mardi 1 novembre 2011

La gloire des anonymes

Notre langue maternelle, le français, a été élaborée par des millions d'anonymes. Ce fruit savoureux d'un peuple rural a acquis l'élégance à la cour de nos rois. Nous n'avons retenu le nom d'aucun des paysans ni des courtisans auxquels nous devons ce vocabulaire ingénieux, cette syntaxe souple, qui offrent à qui veut s'en servir l'outil du plus fin discernement.

Ces paysans et ces courtisans ont, me semble-t-il, accompli ce qu'un destin humain peut ambitionner de meilleur. Observons le retour de la végétation à chaque printemps, les jeux des petits enfants dans une cour d'école, puis méditons : n'est-il pas vrai que seule importe la succession des générations ?

Les anonymes ne cherchent pas la célébrité, n'ambitionnent pas les hochets que sont les décorations, grades militaires, honneurs académiques et autres prix Nobel, ne se soucient pas même d'être pris au sérieux : ils vivent et agissent en se servant simplement de leur intellect tout en assumant les limites qu'impose un destin individuel.

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Nous rencontrons chaque jour de ces personnes dont la sagesse rayonne tandis qu'elles font leur métier, éduquent leurs enfants ou vaquent à leurs affaires. Mais il faut faire effort pour les voir : comme elles sont « normales » nous sommes tentés de les croire banales.

Il arrive ainsi que nous sortions ravis du cours d'un professeur, du magasin d'un commerçant, de la conversation avec un collègue ou un inconnu. « Comme il est agréable, pensons-nous alors, de rencontrer quelqu'un de normal ! ». Il faut garder soigneusement ces moments-là en mémoire.

Il est rare par contre de trouver un tel agrément auprès de gens qui ont renoncé à l'anonymat. Ceux qui s'inquiètent de leur réputation sont ombrageux ; ceux qui ambitionnent un avancement sont obséquieux ou méprisants selon le niveau où ils vous situent, mais jamais en relation de plain-pied avec vous. Certes, il existe des personnes qui ne cherchent le pouvoir que pour accomplir une mission qui les possède, mais ce sont des êtres exceptionnels et ils ne sortent d'ailleurs qu'à contre-cœur de l'anonymat.

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Le bon sens étant la chose la mieux partagée, tout le monde a haussé les épaules quand un imbécile a dit « si l'on a pas une Rolex à cinquante ans, c'est qu'on a raté sa vie ». Mais le bon sens a des limites : nombreux sont ceux qui accordent respect et admiration (ou, de façon équivalente car seule importe l'intensité, mépris et exécration) à des personnes qui, s'étant prostituées pour parvenir à un sommet de pouvoir ou de réputation, s'y pavanent après l'avoir atteint.

Oui, j'ai bien écrit « prostituées » : elles ont vendu une chose plus précieuse encore que leur corps. Elles ont frétillé dans le sillage des puissants, intrigué pour paraître dans les médias, travaillé encore et encore leur apparence, déformé leur pensée et contraint leur action pour parvenir. Il arrive que cet effort vers la distinction aboutisse à la plus basse vulgarité : certains se détournent de leur langue maternelle pour parler un mauvais anglais.

La plupart de ceux qui s'efforcent de sortir de l'anonymat veulent calmer une angoisse en se masquant la perspective de leur propre mort. Le jeu d'apparences auquel ils se consacrent leur procure une insatisfaction permanente : en témoignent le visage crispé, le regard furieux, la platitude des propos d'un dictateur.

Les anonymes ne se soucient pas d'apparence : ils s'intéressent aux choses et aux gens qu'ils rencontrent et conservent ainsi longtemps après l'enfance un intellect en bon état de marche. Ayant transmis ce qu'ils pouvaient à la génération suivante, ils assumeront paisiblement la mort et l'oubli vers lesquels tout destin individuel se dirige.

6 commentaires:

  1. Aucune Rolex ne vaudra un bon dictionnaire. Le bon mot en tout temps.

    Le français est encore la meilleure langue pour nuancer notre pensée.

    Vos mots sont criant de vérité.
    Merci !

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  2. Excellent discours à l'issue duquel on serait tenté de croire qu'il n'y a pas assez d'anonymes sur Terre. Je crois hélas savoir, mais je peux me tromper, qu'il y en a près de sept milliards, d'où ma question : comment en sommes nous arrivés si bas avec tant d'anonymes de bon sens ? Je me hasarde à une hypothèse : peut-être qu'il y a 2 sortes d'anonymes (voire plus), par exemple ceux qui mangent à leur faim et les autres ? Et je crains fort qu'on puisse trouver à ces derniers cités quelques raisons d'être loin du bon-sens dont vous avez bien voulu parler !

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  3. En parlant de prostituées, un blog alternatif,

    Institute of International Foreclosures

    Sa devise?

    We strive to assert the primacy of creditor superiority by threatening millions of families or even entire countries (such as Greece) with expulsion, worldwide. Serving the top 1% is our pride.

    Et là, pour le coup, l'anglais s'imposait. Et un aperçu du dernier billet:

    La dette émise par la Grèce (et d'autres) dépasse la capacité de remboursement. Historiquement, ce genre de problème se résolvait par l'annulation de l'excès de dette. Mais ça, c'était avant la montée en puissance de l'Institute of International Finance (IIF)...

    C'est en substance ce que dit Harald Hau, professeur à l'institut de finance de Genève, dont on il faut lire un billet traduit dans ce blog qui analyse le plan de sauvetage de Juillet comme un impôt *pour* les plus riches.

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  4. @Anonyme
    Il faut parmi les anonymes distinguer bien sûr les créatifs, les "animateurs" : c'est à eux que je pense. Ils sont nombreux mais tout le monde n'est pas un animateur (voir Entrepreneurs et prédateurs, conflit frontal).

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  5. Un grand merci pour vos contributions passionnantes ... d'un anonyme heureux de l'être et souhaitant le rester un long moment pour n'être pas dérouté, ramolli ou désagrégé par la notoriété !

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  6. http://blogs.rue89.com/greensiders/2012/01/16/bauwens-le-peer-peer-est-le-socialisme-du-xxie-siecle-226170 article intéressant sur la contribution des anonymes au XXIe siècle

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