vendredi 12 août 2011

Le casse-tête russe (suite)

J'ai reçu un courrier de Vladimir Sterkh que je reproduis ci-dessous. Il complète un texte publié en septembre 2008 par volle.com.

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La situation que j'avais décrite dans « Le casse-tête russe » s'est aggravée : alors que notre alfa-dog est devenu insupportable pour toute personne possédant une quelconque culture, les espoirs que l'on avait pu mettre dans son jeune successeur se sont dissipés.

Les deux personnes de ce tandem sont évidemment différentes ainsi que les équipes qui les entourent, mais ni l'une ni l'autre ne maîtrise la situation. Notre État est la pire version d'un corporatisme postmoderniste où s'entremêlent les modèles du féodalisme, d'un stalinisme modéré et quelques ébauches timides de démocratie (par exemple la possibilité de se déplacer hors du pays et une certaine marge contrôlée laissée aux critiques du régime).

La corporation qui dirige se compose d'une quinzaine de personnes qui presque toutes ont appartenu au KGB ou à son successeur, le FSB. Elle engage ou plutôt achète des spécialistes qualifiés pour assurer la gestion économique courante. Les institutions nécessaires au fonctionnement d'un État démocratique sont inexistantes.

Les élections étant fictives, la composition du parlement est connue à l'avance : le nombre et la répartition des voix sont dictés à la commission électorale puis répartis jusqu'aux circonscriptions locales. Les diverses méthodes de fraude électorale sont parfaitement au point et fonctionnent sans accroc. Les concurrents politiques indépendants sont neutralisés par la corporation au pouvoir, leurs partis étant privés du droit de participer à des élections même fictives.

La justice, surtout dans le domaine économique, travaille sous le diktat de la corporation et de ses représentants locaux. Les médias posent quelques problèmes au pouvoir, car l'Internet continue sa progression dans le pays, mais d'ici à dix ans le régime n'a rien à craindre car pour la majorité de la population la seule source d'information reste les deux canaux de télévision qui, comme la radio obligatoire sous Staline, sont accessibles sur tout le territoire de la Russie. Il ne s'agit pas d'ailleurs d'information au sens exact du terme mais de propagande habilement camouflée : les professionnels de la télévision, gens très doués et talentueux, ont atteint un sommet de maîtrise inconnu en Occident dans la réalisation d'un produit vidéo qui ne reflète aucunement la réalité mais l'imite avec un brio inouï.

Les hauts fonctionnaires ont placé dans des comptes offshore les richesses énormes que leur procure une corruption généralisée qui rend impossible le développement de toute initiative, de toute entreprise privée. Les actifs des entreprises font l'objet d'un pillage systématique – de la plus grosse comme Ioukos jusqu'aux entreprises locales de taille modeste. Plus de 100 000 entrepreneurs grands ou moyens sont aujourd'hui emprisonnés...

La notion de conflit d'intérêt n'existant pas en Russie, l'activité commerciale et industrielle des épouses et autres parents des premières personnalités de l’État ne sont même pas cachées. La majorité des épouses des vice-premier ministres, des ministres, des gouverneurs et des maires des grandes villes sont milliardaires en dollars ou en roubles.

Le pays ne produit pratiquement rien à part l'armement et les métaux. Il s'appuie sur les hydrocarbures dont la prospection, l'extraction et le raffinage sont en forte baisse. Dans les deux dernières années 2 250 000 personnes ont quitté la Russie : il s'agit généralement de jeunes entrepreneurs et d'hommes de science avec leurs familles, c'est-à-dire des gens les plus talentueux du pays. Après 1917, l'exode avait été moins important.

Les deux hommes qui forment le tandem de tête ne sont pas stupides : ils voient bien les dangers que cette situation présente mais ils y sont profondément enlisés – d'ailleurs le pouvoir corrompt et n'anoblit personne. Ils ont une peur blanche, et parfaitement fondée, de perdre tout ce qu'ils ont accumulé et surtout de perdre la liberté, voire la vie, comme le leur montrent les exemples de l'Egypte et de la Tunisie. Ils sont dans une impasse dont ils ne savent pas comment sortir.

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Que font les pays occidentaux, si fiers de leur démocratie ? Ils sont à l'aise dans leurs rapports avec notre pouvoir autoritaire et pratiquement illégitime, car ne s'appuyant pas sur un suffrage universel authentique. Ils sont indifférents aux problèmes des droits de l'homme et à l'absence d'institutions constitutionnelles, à l'exception bien sûr du pouvoir exécutif. Seuls comptent dans leur raisonnement les hydrocarbures russes ainsi que la possibilité de vendre à la Russie des porte-hélicoptères et des nouvelles technologies, ce qui a des effets positifs sur leurs économies et leur permet de créer de nouveaux emplois.

Mais dans ces pays on trouve une société civile, des médias influents et une élite intellectuelle que les Sarkozy et Berlusconi ne peuvent pas se permettre d'ignorer. J'ai été bouleversé, le 6 juillet, par un événement grandiose : le concert de musique classique au Palais de la musique et des congrès de Strasbourg qui a rassemblé les plus grands musiciens contemporains sous le slogan « Liberté pour les prisonniers politiques en Russie ». Je me sentais projeté dans le passé, au temps de Brejnev ou d'Andropov !

