mercredi 11 décembre 2013

La main et le cerveau

Je dis souvent « dans l'iconomie le cerveau d’œuvre remplace la main d’œuvre » car les tâches répétitives que la main d’œuvre exécutait naguère sont automatisées : ne restent à accomplir que celles qui, n'étant pas répétitives, demandent du discernement, de l'initiative, l'interprétation des cas particuliers etc.

Mais un ami, artisan boulanger, m'a envoyé un courrier que je condense ici :

« La main et le cerveau sont complémentaires, je l'expérimente chaque jour. Mon activité d'artisan pourrait être prise en charge par des machines. Il « suffirait » de maîtriser une série de paramètres, de disposer d'un équipement sophistiqué mais concevable et d'y implémenter mon « savoir-faire ». Cela suppose un surcoût par rapport à l’investissement que j'ai réalisé et ce n'est pas anodin sur le plan social : le contrôle de la qualité des matières premières accentuerait la pression sur l'amont (meunier, agriculteur) et renforcerait leur industrialisation, ce qui entraînerait pour eux une perte du contact avec la nature et la matière. Bref, ce serait une intellectualisation de ces activités !

« Je trouve, dans l'harmonie entre la main et le cerveau, une source de développement personnel, voire spirituel. Qu'en serait-il face à des machines ou des systèmes experts ? Souvent leurs opérateurs n'y comprennent rien : ils se limitent à obéir à des injonctions ou à faire appel à une intervention technicienne éloignée. »

Cet ami a raison. Les pianistes, les chirurgiens, les sculpteurs etc. expérimentent sûrement eux aussi la richesse de la relation entre la main et le cerveau...

Je vois d'ailleurs l'intelligence et l'esprit d'initiative dont font preuve les artisans dans nos Cévennes : électriciens, plâtriers, maçons, plombiers, menuisiers sont capables d'inventer des solutions élégantes pour équiper ou réparer nos maisons si belles, mais dont les murs de schiste sont tout de guingois.

L'expression « main d’œuvre » ne désigne donc pas ces personnes car elles relèvent en fait, comme mon ami boulanger, du « cerveau d’œuvre ». Qu'est-ce donc que la « main d’œuvre » ?

*     *

J'ai rencontré ces derniers jours un ingénieur qui tentait de mettre en place une démarche qualité inspirée des meilleures méthodes, lesquelles impliquent que l'on recueille les idées des ouvriers. « C'est impossible dans mon usine, m'a-t-il dit. Ils ont été dressés depuis toujours à ne rien faire d'autre que ce qui a été ordonné par un chef et ils ont pris ainsi un pli dont il leur est très difficile de se défaire. Ils font ce qu'on leur demande, mais il leur est devenu impossible d'exprimer une idée : cela supposerait une rééducation ».

C'est cela, la « main d’œuvre ». Quand on n'attend de quelqu'un rien d'autre que l'exécution des ordres reçus, sans discussion et sans initiative, cette personne finit par mettre son cerveau en sommeil et il lui sera très difficile de le réveiller.

Que l'on ne croie surtout pas que je méprise ces personnes ! Il m'est arrivé de me trouver dans la même situation qu'elles. J'ai frôlé l'autisme à force de faire des maths, j'ai perdu en Afrique la faculté de comprendre le français à force de parler le pidgin et une journée passée à programmer me rend incapable de lire le journal le soir.

Ces expériences, certes de courte durée, suffisent pour me donner une idée de ce que deviendrait mon cerveau si on me demandait d'accomplir jour après jour, année après année, un travail qui interdit toute initiative personnelle.

Ce qui sépare la main d’œuvre du cerveau d’œuvre, ce ne sont donc pas l'intelligence ni les qualités de la personne : c'est le pli que donnent jour après jour les conditions du travail. Il ne faut pas s'étonner si une personne à qui l'on a toujours interdit l'initiative, et que l'on n'a jamais invitée à exprimer une idée, soit déconcertée lorsque soudain la règle du jeu change.

Remémorez vous ce qui s'est passé dans votre tête lorsque pour la première fois vous avez dû parler en public ou être interviewé à la télévision ou, remontant plus loin, lorsque vous avez commencé à apprendre à lire, à écrire. Vous l'avez oublié ? Cherchez bien, faites un effort ! Ce sont des expériences précieuses car elles permettent de comprendre les difficultés que rencontrent les autres.

*     *

Passer de la « main d’œuvre », ainsi comprise, au « cerveau d’œuvre », ce n'est pas renoncer à l'agilité ni à l'intelligence de la main : c'est sortir de l'organisation abusivement hiérarchique à laquelle on a très injustement accolé le nom de Taylor (il valait mieux que ça) et qui considère l'exécutant comme un robot humanoïde, humain par la seule apparence extérieure.

Ce passage, il est vrai, présente des dangers. Si l'on méprise la main et le contact charnel avec la matière, on risque de tomber dans les abstractions de l'intellectualisme.

Ainsi, m'a dit un autre ami ingénieur, « les gens du bureau d'études ne mettent jamais les pieds dans l'usine. Ils dessinent leurs plans mais nous, qui devons faire le montage, constatons alors des choses dont ils ne se sont pas avisés : tel câble trop raide passe difficilement dans les conduites tortueuses qu'il doit emprunter, tel autre trop mou se balance au risque de s'user en frottant contre un longeron, d'où danger de court-circuit... »

Dans une entreprise bien organisée le centre de recherche est placé tout près d'une usine. Les concepteurs la fréquentent assidûment pour observer, écouter les ouvriers et les techniciens, et s'imprégner de la connaissance du processus de production : ainsi ils peuvent concevoir son ingénierie en même temps que le produit.

On rencontre souvent chez les Américains cette démarche pratique : nous devrions écouter d'eux cette leçon-là plutôt que d'autres certes moins exigeantes comme le fast-food, les films à effets spéciaux et autres drogues.

1 commentaire:

  1. Intéressant, le début de votre texte, le mot
    "d' iconomie"... Si "cela" est volontaire, c'est un véritable concept à développer, (l'économie et l'image, l'économie de l'image etc...")à situer, aussi dans le flux des discours autour de l'icône" des "icônes", etc... utilisation bien entendu abusive de la modernité, et symptomatique...
    Rousseau et ses "métiers de bras et métiers de tête" nous ont mis dans un réel "pétrin"! dont toute la recherche en sciences de l'éducation française ne se remet que fort mal...
    Pour autant, écrire : "attention, je ne méprise pas!" est un terrain bien glissant, autant dire, bien proche d'un déni: cela fige, au contraire, votre pensée, et la révèle, prenant comme fond que "l'acte" ouvrier (oeuvrier) n'est pas pensé, peu libre, ou, automatisé... aboutissant à prouver le contraire de ce que vous souhaitiez montrer...?
    Icônes... de substitution à l'écriture manuelle, elle, moteur de l'activité du cerveau et indissociable de son existence et de ses productions humaines,oeuvrantes ou pas, -artistiques ou "de production"-
    Autre chose, entre l'artiste, le travailleur "à la chaîne(!!), et l'artisan, l'oeuvre, le geste ne se situent pas dans le même plan.
    Icônes... ou bientôt simple image d'Epinal telle celle du "boulanger", bientôt plus qu'un souvenir quand les grandes ENSEIGNES les auront totalement balayées...
    Contre l'intelligence et la vie, le pain, l'amour du métier, travail de Thanatos.

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