lundi 9 décembre 2013

Pour une informatisation à la française

Conférence le 4 décembre 2013 à l'Ecole Polytechnique lors de la 19ème Journée nationale d’Intelligence Economique d’Entreprise

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Les industries issues de la seconde révolution industrielle, fondées sur la mécanique, la chimie et l’énergie, subissent des crises répétées alors que l’ « iconomie », basée sur la généralisation de l’informatisation, n’est en est qu’à ses balbutiements.

Comme chaque révolution industrielle la troisième, celle de l'informatisation, a transformé notre rapport à la nature et donc la nature elle-même. Dans les entreprises, en effet, l'exécution des tâches répétitives physiques ou mentales est confiée à des automates : robots dans les usines, logiciels de classement et de recherche documentaire dans les cabinets d'avocats etc. Il en résulte que le cerveau d’œuvre remplace la main d’œuvre dans le système productif : les compétences requises sont profondément modifiées.

Le cerveau d’œuvre forme avec la ressource informatique (l'automate programmable ubiquitaire que constitue l'ensemble des ordinateurs, logiciels, documents et réseaux) un alliage qui, tout comme le fit en son temps le bronze (alliage du cuivre et de l'étain) concrétise dans les faits des propriétés jusqu'alors purement potentielles. Nous nommons « iconomie » (eikon, image, et nomos, loi) la société que cet alliage fait émerger. L'alliage du cuivre et de l'étain a fait émerger l'âge du bronze à la fin du néolithique : l'alliage du cerveau humain et de l'automate programmable fait émerger aujourd'hui l'âge de l'iconomie.

Une telle émergence provoque des phénomènes économiques, psychologiques et sociologiques imprévisibles : ils prennent les institutions par surprise car elles sont déconcertées devant les possibilités et les risques que comporte l'âge de l'iconomie. La conscience des risques est obscurcie par des craintes imaginaires (« trop d'information tue l'information ») ou par la portée structurelle attribuée abusivement à un phénomène conjoncturel (« l'automatisation tue l'emploi »).

L'automatisation du système productif confère à celui-ci un caractère hypercapitalistique : la conception d'un nouveau produit suppose en effet un investissement très lourd, puisqu'elle doit comporter la conception et la programmation des automates. Il en résulte que l'iconomie est l'économie du risque maximum : un seul échec commercial peut compromettre la survie de l'entreprise. L'iconomie est donc extrêmement violente car la tentation sera forte, parfois même irrésistible, de corrompre les acheteurs et d'espionner les concurrents. Dans ce monde-là il faut savoir se protéger et s'informer : l'intelligence économique s'impose.

Témoignent de cette violence le dérapage des banques vers la délinquance, dont atteste le montant des amendes qu'elles acceptent de payer pour éviter des procès qui nuiraient à leur image : l'ubiquité que procure le réseau, la puissance et la rapidité des ordinateurs, les ont poussées à bâtir un empilage d'algorithmes dont personne ne peut maîtriser les effets, et les ont soumises à des tentations qui se sont révélées irrésistibles. Poussées par l'illusion d'une disparition du risque elles ont abandonné l'arbitrage entre le rendement et le risque, leur métier traditionnel, pour se livrer à une « production d'argent » effrénée.

Cette puissance et cette ubiquité ont aussi poussé la NSA à se détourner de l'arbitrage entre la collecte et l'analyse pour céder au fantasme d'une collecte exhaustive - alors que la qualité du renseignement dépend au premier chef du caractère intelligemment sélectif de la collecte.

Les entreprises à forte culture (télécoms, chemins de fer, vente par correspondance etc.) s'informatisent cependant comme à reculons, poussées par l'état de l'art et par la concurrence, et non pas de façon raisonnable. Ne sachant pas faire dans cette nouvelle nature la différence entre ce qui est comestible et ce qui est empoisonné, elles tombent souvent dans les pièges que celle-ci leur présente et peinent à assimiler le « numérique ». Les possibilités restent trop longtemps inutilisées ou mal utilisées (que l'on pense aux défauts que comportent la sémantique et l'architecture de la plupart des systèmes d'information).

Il en résulte des catastrophes : l'échec du système de paie Louvois met en danger la discipline des armées, l'échec du système Chorus met en danger les PME françaises. Les États-Unis rencontrent eux aussi ce genre de difficulté : l'échec du site HealthCare.gov compromet le bilan de la présidence d'Obama.

L'enjeu est immense. Si le système de santé était informatisé de façon raisonnable, et sans même ambitionner l'optimum rationnel, le « trou de la Sécu » serait ipso facto comblé. Cela ne devrait-il pas être une priorité pour le politique dans une période de disette budgétaire comme celle que nous connaissons ?

