samedi 7 décembre 2013

Le Big Bang de l'informatisation

(Exposé lors du séminaire d'intelligence économique à la préfecture de Paris le 26 novembre 2013)

Un Big Bang a fait surgir un nouveau monde. Ce Big Bang, c'est 1975 avec le début de l'informatisation.

Elle a transformé la nature : l'Internet a supprimé nombre des effets de la distance géographique, il n'est pas pour rien dans la mondialisation, mais l'effet le plus profond est ailleurs : toutes les tâches répétitives que demande la production ont vocation à être automatisées.

La main d’œuvre disparaît des usines et elle est remplacée dans les entreprises par un cerveau d’œuvre : elles lui demandent d'accomplir les travaux qui n'étant pas répétitifs demandent du discernement, du jugement, de l'initiative.

La mécanisation avait fait surgir l'alliage, si l'on peut dire, de la main d’œuvre et de la machine. Un nouvel alliage surgit avec l'informatisation : celui du cerveau d’œuvre et de l'automate programmable ubiquitaire, mondial, où réside la ressource informatique.

C'est cela qui transforme vraiment la nature. L'apparition d'un nouvel alliage fait en effet exister réellement un être qui jusqu'alors était seulement potentiel. Si l'on rencontre dans la nature vierge des gisements de cuivre et des gisements d'étain, on n'y trouve pas de bronze : pour inaugurer l'âge du bronze, il a fallu les recherches de quelques sorciers.

De même, l'alliage du cerveau humain et de l'automate programmable fait exister dans la nature un être nouveau, qui la transforme. Il nous fait entrer dans un âge nouveau, l'âge de l'iconomie : nous avons forgé ce mot à partir d'eikon (image) et nomos (loi, usage).

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Le choc d'une telle nouveauté déconcerte naturellement les esprits comme les institutions : alors on commet beaucoup d'erreurs. On s'extasie devant la virtuosité des jeunes mais on ne voit pas les vraies possibilités. On nourrit des craintes futiles, mais on ne voit pas les vrais dangers.

Il est futile de dire « trop d'information tue l'information ». C'était déjà vrai à la Renaissance, lorsque le nombre des livres a dépassé ce qu'il est possible de lire dans le courant d'une vie.

Il est futile aussi de dire que « l'automatisation tue l'emploi » : en 1800 deux Français sur trois travaillaient dans l'agriculture, aujourd'hui c'est 3 %. Qui aurait pu, en 1800, anticiper ce que l'emploi est devenu entre temps ? Lorsque l'économie sera parvenue à maturité elle emploiera, comme elle l'a toujours fait, toute la force de travail disponible – mais ce ne sera plus la même, elle aura d'autres compétences et il faudra pour la former un autre système éducatif.

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Les vraies possibilités se manifestent dans le système productif, dans les entreprises. Quand les tâches répétitives sont automatisées, le coût marginal du produit devient négligeable. Alors de deux choses l'une : si le produit n'est pas susceptible d'une diversification, le marché est soumis à un monopole ; si le produit peut se diversifier en variétés diverses, comme c'est le cas pour la plupart d'entre eux, chaque entreprise recherchera une position de monopole sur une niche, sur un segment des besoins, et elle se trouvera en concurrence par les prix aux frontières de ce segment : c'est le régime de la concurrence monopolistique. Le monopole de niche se conquiert par l'innovation, il se maintient par la protection des produits et des procédés, il se renouvelle par l'innovation : la concurrence monopolistique est un moteur à innover.

Ce régime s'instaure de façon générale dans l'iconomie. La règle d'or de la politique économique ne réside plus alors dans la concurrence parfaite ni dans le libre échange : les règles qu'imposent la commission européenne et l'organisation mondiale du commerce sont devenues contraires à l'efficacité.

La nature des produits, la façon de produire, la façon de commercialiser, la forme de la concurrence sont modifiées. Chaque produit devient un assemblage de biens et de services élaboré par un réseau de partenaires : la cohésion de cet assemblage et l'interopérabilité du partenariat sont assurées par un système d'information. Pour se représenter cela, que l'on pense à ce qu'est devenue l'automobile, produit emblématique de l'économie mécanisée : un système d'information assure sa cohésion avec les services qui l'entourent, et aussi la coopération d'un réseau de partenaires.

Soit dit en passant, l'attitude des dirigeants qui ne voient dans l'informatique qu'un centre de coût à comprimer est elle aussi contraire à l'efficacité : le pivot de la stratégie de l'entreprise, c'est son système d'information.

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Si l'usine est automatisée, où sont les emplois de l'iconomie ? Une grande partie se trouve dans la conception, le design du produit, l'ingénierie de sa production, la programmation des automates, le montage du partenariat, l'ingénierie de la communication et de la distribution : Steve Jobs a donné sur ces divers points des leçons à méditer.

L'autre grande partie se trouve dans les services, la relation avec les clients. Alors que la conception demande surtout l'esprit de géométrie, comme disait Pascal, les services demandent l'esprit de finesse.

