dimanche 31 juillet 2011

Le siècle de la troisième révolution industrielle

(Article destiné au numéro 52 de la revue Questions internationales publiée par la Documentation française, novembre 2011).

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Lorsqu'une société passe d'un système technique à l'autre (Gille, [1]) son rapport à la nature change : elle découvre de nouvelles possibilités, elle rencontre aussi de nouveaux dangers.

Des phénomènes d'émergence s'enchaînent en cascade : au plan technique dans les équipements, au plan économique dans les marchés et les organisations, au plan sociologique dans les rapports entre classes sociales et entre personnes.

La modification des conditions de l'action contraint les institutions à faire parmi leurs traditions, habitudes et valeurs un tri qui ne va pas sans délai ni conflits : les émergences se chevauchent alors dans un désordre qui confine parfois à l'absurde.

Placer dans une perspective historique l'informatisation et ce que l'on appelle « le numérique » aide à interpréter ce qui se passe aujourd'hui (Volle, [2]).

*     *

I - Les deux premières révolutions industrielles

Vers 1775 s'amorce en Grande-Bretagne la première révolution industrielle, fondée sur la synergie de la mécanique et de la chimie. Elle provoquera durant le XIXe siècle une transformation des sociétés, des régimes politiques et de la puissance des nations : celles qui tardent à s'industrialiser seront dominées, parfois colonisées.

Vers 1875 s'amorce une deuxième révolution avec la maîtrise de l'énergie et la dissémination des moteurs électriques dans les usines ainsi que celle des moteurs à explosion dans le transport. L'économie répond au besoin de personnel qualifié en organisant le travail de bureau et en amorçant l'ascenseur par les études. Le désarroi que provoque l'émergence de nouvelles classes sociales sera une des causes de l'épidémie de névrose qu'étudiera Freud.

Nous considérerons ici des phénomènes qui ont marqué le début du XXe siècle et dont l'examen nous aidera, mutatis mutandis, à percevoir la dynamique actuellement à l’œuvre : la naissance de l'entreprise moderne à Chicago, le rôle stratégique du pétrole, la réorganisation du travail productif par Taylor, la maturation de la doctrine militaire pendant la première guerre mondiale, enfin la crise des années 1930.

1) Naissance de l'entreprise moderne

Après l'incendie qui l'a ravagé en 1871, Chicago a relevé le défi de la reconstruction en devenant le premier des centres d'affaires modernes : grâce aux chemins de fer et surtout après l’invention du wagon frigorifique en 1877 il devient le centre économique du Middle West et le pivot du négoce mondial des produits agricoles (Cronon, [3]).

Autour de ces activités se créent en quelques années des banques, des assurances, une bourse, des services administratifs, une université : bref, toutes les activités propres à la très grande ville y compris la délinquance. Le premier gratte-ciel est construit en 1884.

Le travail de bureau est alors organisé méthodiquement : dans une grande salle où ils sont alignés, des agents équipés de téléphones et de machines à calculer reçoivent des documents sur lesquels ils font un travail de calcul, vérification, transcription, expertise, classement, évaluation et avis. Dans une entreprise industrielle, par exemple, il s'agira de traiter une commande et de rédiger les ordres qui déclencheront les opérations physiques d'approvisionnement, production, stockage et transport, d'établir une facture, de répondre à une réclamation etc. Les personnes qui transportent les dossiers d'un agent à l'autre et le superviseur de la salle assurent une logistique qui entoure ces tâches d'un réseau de communication et de contrôle.

Cette organisation s’imposera pendant plusieurs décennies : c'est encore en 1960 celle de l'entreprise où travaille Jack Lemmon dans le film de Billy Wilder, The Apartment. Elle suscitera la création d'un ensemble d'équipements destinés au travail de bureau : la machine à écrire, inventée en 1868, se répand à partir de 1895, les copieurs apparaissent en 1890, le brevet du trombone est déposé en 1901, celui du classeur mécanique en 1904. La première machine à cartes perforées est inventée en 1890 par Herman Hollerith, dont les entreprises seront à l’origine d’IBM.

