Ce travail philosophique est écrit avec une clarté dont trop de philosophes ont perdu le secret. Son compas inclut comme il se doit la diversité des disciplines que son objet concerne : le métier des armes, l'histoire, l'économie etc.
L'arme de la logique, habilement maniée, se révèle redoutable pour les faussaires car Chamayou démasque avec une indignation froide la propagande que les partisans des drones habillent d'un vernis juridique ou éthique :
- ils disent que les drones sont une arme éthique parce qu'étant parfaitement précises elle évite donc les dégâts collatéraux. Chamayou démontre que si le tir est en effet précis, l'identification des cibles ne peut pas l'être ;
- ils disent que les pilotes des drones souffrent comme les autres soldats du stress post-traumatique, et qu'ils méritent donc autant de compassion que ceux qui exposent leur vie au combat. Les citations que publie Chamayou évoquent plutôt l'excitation du jeu vidéo.
Les drones tueurs qu'utilise si volontiers Obama sont ainsi une arme à retardement contre son propre pays : ils vont le confronter à des difficultés morales, juridiques, politiques plus graves encore que celles qu'a causées Guantanamo.
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Un regret : Chamayou, comme la plupart des philosophes, ne voit dans l’État qu'une « machine à pouvoir » et non une institution dont le fonctionnement peut être éventuellement défectueux mais qui a pour vocation de remplir une mission utile.
Il cite Luttwak p. 248, cela aurait pu le mettre sur la piste : « si les démocraties libérales développent des syndromes d'aversion pour les pertes, ce n'est pas parce qu'elles attachent une trop haute valeur à la vie de leurs citoyens mais au contraire parce qu'elles ne disposent plus que d'un concept très appauvri de ce qu'est la vie, d'après lequel préserver la vie physique l'emporterait à tout prix, au mépris même de la nature des moyens employés, sur la sauvegarde d'une vie éthico-politique supérieure à celle-ci ».
Or cette « vie éthico-politique », c'est celle des valeurs que les institutions – et en particulier l’État – ont mission de mettre en œuvre. Même s'il arrive que les institutions trahissent leur mission, celle-ci reste ce qu'elle est : les turpitudes de l’Église ne peuvent rien contre les Évangiles. Ces valeurs nous importent tant que nous leur consacrons notre vie, que nous sommes même parfois prêts à la sacrifier pour les défendre.
Il est cependant difficile pour un philosophe de concevoir les institutions car sa pensée, attirée par les deux pôles que sont l'Individuel et le Tout, répugne à explorer un entre-deux qu'elle juge confus et douteux. Ainsi d'après Raymond Aron Sartre s'y est toujours refusé : « l'entre-deux, les institutions, entre l'individu et l'humanité, il ne l'a jamais pensé, intégré à son système » (Raymond Aron, Mémoires, Robert Laffont, 2010, p. 954).
L'interview de Chamayou sur Bastamag à l'occasion de la sortie de son livre était très intéressante : http://www.bastamag.net/Drones-comment-des-milliers-de
RépondreSupprimerMais cette réaction est instructive également : http://www.dsi-presse.com/?p=6200
Sujet complexe et riche...
Merci de nous faire gamberger utilement.
Bonjour,
RépondreSupprimerTout d'abord, bonne année 2014.
Grégoire CHAMAYOU était en conférence à la Machine à Lire à Bordeaux. L'auteur était accessible et ouvert à la discussion, aucun entre-soi.
Mais pourquoi faire, ici, la promo d'Amazon alors que les libraires s'organisent pour relever "le défi numérique des territoires" ? :-) Par exemple : http://www.lalibrairie.com/tous-les-livres/theorie-du-drone-gregoire-chamayou-9782358720472.html
Encore merci "de nous faire gamberger utilement."