Informatiser le système de santé, cela ne transforme pas la médecine mais seulement la sociologie de ses diverses corporations. Informatiser le système éducatif transforme par contre la pédagogie : cela demandera donc un effort plus profond et plus prolongé mais il est nécessaire pour pouvoir éduquer le citoyen, le parent, le travailleur de l'iconomie.

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L'informatisation est un phénomène anthropologique complet : il ne se limite pas en effet aux dimensions technique et économique. Lorsque l'emploi passe de la main d’œuvre au cerveau d’œuvre, cela a des conséquences psychologiques et sociologiques : l'organisation du travail n'est plus la même et les relations entre les personnes sont modifiées, qu'elles soient horizontales (entre personnes du même niveau) ou verticales (selon les divers niveaux d'autorité).

La nature des produits est transformée : ils deviennent des assemblages de biens et de services – et non plus des biens à l'état pur. La façon de produire est transformée elle aussi en raison de la part prise par les automates dans le processus de production, et aussi parce que la plupart des produits sont élaborés par un réseau d'entreprises partenaires et non plus par une seule entreprise. Le système d'information assure d'une part la cohésion de l'assemblage des biens et des services, d'autre part l'interopérabilité et la transparence du partenariat : il est ainsi devenu le pivot de la stratégie.

Nous avons été surpris, et parfois déconcertés, par la rapidité de l'évolution de l'offre informatique : les iPhone et iPads transforment la vie quotidienne, les Intranets et le Cloud Computing s'imposent dans les entreprises, l'impression 3D est en train de bouleverser la production physique, le téléphone « intelligent » devient le nœud d'un réseau de prothèses qui informatise jusqu'à notre corps, les biotechnologies tournent autour de la bioinformatique... tout cela est en cours ou prévisible, et au delà de l'horizon de dix ans des innovations plus bouleversantes encore nous attendent avec notamment la mise en exploitation de nouveaux matériaux.

Brynjolfsson et McAfee, deux professeurs du MIT, estiment que nous n'en sommes qu'au tout début de l'informatisation, qu'elle n'a déployé qu'une petite partie de ses effets. Pour illustrer cela, ils disent que nous ne sommes qu'« à la moitié de l'échiquier » en faisant allusion à une légende indienne. Si l'on met un grain de riz sur la première case, deux sur la deuxième, quatre sur la troisième et que l'on continue en doublant à chaque étape, on obtient 140 tonnes de riz à la 32ème case : c'est la récolte annuelle d'une rizière de 40 ha. A la 64ème case, on trouve 600 milliards de tonnes, soit mille fois la production annuelle mondiale. De 140 à 600 milliards, ce serait selon eux le rapport entre ce que nous connaissons et ce qui nous attend au XXIème siècle.

Il faut donc s'attendre à des bouleversements encore plus profonds, plus violents que ceux que nous avons constatés. Ils toucheront les modes de vie – les rapports entre les générations, la délimitation des classes sociales, les relations entre les personnes au travail, l'image que chacun se forme de son propre destin, la conscience que les sociétés et les cultures prennent d'elles-mêmes, la place que chaque pays occupe dans le concert des nations etc.

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Une institution ou une entreprise qui s'informatise doit d'abord définir son ingénierie sémantique : choisir les êtres que le système d'information va représenter (clients, produits, fournisseurs, entités de l'organisation, salariés etc.), les attributs que l'on observera sur ces êtres. Ces choix doivent être pertinents en regard des exigences de l'action.

Mais cela conduit à s'interroger sur la qualité de l'action elle-même : est-elle judicieuse en regard de l'intention qui la précède logiquement ? Et la qualité de l'intention elle-même doit être évaluée : est-elle fidèle aux valeurs que l'entreprise entend promouvoir ? Il faut enfin que les valeurs soient cohérentes, car des valeurs incohérentes désorientent l'action et la dégradent en activisme. Il faut aussi qu'elles soient loyales en regard du destin humain des personnes comme du destin historique de l'institution.

Ainsi, de proche en proche et de façon pour ainsi dire souterraine, l'informatisation met en question les valeurs que l'institution entend promouvoir. Cela suscite naturellement des conflits et ils sont d'autant plus violents qu'ils touchent à des choses profondes et confuses : c'est cela qui explique, nous semble-t-il, les absurdités et les illogismes étonnants que l'on constate si souvent dans la conception des systèmes d'information.