2) Pétrole et géopolitique

L'industrie du pétrole naît avec la découverte des gisements de Pennsylvanie en 1853 (Yergin, [4]). L'éclairage est son premier débouché, les lampes à pétrole supplantant les lampes à huile. Des pipe-lines et raffineries sont installés, des tankers transportent le pétrole lampant vers l'Europe. L'invention de la lampe électrique par Edison en 1879 manque de porter un coup fatal à cette industrie mais elle sera sauvée par le débouché, bien plus large, que lui offre le moteur à explosion.

Pour les bateaux à vapeur le pétrole se révèle plus efficace que le charbon : en 1911 Winston Churchill le fait adopter par la marine de guerre britannique alors même que la Grande-Bretagne dispose d'importantes réserves de charbon et qu'il lui faut importer le pétrole depuis l'Iran.

Durant la guerre de 14-18 le moteur se substitue au cheval : le pétrole étant désormais un facteur essentiel de la puissance militaire, la maîtrise de l’approvisionnement devient un enjeu stratégique majeur. Les Japonais attaqueront Pearl Harbor le 7 décembre 1941 à cause du blocus que leur imposent les États-Unis, les champs pétrolifères de Bakou seront la principale des proies que vise Hitler quand il attaque l'Union soviétique le 21 juin 1941, le pétrole sera l'enjeu de la crise de Suez en 1956 puis des guerres contre l'Irak en 1991 et 2003.

L'énergie que procure la ressource fossile est de fait, à côté du capital et du travail, un facteur de production essentiel pour l'économie mais la rente qui le rémunère ne tient pas compte du caractère limité des réserves (Jancovici, [5]). La hausse de cette rente à la suite de la guerre du Kippour en octobre 1973, puis les amples fluctuations qui ont suivi, entraînent une redistribution de la richesse à l'échelle mondiale et, surtout, introduisent une volatilité qui altère les anticipations des entreprises.

3) La doctrine de Taylor

Si le mot « taylorisme » évoque l'assujettissement de l'ouvrier à la machine, il suffit de lire les travaux de Taylor [6] pour y découvrir tout autre chose.

Au début du XXe siècle, dit-il, le management traditionnel consistait à inciter par l'autorité ou par des primes les ouvriers à « faire preuve d'initiative » : en fait les managers ne savaient pas comment travaillent les ouvriers.

En les observant attentivement, Taylor constate que laissés à eux-mêmes ils utilisent des « règles de pouce » parfois inefficaces et que le travail en équipe les incite à « ne pas faire de zèle », car celui qui travaille mieux que les autres en est vite dissuadé.

Son analyse du poste de travail est authentiquement scientifique : s'appuyant sur une observation et une expérimentation méthodiques il construit une théorie qui définit des concepts et identifie des causalités puis élabore une doctrine qui condense cette théorie en quelques slogans judicieux et facilitera sa communication.

Il a ainsi examiné le travail des manœuvres qui manient la pelle ou portent de lourdes charges, des maçons qui bâtissent des murs, des ouvriers qui commandent une machine-outil etc., puis formulé des recommandations pour que les muscles, les mains et la dextérité des ouvriers soient mis en œuvre efficacement : ménager des temps de repos, utiliser des pelles de largeur différente selon la densité de la matière manipulée, placer briques et mortier à la hauteur du maçon pour lui éviter des gestes fatigants etc.

Il conseille d'entourer l'ouvrier d'une assistance qualifiée qui l'écoute et le conseille en cas de difficulté, et aussi d'augmenter son salaire. Le management scientifique suppose une organisation (experts, formateurs, inspecteurs) et de bonnes relations entre managers et ouvriers, chacun de ceux-ci devant être convenablement formé et affecté aux tâches qu'il fera le mieux : on est donc loin de la pression impersonnelle, de la standardisation imposée, de l'extraction forcenée de profit qui connotent le « taylorisme ».

