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Lors d'une « révolution industrielle » le rapport entre la nature et la société change. Il en résulte des conséquences économiques mais aussi psychologiques, sociologiques, culturelles, géopolitiques etc.
La première de ces révolutions s'est produite vers 1775 avec la mécanisation. Les progrès de la métallurgie ayant permis de construire des machines plus puissantes et plus précises que les machines en bois utilisées jusqu'alors, la machine à vapeur a pu transformer l'énergie calorique en énergie motrice.
La deuxième s'est produite vers 1875 avec la maîtrise de deux formes nouvelles d'énergie, l'électricité et le pétrole. Le moteur électrique a été inventé en 1873, la lampe électrique en 1879, le moteur à essence en 1884. Ces inventions ont complètement transformé l'économie – et aussi la société.
La troisième révolution s'est produite vers 1975 avec l'informatisation. L'évolution exponentielle de la capacité des processeurs et des mémoires, ainsi que du débit des réseaux, a alors lancé une dynamique puissante. L'économie s'est orientée vers la structure que nous nommons iconomie et qui présente des possibilités immenses accompagnées de dangers immenses eux aussi.
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Les conséquences de l'iconomie différeront certes de celles des révolutions antérieures, mais elles seront d'une ampleur analogue. Il est donc utile de se remémorer l'histoire.
L'industrialisation a fait naître au XIXe siècle l'usine, le salariat ouvrier et l'entreprise ; elle a fait émerger l’État de droit, supprimé le féodalisme et éveillé l'impérialisme. Les pays qui n'avaient pas su ou pas voulu s'industrialiser sont devenus des proies pour les nations industrialisées.
La deuxième révolution a fait émerger la grande entreprise moderne avec le téléphone, les outils et méthodes de travail de bureau et l'organisation d'une main d’œuvre nombreuse. L'impérialisme des nations a occasionné des guerres mondiales auxquelles la mécanique et la chimie ont fourni des armes puissantes.
La croissance a longtemps été favorisée par le pétrole, source d'énergie très commode et peu coûteuse, mais la crise de 1973 a introduit sur l'évolution de son prix une incertitude qui a conduit à renoncer à beaucoup de projets : la croissance s'est brusquement ralentie après 1975.
Comme l'ordinateur était alors prêt à entrer dans les entreprises, elles se sont tournées vers lui pour trouver une nouvelle source d'efficacité. Ainsi s'est amorcée la troisième révolution, celle qui fait progressivement émerger l'iconomie.
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Avec l'iconomie les tâches répétitives physiques et mentales sont automatisées, les ouvriers sont remplacés par des robots, l'emploi se concentre dans les tâches de conception et d'organisation en amont de la production physique puis, en aval, dans les services à la clientèle.
Les effets de la distance étant supprimés dans le cyberespace – et aussi, dans une large mesure, dans le transport – les frontières géographiques s'effacent et seules subsistent des frontières culturelles car les besoins des consommateurs ne sont pas partout les mêmes.
Enfin le coût fixe de conception et d'investissement devient majoritaire dans la fonction de production des entreprises. Les rendements d'échelle sont croissants : pour ne pas être éliminées par le plus gros producteur les entreprises doivent donc diversifier leurs produits et se tailler un petit monopole sur un segment des besoins. La diversification porte sur les biens et surtout sur les services qui les accompagnent : les produits sont des assemblages de biens et de services.
Le risque d'entreprise est très élevé puisque l'essentiel du coût de production est dépensé dans la phase initiale de conception et d'investissement. Pour partager ce risque chaque produit est élaboré par un partenariat.
Enfin l'innovation est rapide car c'est elle qui permet de conquérir et conserver le monopole sur un segment des besoins. On voit déjà venir aujourd'hui un monde nouveau avec la synergie du cloud, de l'Internet des objets et de l'accès mobile à haut débit, et aussi avec l'informatisation du corps humain lui-même, le téléphone mobile étant devenu un ordinateur auquel s'articulent de multiples prothèses. Le futur apportera des innovations aussi bouleversantes que ne le furent en leur temps le moteur électrique et le moteur à essence.
L'iconomie est ainsi agitée par une sorte de bouillonnement : la concurrence est très rude, les parts de marché se prennent et se perdent en peu d'années. Les nations qui savent en tirer parti domineront la géopolitique du XXIesiècle, les autres seront dominées.
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Les pays qui s'étaient le mieux adaptés à l'économie bâtie sur la mécanique et l'énergie ont été pris à contre-pied par l'émergence de l'iconomie et leurs politiques ont été malencontreuses. Il en est résulté une crise d'abord larvée, puis virulente à partir de 2008, car l'inadéquation des comportements empêche l'iconomie de délivrer tout son potentiel.
La délocalisation vers des pays à bas salaires a prolongé la durée de vie de techniques obsolètes et retardé d'autant l'évolution vers l'iconomie. Alors qu'il fallait conquérir des positions de monopole les politiques ont voulu croire que l'efficacité résulterait de l'ouverture des marchés à la concurrence parfaite. Alors que la régulation est la contrepartie nécessaire des monopoles, ils ont fait confiance à l'autorégulation des marchés.
Ces errements s'expliquent par la théorie à l’œuvre : l'idéologie de la classe dirigeante est restée prisonnière du modèle de concurrence parfaite et elle ignore le modèle de concurrence monopoliste alors que c'est celui-ci qui convient pour rendre compte de l'iconomie.
Dans les entreprises les critères financiers sont ainsi devenus prédominants. La « création de valeur pour l'actionnaire » a été érigée en norme et l'informatisation s'est faite à contre-cœur, les dirigeants ne voyant dans l'informatique qu'un centre de coûts. Le consommateur a été incité à rechercher le prix le plus bas et non le meilleur rapport qualité / prix.
Les comportements prédateurs de l'ère féodale sont par ailleurs réapparus dans l'économie la plus moderne qui soit. Les rémunérations extravagantes des dirigeants relèvent de l'appropriation de patrimoine plus que du salaire ; la Banque automatisée parasite le système productif pour « produire de l'argent » ; la corruption, d'autant plus tentante que la concurrence est plus violente, est facilitée par le blanchiment informatisé, qui a permis aussi au crime organisé de s'emparer d'entreprises légales et même, dans certains pays, du pouvoir politique.
Des scandales à répétition révèlent des cas de corruption, de fraude fiscale et de délinquance financière mais ils ne sont que la partie apparente d'un iceberg. La prédation a pris en effet une telle ampleur que ses effets sont d'ordre macro-économique : elle représente par exemple 20 % du PIB italien. On ne peut donc plus en faire abstraction. Même si cela complique le modèle économique, il devra désormais rendre compte de la dialectique du monde de l'échange équilibré et du monde de la prédation.
L'émergence de l'iconomie nous a ainsi placés devant un carrefour : il nous faut choisir entre la construction d'une civilisation nouvelle et une forme ultra-moderne de barbarie.
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