Martha Argerich, Gidon Kremer, Mischa Maisky, Evgeny Kissin et beaucoup d’autres grands personnages de la musique ainsi que des réalisateurs de cinéma, des écrivains, des artistes, des hommes politiques européens et russes, les parents de Khodorkovsky ont pris la parole lors de ce remarquable spectacle qui a été passé sous silence par les médias russes (je l'ai vu sur l’Internet).

La première gifle magistrale administrée à notre alfa-dog a été le refus de donner à Poutine le prix Quadriga qui récompense depuis 2003 des « modèles exemplaires d'esprits éclairés et d'efforts pour le bien public ». Les médias russes n'ont pas pu taire complètement cet événement, mais ils ont aboyé tout doucement pour ne pas trop attirer l'attention de l'opinion publique.

D'après certaines informations qui ont filtré par la suite et qui me semblent dignes de confiance, il s'agissait d'une opération montée par le FSB, qui a fait jouer ses liens secrets et déversé un flot d'argent pour redorer le blason du premier ministre russe et faciliter ainsi son accès à un troisième mandat présidentiel (probabilité scandaleuse, mais qui semble de plus en plus pouvoir se réaliser).

Mais l'attribution du prix à Poutine a provoqué un tollé : Cem Ozdemir, coprésident des Verts allemands, et le fondateur de Wikipedia Jimmy Wales ont préféré quitter le conseil d'administration du prix, l'historien allemand Edgar Wolfrum a qualifié le choix du jury de « scandaleux », l'artiste danois Olafur Eliasson a rendu le prix qu'il avait reçu en 2010 en signe de protestation, l'ancien président tchèque Vaclav Havel, décoré en 2009, a indiqué vouloir faire de même. Finalement le jury a annoncé à la mi-juillet qu'il renonçait à attribuer le prix cette année en raison de la polémique provoquée par sa décision.

Eh bien voilà : ce n’est pas Angela Merkel qui sauve l’honneur de notre peuple, mais Vaclav Havel. Le cynisme, le pragmatisme, le je-m’en-fichisme des élites européennes sont sans bornes alors qu'aujourd'hui elles savent parfaitement « Who is Mr Poutine » et qu'elles connaissent la nature du régime en Russie. Tout comme notre « leader national » les dirigeants occidentaux et les élites politiques occidentales sont plus préoccupés par leur pouvoir et leurs intérêts de court terme que par l’avenir de leurs enfants et de leurs peuples.

Vladimir Sterkh, Moscou

2 commentaires:

  1. Que retenir de tout ça ? La communication ou l’omerta, les critiques ou éloges, ce qu’on valorise ou dénigre obéissent à la loi de l’emmerdement minimum pour les grands de ce monde. Ou plus exactement, ce qui passe en premier, c’est la question du «que gagnera-t-on ou perdra-t-on» avant les questions de morale qu’on enseigne dans les écoles, au plus grand nombre, aux gens d’en-bas. La situation des Tchétchènes en Russie, des Tibétains en Chine, les divisions de la Géorgie n’ont obéi qu’à la loi de l’emmerdement minimum. Aucun pays occidental dit "à démocratie avancée" n’a osé ni n’osera s’interposer lorsque l’un des super grands (les 5 du Conseil de sécurité) décide de passer outre la morale universelle pour agir au mieux de ses intérêts spécifiques…et tant pis pour l’éthique. Un peu de sauvagerie de temps à autre nous rappellera que l’homme est prêt à passer aux actes les plus ignobles pour imposer ses choix. C’est triste mais cela semble d’une évidence criarde. Plus près de nous, le cas libyen où, sous prétexte de chasser un dictateur (qui ne mérite pas de rester), on est prêt à détruire un petit pays (il est déjà détruit) pour redorer le blason d’un grand pays, d’un homme. Oui on pourra toujours enquêter sur l’implication éventuelle des politiques dans la fortune de la milliardaire Betancourt, mais qui osera enquêter sur les prétendus cadeaux que le guide libyen aurait fait à Sarkozy. C’est juste que dans notre conscient collectif, tout est question de valeur qu’on attribue avant la morale. Le Guide étant fou, ses propos sont douteux !!! Contrairement à d’autres réputés sérieux : alors on peut prendre en considération leurs propos et enquêter. Tout comme l’affaire Christiane Banon, on enquêtera. Pardon d’être long mais le constant fait dans cet article met en évidence des lois aussi vielles que le monde. La morale obéit et obéira toujours PREALABLEMENT aux lois de l’emmerdement minimum pour les grands.

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  2. Merci pour ce point de vue.
    Je l'ai lu après avoir lu le point de vue (plus récent encore) suivant sur "l'État KGB" : http://www.econlib.org/library/Columns/y2011/Gregorykgbstate.html . Il y a clairement des points communs entre les deux textes.

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