Taylor estime que cette organisation permettra de multiplier la production de chaque ouvrier par un facteur compris entre deux et cinq. En contrepartie, le salaire devra être augmenté de 60 à 100 % : le bénéfice de l'accroissement de productivité sera ainsi partagé entre l'entreprise, les salariés, et finalement aussi les consommateurs car la baisse du coût de production entraînera à terme une baisse du prix.

Cette doctrine a d'abord rencontré l'opposition des milieux patronaux puis elle a été partiellement appliquées aux États-Unis. En France, où Henry Le Chatellier a fait connaître Taylor, un Louis Renault ne verra dans le chronométrage qu'un moyen pour faire travailler les ouvriers plus vite et éviter le coulage. Cette altération des principes de Taylor suscitera les excès qui ont donné sa mauvaise réputation au taylorisme (cf. le témoignage de Linhart [7]).

4) La guerre industrielle

En 1914, la doctrine de l'armée française est celle de l'offensive à outrance car les militaires estiment qu'en 1870 l'armée s'était trop tenue sur la défensive : il faut attaquer sans se soucier des pertes. Cet enthousiasme s'accompagne d'une pulsion suicidaire : « mourir utilement, c'est tout l'art de la guerre », écrit un officier (Goya, [8], p. 61).

Cependant l'industrie avait procuré des armes dévastatrices avec la poudre B des cartouches du fusil Lebel et la mélinite des obus, avec les mitrailleuses et les canons à longue portée. Leur doctrine d'emploi sera élaborée par un immense effort de recueil et de critique des enseignements du combat. Elle devra surmonter la méfiance du corps des officiers envers le « peuple », ainsi que des préjugés sociaux qui s'opposaient à toute délégation de responsabilité.

La pression de l'urgence et du danger permettra de bousculer les obstacles bureaucratiques et hiérarchiques : la mise au point des chars sous l'impulsion du colonel Estienne illustre la réussite d'une dialectique technique et institutionnelle ([8], p. 333). L'armée apprendra à décentraliser le commandement, à déléguer l'initiative tactique à des escouades commandées par un sergent et tirant parti du terrain. La coopération entre les diverses armes (infanterie, artillerie, aviation, télécommunications, chars de combat) s'organisera.

En 1918 l'armée française est celle dont l'équipement, la tactique et la stratégie sont les meilleurs au monde, et des armes et des doctrines plus efficaces encore sont en préparation. La paix détendra les énergies : l'effort fait alors place à la complaisance, l'imagination au conservatisme, mais les Allemands se mettront à l'école de leur ennemi pour lui retourner la leçon.

5) La crise des années 1930

L'efficacité atteinte par l'industrie durant la guerre suscite dans les années 1920 une croissance rapide qui encourage la spéculation. La bulle éclate en 1929 : alors s'installe durablement une « pauvreté dans l'abondance » paradoxale qui stupéfiera les économistes. Les politiques croient devoir pratiquer la « rigueur » en diminuant par exemple les salaires pour combattre le chômage – mais cela ne fait qu'approfondir la récession. Keynes l'expliquera par des anticipations pessimistes et autoréalisatrices que seule une action de l’État peut désamorcer (Hicks, [9]).

Après avoir été l'une des causes de la seconde guerre mondiale, cette crise ne sera surmontée que dans les années 1950.

*     *

II - La troisième révolution industrielle

Si des connotations associent au mot « industrie » des images d'engrenages et d'installations chimiques, son sens premier est selon le Littré « l'habileté à faire quelque chose » (que l'on pense à l'adjectif « industrieux »). On peut donc dire que l'informatisation est une troisième révolution industrielle, en désignant par ce mot le déploiement de la synergie entre la micro-électronique, le logiciel et l'Internet ainsi que tout ce que l'on qualifie de « numérique ».

Pour que s'amorce le passage d'un système technique à l'autre deux conditions doivent être réunies : d'abord, que les moyens techniques soient disponibles ; ensuite, qu'une catastrophe contraigne les institutions à sortir de leurs habitudes et traditions. Or vers 1975 l'informatique est disponible, et par ailleurs une catastrophe se produit.