Dans les deux cas, c'est le cerveau d’œuvre qui travaille. On ne peut pas le traiter comme on a cru devoir traiter la main d’œuvre : un cerveau cesse de fonctionner s'il n'est pas écouté, si l'entreprise ne s'intéresse pas à ce qu'il à a dire, si elle ne lui reconnaît pas une légitimité proportionnée aux responsabilités dont elle le charge. Or notre tradition hiérarchique sacralise le pouvoir, la relation d'autorité : c'est peut-être là le plus grand obstacle que nous rencontrons sur le chemin de l'iconomie.

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Contrairement à l'énergie d'origine fossile, le cerveau est une ressource naturelle illimitée. Son organisation collective dans l'action productive, son alliage avec l'automate programmable démultiplient encore sa puissance. Cette ressource est le levier de la troisième révolution industrielle : au XXIe siècle elle va soulever le monde.

Nous sommes étonnés devant nos iPhones, iPads, sites Web, Intranets, CRM, Cloud computing etc. mais nous n'avons encore rien vu. A moyen terme, l'impression 3D va transformer l'industrie. Notre corps va s'informatiser, le téléphone mobile devenant le nœud d'un réseau de prothèses. La bioinformatique va réaliser certaines des promesses des biotechnologies.

A plus long terme on peut anticiper des changements aussi amples que ceux que la mécanisation a apportés dans tous les domaines de l'anthropologie, et ils s'accompagnent de dangers qu'il faut percevoir avec lucidité : ce sont les vrais dangers de l'informatisation.

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L'iconomie est l'économie du risque maximum car l'essentiel du coût de production est dépensé lors de la phase initiale de conception, avant que l'entreprise n'ait vendu la première unité du produit et reçu la première réponse du marché. La mise est importante : dix milliards d'euros pour un avion de ligne, un microprocesseur, un système d'exploitation, des dizaines ou centaines de millions pour un jeu vidéo en ligne – et on ne sait jamais si un concurrent ne va pas rafler le marché.

Il en résulte que l'iconomie est d'une extrême violence. La tentation est forte en effet, et parfois irrésistible, de corrompre les acheteurs et d'espionner les concurrents. Le renseignement est une arme indispensable : ceux qui ne savent ni se battre, ni se protéger se feront balayer.

La puissance qu'apporte l'informatique a soumis par ailleurs les institutions à de fortes tentations :
  • elle a fait perdre la sensation du risque à la Banque qui s'est détournée de l'arbitrage rendement-risque pour se lancer dans une production d'argent effrénée. Cela l'a fait glisser dans la délinquance : en témoignent le montant des amendes qu'elle paie pour éviter des procès ;
  • la NSA s'est lancée follement dans une collecte exhaustive, en oubliant que dans le renseignement la qualité de l'analyse s'appuie sur la sélectivité de l'observation ;
  • le métier des armes est déstabilisé par l'utilisation de drones qui tuent à distance et sans aucun risque.
La politique elle-même s'embarrasse dans les systèmes d'information. L'échec du site HealthCare.gov met en péril le bilan de la présidence d'Obama. En France, Louvois a mis en danger la discipline des armées, Chorus a fait des dégâts dans les PME.

Il y a d'ailleurs beaucoup à faire. Si le système de santé était raisonnablement informatisé, ce qui est loin d'être le cas, les experts disent que le trou de la Sécu serait comblé.

Le risque principal est cependant ailleurs et le voici : l'informatisation a offert des moyens puissants et discrets à des prédateurs qui savent s'en servir, avec la complicité rémunérée des banques, pour blanchir le résultat de la corruption, de la fraude et du crime organisé. Cela leur permet d'acheter des entreprises, de prendre le contrôle de l'économie et, dans certaines régions ou certains pays, de l’État.

Ce risque-là est littéralement monstrueux. Notre démocratie, notre État de droit ne pourront survivre que si le législateur et le système judiciaire savent faire ce qu'il faut pour contenir la prédation.

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Il ne suffit pas aujourd’hui de dire qu'il faut « créer des emplois » pour « lutter contre le chômage », ni de dire qu'il faut « réindustrialiser » : il faut d'abord savoir qu'industrialiser, aujourd’hui, c'est informatiser.

L'intelligence économique doit s'amorcer par la compréhension de l'informatisation sous toutes ses dimensions anthropologiques : techniques et économiques certes, mais aussi psychologiques, sociologiques, philosophiques et même métaphysiques car la nouvelle nature nous pose des questions essentielles : Que sommes-nous ? Que voulons-nous être ? Que voulons-nous faire ? En effet, comment pourrons-nous sortir de la crise si nous ne savons pas où aller ?

1 commentaire:

  1. Une remarque sur la "folie" de la NSA, l'exhaustivité de la collecte et la qualité de l'analyse:
    La sélection des données à analyser c'est déjà le début de l'analyse. La collecte est antérieure et doit permettre toutes les analyses, même (et peut être surtout) celles qui semblent inutiles à la hiérarchie et aux objectifs à un instant T.
    La limite c'est le coût (négligeable pour la NSA) et l'éthique (idem).
    Par ailleurs critiquer la collecte exhaustive est me semble t-il contradictoire avec votre critique (que je partage à 100%) des futilités telles que "trop d'information tue l'information".
    Par expérience, on maudit mille fois plus une donnée que l'on a négligé de collecter que mille données sans intérêt qui nous encombrent.

    PS: Je tiens malgré cette remarque à vous remercier très sincèrement pour la qualité de votre blog que lis depuis ses débuts.

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