dimanche 3 janvier 2016

Felix Hausdorff, Grundzüge der Mengenlehre, Springer, 2002

Lorsque je suis entré en sixième mon père a dit : « L'anglais, c'est la langue des affaires, pouah ! L'allemand est la langue des philosophes : tu feras de l'allemand ».

J'ai souffert pendant deux ans, au lycée Montesquieu à Bordeaux, sous la férule d'un professeur qui prétendait nous inculquer, avec la langue allemande, l'esprit de sérieux que seuls, pensait-il, les Allemands possèdent. Mon refus obstiné l'a fait enrager.

C'est en seconde, avec M. Guinaudeau au lycée Montaigne, que j'ai enfin découvert les plaisirs que procure cette langue. Ce pédagogue à la générosité inlassable nous a fait avaler une grammaire que nous étions censés déjà connaître mais que nous ignorions évidemment. J'ai pu enfin lire Goethe, Heine, Thomas Mann, et une foule d'auteurs savoureux comme Ernst von Salomon.

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C'est donc à mon père, et à M. Guinaudeau, que je dois de pouvoir lire Hausdorff. Les Grundzüge der Mengenlehre, publiés en 1914 (et de nouveau par Springer en 2002), sont l'ouvrage fondamental en théorie des ensembles, topologie générale et théorie de la mesure. Ils n'ont pas été traduits en français, ni à ma connaissance en anglais, et c'est une honte.

La théorie des ensembles que l'on m'a enseignée était un tissu de banalités, à l'exception de ce qu'elle dit sur la cardinalité des ensembles infinis. La topologie générale était une énigme : comment peut-on comprendre la définition des ouverts par laquelle le cours commence et que je résume : « ensemble, stable par réunion quelconque et par intersection finie, de parties d'un ensemble » ? D'autres que moi ont peut-être entendu enfin une présentation raisonnable de l'intégrale de Lebesgue, ce n'est pas mon cas.

Tout cela, on le trouve dans Hausdorff : sa pédagogie patiente est de même qualité que celle de M. Guinaudeau. Tout est clair, exact, complet, et si sa lecture demande un effort (lire des maths, ce n'est pas lire un roman) celui-ci reçoit bientôt sa récompense. De temps à autre, il me semble qu'Hausdorff a commis une erreur : l'enquête qui s'ensuit, passionnante, fait alors franchir à mon intuition une de ses limites.

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Felix Hausdorff (1868-1942) avait assimilé la démarche de Georg Cantor (1845-1918). Ses Grundzüge résultent d'un effort pour mettre en ordre des résultats de source diverse et qui, tous, touchaient à ce que les mathématiques ont de plus fondamental. Ce livre a servi de socle aux « maths modernes » et aux travaux des bourbakistes, dont certains ont lu Hausdorff en s'aidant d'un dictionnaire allemand-français. Il en est résulté une catastrophe pédagogique car ces successeurs n'ont eu ni la même patience, ni la même clarté que leur maître.

Si vous voulez comprendre, ce qui s'appelle comprendre, ces fameuses « maths modernes », lisez Hausdorff ! Certes, il faut pouvoir lire l'allemand... Mais ne se trouvera-t-il donc jamais un éditeur pour publier une traduction en français, alors que se publient tant de livres moins importants et de qualité infiniment moins bonne ?

Hausdorff était un juif non pratiquant. Il s'est suicidé avec sa femme et sa sœur lorsque les nazis ont décidé de les déporter vers un camp de transit : il savait que ce n'était qu'une étape vers les camps d'extermination. Ce régime abject avait pris pour ennemis l'intelligence et la générosité qu'Hausdorff incarnait éminemment.

8 commentaires:

  1. Bonjour,
    je partage vos regrets et votre irritation concernant la manière dont on nous a enseigné les mathématiques.
    Et sans ironie, pourquoi ne pas traduire ce livre, vous qui maîtrisez cette langue ?
    Cordialement.
    PS et si aucun éditeur francophone ne veut en prendre le risque, l'éditer en ligne - gratuitement ou pas selon votre préférence.

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    1. Je sais certes lire l'allemand, mais quelques tentatives m'ont appris que l'art de la traduction demandait bien d'autres compétences.

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  2. Existe en traduction anglaise (par R. Auman & al.)

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    1. Hélas non. Aumann et al. ont traduit la Mengenlehre de 1937, et non les Grundzüge der Mengenlehre de 1914 qui sont par leur ampleur l'ouvrage le plus important d'Hausdorff.

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    2. Exact !!!!

      C'est 1914 qui importe !!!

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  3. Avez-vous lu : "der Mann ohne Eigenschaften" de Robert MUSIL ???

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  4. Dans mes travaux mathématiques, qui pourtant n'ont rien à voir avec la théorie des ensembles mais plutôt avec la théorie des relations binaires, je me suis retrouvé confronté à des caractérisations purement algébriques de la notion de clotûre topologique d'une relation binaire. Enfin, une notion qui se spécialise en la clotûre quand on prend le cas des espaces topologiques. Un truc joli tout plein.

    Et v'là que je dois reprendre la topologie à la Hausdorff car son axiome de séparation correspond à une double négation dans mon contexte. Puis aussi me taper du Tietze dans le texte car la notion moderne d'espace topologique, c'est Hausdorff qui la lance, mais Tietze qui l'achève.

    Tout cela est en teuton. Non traduit. Je creuse à grands coups de Google Translate. Super. La joie. L'allemand, je le déchiffre quand même au niveau d'une personne qui sait baragouiner si on me parachute sur Konstanz. Mais pas plus.

    Frustration énorme.

    Alors, oui, Mr. Volle. La traduction nécessite des talents que même un locuteur bilingue n'a pas nécessairement. Mais, compte tenu de la perte complète que représente une absence de traduction même approximative, je vous avoue franchement qu'une traduction même imparfaite serait la bienvenue.

    Je ne vous demande évidemment pas de le faire. Je récuse juste l'idée de ne pas se lancer sous prétexte que "ce ne serait pas cela". Ce serait bien bien mieux que le néant.

    C'est d'autant plus frustrant qu'à l'heure d'Internet, avec des trucs comme GitHub, on pourrait lancer des traductions de ce type d'objet linguistique non-traduit en collaboratif. Comme on le fait pour le code.

    Si cela existait, nul doute que je prendrais la peine d'apporter des corrections à droite, à gauche, au gré de mes lectures et de mes traductions à coup de Google Translate.

    Parce que Hausdorff, encore, je peux vivre sans. Mais Tietze 1923 "Beiträge zur allgemeine Topologie. I. Axiome für verschiedene Fassungen des Umgebungsbegriffs" dans les Mathematische Annalen 88 290-311, je ne peux pas vivre sans...

    Bref. Frustration intense.

    Ces textes devraient être traduits. C'est un patrimoine qui se perd dans le temps et surtout dans l'incompréhension. C'est idiot.

    Hausdorff, c'est certes du Shakespeare mathématique. Mais ce n'est pas lui faire honneur que de ne pas le traduire même approximativement en 2021 sous prétexte d'avoir peur de le massacrer.

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