L'informatique est née dans les années 1940 mais c'est dans les années 1970 qu'elle peut véritablement être mise au service des institutions. La notion de système d'information, qui introduit la cohérence dans ce qui était auparavant une juxtaposition d'applications disparates, apparaît en 1972 à la suite des travaux de Herbert Simon [10] puis de Jacques Mélèse [11]  ; la méthode Merise, mise au point entre 1972 et 1975, formalise la modélisation des données et des traitements ; les terminaux, supplantant l'interface par cartes perforées et listings, sortent enfin l'écran-clavier des mains jalouses des informaticiens pour le mettre à la disposition de l'utilisateur final.

En outre depuis quelques années des auteurs font miroiter une prospective séduisante qui, en effet, se réalisera (Licklider [12]) : le micro-ordinateur, les réseaux locaux et l'Internet sont en préparation dans des laboratoires ainsi que les langages à objets, l'interface graphique, la messagerie, l'imprimante à laser etc. Comme au début du XXe siècle, un flux d'innovations viendra modifier les conditions pratiques du travail : le tableur apparaît en 1979 (VisiCalc), le traitement de texte en 1980 (WordPerfect), le Web en 1990 etc.

La catastrophe, c'est la crise que déclenche la guerre du Kippour en octobre 1973. Elle entraîne une hausse du prix du pétrole et, surtout, introduit sur l'évolution future de ce facteur essentiel de la prospérité une incertitude qui aggrave la tension que subissaient les entreprises après les hausses de salaire consenties en 1968.

La nature de cette troisième révolution industrielle s'éclaire si on la compare à la précédente en reprenant la liste des phénomènes considérés ci-dessus.

1) Naissance de l'entreprise contemporaine

L'informatisation est avec l'informatique dans le même rapport que l'art de la navigation avec la construction navale : sa réussite requiert un savoir-faire et un savoir-vivre spécifiques. Un long délai s'étend donc entre la disponibilité d'une ressource technique et son utilisation : comme le disait Marshall McLuhan, les institutions avancent à reculons vers le futur.

Ainsi il était possible dès 1957 d'utiliser quatre terminaux en grappe sur un IBM 305, mais les entreprises sont restées fidèles à l'interface « cartes perforées et listing » et les terminaux ne se répandront que dans les années 1970. De même il était possible au début des années 1980 de fournir aux utilisateurs des micro-ordinateurs en réseau, mais beaucoup d'entreprises ont utilisé des terminaux jusqu'au milieu des années 1990.
Cependant malgré les délais et maladresses qui accompagnent tout changement de système technique une transformation fondamentale se produit.

Alors qu'avant la première révolution industrielle plus des deux tiers de la population consacraient leurs bras à l'agriculture et que par la suite les ouvriers furent affectés à l'exécution de tâches manuelles répétitives, seuls des dirigeants et des ingénieurs étant autorisés à prendre des décisions, l'économie informatisée met en œuvre une ressource que les économies antérieures n'avaient pas pu utiliser pleinement : le cerveau de l'agent opérationnel.

Le travail répétitif étant exécuté par des automates, l'essentiel de l'emploi réside en effet dans les tâches de conception et dans les relations de l'entreprise avec l'extérieur (clients, fournisseurs, partenaires), qui toutes exigent du discernement et du jugement pour interpréter des événements imprévisibles et agir en conséquence.

Alors que l'entreprise moderne, mécanisée, s'appuyait sur l'interaction de la machine et de la main d’œuvre, l'entreprise contemporaine, informatisée, s'appuie ainsi sur l'interaction de l'ordinateur et du « cerveau d’œuvre » - le mot « ordinateur » désignant ici l'automate programmable ubiquitaire que constitue l'ensemble des ordinateurs et de leurs programmes, auxquels l'agent opérationnel accède, via l'Internet, à partir d'un poste de travail ou d'un téléphone mobile.

L'organisation du travail de bureau prolonge, en l'adaptant, celle de l'entreprise moderne : les dossiers sont informatisés, leur transport d'un poste de travail à l'autre est réalisé par le réseau, la supervision s'appuie sur des indicateurs de qualité, délai et volume produits automatiquement.