Nous allons éclairer cela avec deux exemples :
  • L'informatisation d'un processus de production conduit naturellement à adopter pour critère la qualité du produit, c'est-à-dire la satisfaction du client, et l'efficacité de la production, c'est-à-dire son coût.
    L'informatisation milite ainsi implicitement pour que l'entreprise ait pour but la production efficace de choses utiles. Elle s'oppose donc, tout aussi implicitement, à d'autres buts comme la création de valeur pour l'actionnaire, la perspective de la carrière pour les cadres, la victoire sur d'autres dirigeants pour l'équipe dirigeante etc.
  • Le cerveau d’œuvre ne peut être productif, efficace, que s'il se sait ou se sent écouté : un concepteur cesse de réfléchir s'il n'a pas d'interlocuteur, un agent de la première ligne perd sa motivation si l'entreprise est sourde à ses comptes rendus d'incident ou d'opportunité.
    Le commandement ne doit donc plus avoir le caractère sacré que comporte le mot hiérarchie (hiéros et arché, pouvoir sacré) et qui ne laisse pas d'autre alternative à l'exécutant que la soumission ou la révolte, mais un rôle purement fonctionnel : l'entreprise doit attribuer à l'agent opérationnel une légitimité (droit à l'initiative, droit à l'erreur) proportionnée aux responsabilités dont elle le charge.
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L'iconomie n'embrasse pas seulement les entreprises, les institutions : le sort de chaque pays dépend de son informatisation car les nations qui n'auront pas su s'informatiser connaîtront le sort qu'ont eu, au XIXème siècle, celles qui n'avaient pas su s'industrialiser : elles seront dominées et possédées par d'autres.

Ainsi, et tout comme l'entreprise, l'informatisation confronte notre pays à une interrogation portant sur ses valeurs. Qui sommes-nous ? Que voulons-nous faire ? Qui voulons-nous être ?

Ce sont-là des questions que l'on ne se pose pas tous les jours : les réponses sont implicites et, croyons-nous, tellement évidentes qu'il n'est même pas nécessaire de les énoncer. Elles s'imposent pourtant devant la perspective d'un XXIème siècle transformé par l'informatisation.

Nous ne serons jamais trop reconnaissants envers les États-Unis, qui ont tant apporté à l'informatique ; mais cette importation d'origine américaine reste pour beaucoup de Français aussi étrange que le baseball. Nous ne pourrons réussir l'informatisation que si nous savons nous l'approprier, l'incorporer à notre histoire et à notre façon d'être. C'est pour cela que nous avons besoin d'une « informatisation à la française » et il en est de même pour tous les autres pays : il leur faudra des informatisations « à l'allemande », « à la chinoise », « à l'italienne » etc.

L'histoire a doté les Français d'un riche patrimoine de valeurs mais il est altéré par des incohérences : le pays de la Révolution est aussi, conformément aux lois de la dialectique, le pays de la Réaction... Nous sommes cependant libres de faire un choix dans ce patrimoine. Or notre République nous a dotés de ce qu'il faut pour que le cerveau d’œuvre puisse s'épanouir en France et dégager la créativité, l'inventivité nécessaires. La débrouillardise, attitude typiquement française (ce mot est intraduisible dans les autres langues), en est déjà l'amorce : comment pourrions-nous vivre sans elle ?

Comme l'a montré Philippe d'Iribarne, la Révolution a voulu déposer les vertus de la noblesse entre les mains du peuple. La noblesse française avait des vices – le parasitisme, la courtisanerie – mais aussi des vertus : le courage militaire, l'élégance de la tenue et du langage, et ces qualités qu’Épictète a résumées en trois mots : dignité, réserve, droiture.

Notre République invite ainsi chaque Français à cultiver un élitisme intime, une exigence envers soi-même qui le hisse au niveau de ces vertus.

Le monde entier s'étonne en voyant dormir le potentiel d'innovation qu'il nous reconnaît : nous pourrons, en pratiquant dans nos entreprises le « commerce de la considération » et en cultivant les vertus qu'a évoquées Épictète, libérer ce potentiel et, cessant de rester à la traîne, nous replacer au premier rang parmi les nations.

7 commentaires:

  1. ''Si le système de santé était informatisé de façon raisonnable, et sans même ambitionner l'optimum rationnel, le « trou de la Sécu » serait ipso facto comblé. Cela ne devrait-il pas être une priorité pour le politique dans une période de disette budgétaire comme celle que nous connaissons ?''
    Quelle priorité fixerais-tu au "Conseil stratégique de la dépense publique" ?

    Fidèles amitiés

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  2. Bonjour Michel,

    merci pour cet article très intéressant.

