ses schémas, ses « modèles », s'appuient sur une induction. Ils peuvent donc être proposés mais non prouvés.

Le conflit des deux topiques

Ce dernier point est une des raisons du conflit entre les adeptes de la description (que j'appellerai les D) et ceux de l'explication (les E).

Les D ont pour eux une certitude qui leur procure un grand confort moral : les choses dont ils parlent existent. Ils jugent les E légers, car ceux-ci renonceront à un modèle s'ils en trouvent un autre qu'ils jugent meilleur, et semblent ainsi voltiger d'une explication à l'autre.

Les D trouvent par ailleurs l'explication trop compliquée : son vocabulaire conceptuel leur paraît sans rapport avec la réalité des choses et inutilement abstrait.

Les E, par contre, jugent épuisante la démarche descriptive où ils ne voient pas d'autre logique que celle, si plate, de la classification. Ils ne peuvent penser les choses qu'en les prenant par ce qu'ils pensent être leur racine puis en procédant par déduction.

Il se trouve d'ailleurs que les « choses » que les D voient si clairement ne sont pas aussi « naturelles » qu'ils ne le croient : toute description suppose une sélection qui ne retienne, dans la complexité du monde, que les choses jugées « importantes » - et cette « importance » s'évalue selon la place que chaque chose occupe dans un modèle explicatif...

Mais le modèle qu'un D met en œuvre, hérité de son éducation, lui semble évident et reste donc implicite. S'il se peut en principe que le modèle d'un D diffère de celui d'un autre D, la vie en société fait émerger un petit nombre de modèles qui fédèrent les conformismes : ainsi tous ceux qui veulent avant tout « faire carrière » accordent de l'importance aux seules « choses » dont dépend leur statut professionnel. Cela provoque, chez certains ingénieurs, une étonnante indifférence envers la nature.

Les E s'attachent par contre à expliciter les modèles pour choisir celui qu'ils retiendront. Une telle explicitation n'est évidemment pas la bienvenue pour les D, dont elle contredit les évidences en les relativisant.

Les D et les E vivent ainsi dans deux univers mentaux différents. La conversation entre eux est à sens unique : il est utile, pour un E, d'interroger les D qui possèdent le savoir détaillé utile à son enquête, mais les D n'ont en retour rien à faire des explications que le E pourra leur proposer.

Il serait futile de se demander qui, des D ou des E, a tort ou raison : ce qui les sépare se trouve, au plus profond de leur personnalité, parmi ces choix fondamentaux et presque toujours inconscients qui lui confèrent sa structure, et ils remplissent chacun une fonction dans la société. Tandis que les D sont immédiatement pratiques mais myopes, car ils ne discernent que ce qui est placé sous leur nez et leur semble évident, les E sont hypermétropes : ils voient de façon floue ce qui est proche, mais ils perçoivent les lointains et peuvent ainsi, d'aventure, éclairer la stratégie.

1 commentaire:

  1. A rapprocher des définitions intensives (topique explicative) et des définitions extensives (topique descriptive)

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