2) Informatisation et géopolitique

Le contrôle des ressources fossiles en énergie reste un enjeu stratégique mais leur épuisement prévisible et l'effet de leur consommation sur le climat incitent à chercher une autre ressource. L'informatisation permet de mettre en exploitation une ressource naturelle qui, contrairement au pétrole, est inépuisable : la matière grise.

Au XIXe siècle l'industrialisation a déterminé la puissance relative des nations. Au XXe siècle, seules celles qui maîtrisaient leur approvisionnement en énergie ont pu faire prévaloir leurs valeurs et orientations dans le concert mondial. Au XXIe siècle, c'est l'informatisation qui fournira le critère de classement.

L'efficacité d'une entreprise, la compétitivité des biens et services qu'elle produit, sa capacité à innover et à se repositionner dépendent en effet de façon cruciale de la qualité de son système d'information : pertinence et cohérence des concepts, élucidation du processus de production, sobriété de la plate-forme technique. Il en est de même, au plan collectif, pour les grands réseaux institutionnels de l'enseignement, la santé, la justice etc. (Institut Montaigne, [13]).

3) Retour à Taylor

L'essentiel de la démarche de Taylor réside, nous l'avons vu, dans l'attention qu'il accorde à la relation entre l'ouvrier et l'outil, entre la main et la machine. On doit, aujourd'hui, consacrer la même attention à la relation entre l'agent opérationnel et l'ordinateur, entre le cerveau et l'automate programmable.

La conception d'un système d'information efficace s'appuie en effet sur l'examen attentif de ce qui se passe autour de cette interface selon le travail considéré : la décision stratégique, qui oriente l'entreprise et définit son positionnement ; la conception, qui l'articule avec le monde de la nature ; la première ligne, qui l'articule avec le marché ; le « back office », qui fait tourner ses rouages ; les services de support enfin (gestion des ressources humaines, comptabilité, informatique etc.).

4) Guerre dans le cyberespace

Après avoir commencé sur terre, puis sur mer et au XXe siècle dans les airs, la guerre s'étend au « cyberespace ». Alors que les stratèges (Smith [14], Desportes [15]) s'étaient dans les dernières décennies focalisés sur la guerre dissymétrique entre une population insurgée et une armée, ils retrouvent dans le cyberespace l'affrontement classique entre des empires qui veulent sécuriser leurs approvisionnements et leurs débouchés.

La guerre se conduit déjà dans le cyberespace :
- la prise de contrôle du système de radar syrien a permis en septembre 2006 à un bombardier israélien de passer sans être vu et de détruire une installation nucléaire ;
- le système informatique civil de l'Estonie a été attaqué en mai 2007 ;
- des attaques russes ont accompagné la guerre contre la Géorgie en août 2008 ;
- le virus Stuxnet a freiné le programme nucléaire iranien en octobre 2010 ;
- les systèmes d'information du gouvernement français ont été attaqués avant le G20 en mars 2011 (pour une liste plus complète, voir « Significant Cyber Incidents Since 2006 »).

Les États-Unis s'organisent (Sanger et Bumiller, [16]), les Britanniques préparent un programme d'armes informatiques, la France organise une Agence Nationale de la Sécurité des Systèmes d'Information (ANSSI), la Chine a formé une « Blue Army » de spécialistes qui est la première soupçonnée lorsqu'une attaque de grande ampleur a lieu quelque part dans le monde.

Comme il est difficile d'identifier un attaquant habile, il sera souvent impossible de riposter : dans le cyberespace et la dissuasion risque donc de manquer de crédibilité. Les réseaux informatisés (électricité, télécommunications), dont la rupture peut rendre une nation incapable de réagir, sont des cibles privilégiées (Goel, [17]).

5) La crise contemporaine

Dans leur majorité ni les dirigeants des entreprises, ni les politiques n'ont pris la mesure des possibilités et des risques qu'apporte l'informatisation. Il en résulte une crise dont la nature diffère de celle des années 1930 mais dont l'ampleur est analogue.