    Interviendrez-vous dans la "mission pour préparer la transformation numérique de l'économie française" (lien ci-dessous) ?

    http://www.redressement-productif.gouv.fr/gouvernement-confie-a-philippe-lemoine-mission-pour-preparer-transformation-numerique-economie-francaise

    Cordialement,

    Yann Andrieux

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  3. Bonjour Mr Volle et merci pour votre travail sur l'iconomie.

    J'aimerais répondre à cet article sur l'informatisation à la française...

    En fait, je pense que ce qui empêche en partie cette informatisation, c'est qu'il existe des cloisons trop importantes entre les différents acteurs..

    S'il est souhaitable que le «commerce de la considération » s'exerce à l'intérieur d'une institution, je pense qu' il doit aussi se faire entre tous les acteurs extérieurs.

    Prenons une entreprise comme exemple d'institution.
    Les éléments extérieurs "évidents" sont les clients, les fournisseurs,etc...
    Mais il y en a d'autres moins visibles.
    Certains sont nouveaux et donc plus difficile à identifier.

    Il faut trouver le moyen de rassembler autour de l'informatisation.

    En effet , il est plutôt inquiétant de penser que l'on soit à la moitié de l'échiquier (de Brynjolfsson et MacAfee) et qu'il est peut probable qu'une population Française vieillissante s'intéresse soudainement au baseball...alors qu'elle ignorait jusqu'à présent ce sport américain.

    Donc comment soulever les barrières?

    Je trouve qu'il y a peu d'échange sur le numérique entre l’État, la région, les grandes agglomérations, les communes, la population,les industries, les PME, les jeunes pousses, les développeurs, les détenteurs d'un patrimoine, etc...

    En effet, si le DSI ne peut pas convaincre le "stratège" de l'absurdité de comprimer son budget alors que son métier fait qu'il est quotidiennement en contact avec les enjeux des technologies de l'information...que peut-on alors espérer pour des populations moins averties et/ou moins favorisées?

    C'est le paradoxe, d'un côté ces technologies nous rapprochent, mais elles nous soumettent aussi à une forte expansion qui nous éloigne.
    Nous sommes emporté par les sujets que nous connaissons le mieux, mais nous avons du mal à partager une culture commune.

    Dans votre livre l'iconomie, on trouve à propos de l’éducation un exemple de séparation: les ent du primaire, du collège ou du lycée sont financés par des acteurs différents .

    (Le sujet des ent semble préoccupant, je site le rapport de tariq krim "L’éducation numérique est bâtie avec une colonne vertébrale, les espaces numériques de travail (ENT), dont le schéma directeur remonte à 1999. L’architecture des ENT n’a pas été pensée pour la nouvelle génération d’usages mobiles : elle bride le déploiement des terminaux mobiles et des manuels numériques." -Les développeurs, un atout pour la France- http://www.redressement-productif.gouv.fr/rapport-tariq-krim-developpeurs-atout-pour-france )

    Je site d'autres exemples sur mon blog.
    http://aproposdeletincellenumerique.over-blog.com/

    Vous parler aussi dans votre livre des actions juridique et judiciaire, c'est à dire des mesures contraignantes ou répressives.
    Pour veiller à ne pas opposer, ces actions doivent être accompagnées.
    Il faut en parallèle, libérer en responsabilisant, encourager en valorisant.

    un peu plus haut, j'ai utilisé le mot numérique.Effectivement, utilisé seul, c'est un mot valise, qui définit une réalité floue et partielle, mais qui offre aussi un symbole pratique entre différents partenaires.

    si vous en avez la curiosité, faites une recherche avec les mots numérique, économie et iconomie sur le site de xerfi (http://www.xerfi.com/).

    Même entre partenaires, les choses ne sont pas évidentes...

    hervé.

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    1. En effet il y a beaucoup à faire.
      L'organisation équitable et transparente des partenariats est l'un des problèmes les plus importants que doit traiter l'ingénierie d'affaire.
      Comme vous le dites, on est loin du compte. Il en est toujours ainsi dans une période de transition. Il faut faire en sorte que la transition soit aussi brève que possible car elle provoque un sacrifice humain (chômage, désarroi etc.). Nous essayons d'y contribuer en indiquant aussi clairement que possible la voie d'une sortie...

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  4. j'aimerais avoir un article sur l'impact de l'informatique dans le traitement des informations financéres

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    1. Je me suis intéressé aux conséquences de l'informatisation sur le métier de la Banque. Le traitement des informations financières suppose que l'on s'intéresse à la comptabilité, qui les produit de façon plus ou moins fidèle, puis à la filière très sélective des publications et diffusions qui les portent à la connaissance du public et en font l'un des éléments de la communication des entreprises. Je n'ai pas fait cette étude.

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