Dans beaucoup d'entreprises le système d'information est de mauvaise qualité : les expressions de besoin manquent de sobriété, la sémantique est incohérente, la modélisation des processus n'est pas pertinente, la plate-forme est un mille-feuilles de générations techniques, la gestion des habilitations et la supervision sont négligées.

Dans le secteur financier l'informatisation a unifié le marché mondial et procuré des algorithmes dont personne, pas même leurs concepteurs, ne peut maîtriser intellectuellement l'empilage. Des automates ultra-rapides facilitant la spéculation, l'essentiel du profit des banques provient de leurs salles de marché – mais c'est au prix d'une sous-estimation des risques qui provoquera des crises à répétition.

Il ne convient pas d'ailleurs de traiter le cerveau d’œuvre comme on avait cru devoir traiter la main d’œuvre. Cependant la plupart des entreprises, après avoir tâtonné dans les années 1980 à la recherche d'une « intelligence collective », y ont renoncé dans les années 1990 car elles n'ont pas su trouver la formule qui permet de répartir la légitimité sans compromettre le pouvoir des dirigeants. Elles font porter des responsabilités aux agents opérationnels sans leur accorder la légitimité qui permettrait de les exercer : il en résulte une épidémie de stress dont on a de nombreux témoignages (Dettmer et Tietz, [18]).

Les dirigeants cherchent alors la solution dans la sous-traitance, l'externalisation et la délocalisation dont ils sous-estiment les inconvénients, et certains croient devoir adopter un comportement aussi cruel que mensonger : « on ne licencie pas les gens, mais on les met dans une situation telle qu'ils vont décider de s'en aller. Les réorganisations, regroupements de services et délocalisations ne poursuivent aucun objectif d'efficacité, n'ont aucune justification économique. On finit par désorganiser complètement le travail, par faire perdre leurs repères aux salariés, par détruire toute coopération entre les services », déclare ainsi un médecin du travail à France Télécom (Fraysse, [19]).

L'inadéquation de la doctrine d'emploi des armes avait entraîné un monstrueux sacrifice humain au début de la première guerre mondiale : aujourd'hui, l'inadéquation de la doctrine d'emploi de l'informatique entraîne une destruction massive des cerveaux. Pour mettre au point la doctrine adéquate, il faudrait renouveler la démarche scientifique de Taylor.

Dans l'affolement de la stratégie, beaucoup de dirigeants jugent prioritaire la « production de valeur pour l'actionnaire » pourtant critiquée par Jack Welch, celui même qui a lancé en 1981 la mode de la « shareholder value » quand il présidait General Electric : « la création de valeur pour l'actionnaire est l'idée la plus stupide qui soit, dit-il maintenant. Ce qui importe ce sont vos salariés, vos clients et vos produits » (Guerrera [20]) : on ne saurait mieux exprimer les exigences de l'économie contemporaine.

Comme dans les années 1930, les politiques sont en retard d'une théorie économique. Alors que l'équilibre s'établit sous le régime de la concurrence monopolistique et que l'entreprise ne peut innover que si elle bénéficie d'un monopole temporaire (Romer, [21]), les gouvernements et les organisations internationales croient à l'efficacité de la concurrence parfaite et lui soumettent jusqu'aux réseaux dont la fonction de coût et l'exigence de cohésion impliquent le monopole naturel (télécoms, électricité, chemins de fer) et aussi les services publics (éducation, santé etc.) qui procurent à l'économie marchande des externalités nécessaires.

*     *

L'informatisation a changé notre rapport à la nature : le cyberespace recouvre le monde d'une doublure informationnelle qu'il condense en un point, espace de dimension nulle dans lequel chacun dispose d'une ressource informatique personnelle et professionnelle également accessible de partout, y compris dans les pays pauvres où le téléphone mobile s'est largement répandu. L'entreprise, informatisée et automatisée, se bâtit et s'organise autour de son système d'information. Le cerveau humain, ressource naturelle inépuisable mais qui avait toujours été sous-utilisée, est en mesure de prendre le relais de l'énergie comme facteur de croissance – ce qui répond aux inquiétudes des écologistes.

Les institutions, comme les individus, tâtonnent cependant à la recherche des savoir-faire et savoir-vivre qui permettront de tirer parti de ces possibilités. Ils doivent aussi maîtriser les risques qui les accompagnent car des prédateurs tirent avec agilité parti de l'informatique et des réseaux pour espionner, saboter, voler, pratiquer la fraude fiscale et le blanchiment, qui facilite leur main-mise sur l'économie.

De tout cela résulte dans l'immédiat un immense gâchis. La prochaine guerre, disent certains stratèges, aura le cyberespace pour principal théâtre (Géré, [22]).

Bibliographie

[1] Bertrand Gille, Histoire des techniques, Gallimard, La Pléïade, 1978
[2] Michel Volle, « Révolution informatique et déséquilibres économiques », Questions internationales n° 47, janvier 2011
[3] William Cronon, Nature's Metropolis, Norton & Co, 1992
[4] Daniel Yergin, The Prize, Free Press, 2008
[5] Jean-Marc Jancovici, Changer le monde, Calmann-Lévy, 2011
[6] Taylor, The Pinciples of Scientific Management, 1911
[7] Robert Linhart, L'établi, Éditions de Minuit, 1978
[8] Michel Goya, La chair et l'acier, Tallandier, 2004
[9] John Hicks, « Mr Keynes and the classics », Econometrica, avril 1937
[10] Herbert Simon, The Sciences of the Artificial, MIT Press, 1969
[11] Jacques Mélèse, L'analyse modulaire des systèmes de gestion, AMS, Hommes et Techniques, 1972
[12] J. C. R . Licklider, « The Computer as communication device », Science and Technology, avril 1968
[13] Institut Montaigne, Le défi numérique, rapport, mai 2011
[14] Rupert Smith, The Utility of Force, Penguin, 2006
[15] Vincent Desportes, La guerre probable, Economica, 2008
[16] David Sanger et Elisabeth Bumiller, « Pentagon to Consider Cyberattacks Acts of War »,The New York Times, 31 mai 2011.
[17] Sanjay Goel, « Cyberwarfare: Connecting the Dots in Cyber Intelligence », Communications of the ACM, août 2011, vol. 54 n° 8
[18] Markus Dettmer et Janko Tietz, « Jetzt mal langsam! », Der Spiegel, 25 juillet 2011
[19] Monique Fraysse, « Les mentalités évoluent lentement », Le Monde, 29 avril 2011
[20] Francesco Guerrera , « Welch rues short-term profit 'obsession' », Financial Times, 12 mars 2009
[21] Paul Romer, « Endogenous Technological Change », Journal of Political Economy, 1990, vol. 98
[22] François Géré, Dictionnaire de la désinformation, Armand Colin, 2011

4 commentaires:

  1. Quel Gâchis en effet !

    On attend l'accouchement de ceci:
    http://www.framablog.org/index.php/post/2011/05/26/fab-lab-education

    Et pour l'instant on la perpétuation de cela:

    http://www.zdnet.fr/actualites/foxconn-va-remplacer-des-ouvriers-par-1-million-de-robots-39762807.htm

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  2. Question hors sujet : vous serait-il possible, s'il vous plaît, de proposer à vos lecteurs une icône qui serait située en haut de chacun de vos billets et permettrait d'en extraire une version PDF ? Cela pourrait permettre à vos lecteurs (du moins, l'un d'entre eux !) de télécharger sur leurs liseuses la version PDF pour l'emporter sur leurs lieux de vacances sans connexion Internet ! :) D'avance, merci.

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  3. @Moggio
    C'est une bonne idée. Je vais voir ce que je peux faire.

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  4. @Moggio,

    Vous pouvez, autorisation étant donnée de copié un texte de ce blogue, coller ce dernier dans le traitement de texte Open Source Open Office et le convertir vous même en PDF.

    Souleymane

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