mardi 5 novembre 2013

Il ne faut pas se tromper de révolution

Jeremy Rifkin fait un tabac dans le Nord-Pas-de-Calais : il « invente un avenir au Nord pour 200 milliards d'euros » (La Croix, 25 octobre 2013) ; « il veut faire du Nord la région pilote de la transition énergétique d'ici à 2050 » (Le Monde, 25 octobre 2013) ; « son charisme embarque les forces vives du Nord-Pas-de-Calais » (La gazette des communes, 29 octobre 2013). On peut trouver avec Google d'autres articles et composer toute une revue de presse.

Il s'agit d'appliquer dans le Nord-Pas-de-Calais une stratégie qui réponde à la « troisième révolution industrielle » telle qu'il l'a décrite dans son livre éponyme.

Mais Rifkin se trompe de révolution : il la croit causée par la transition énergétique alors qu'elle est causée par l'informatisation. En écoutant ses conseils le Nord-Pas-de-Calais se trompe donc lui aussi. Les budgets seront dépensés en vain et le réveil sera douloureux.

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La troisième révolution industrielle s'appuie selon Rifkin sur cinq piliers :
  1. passage aux énergies renouvelables ;
  2. installation de mini-centrales dans les bâtiments ;
  3. stockage de l'énergie dans ces mêmes bâtiments ;
  4. système « intelligent » de distribution décentralisée de l'énergie ;
  5. électrification des véhicules automobiles.
Mais qu'est-ce qu'une révolution industrielle ? Cet adjectif indique un changement radical des possibilités offertes à l'action productive. Un tel changement s'est bien produit aux alentours de 1975 et depuis lors ses conséquences se déploient : il est apporté par l'informatique, que certains préfèrent nommer « numérique ».

La nature étant ce à quoi les intentions humaines sont confrontées et que l'action humaine aménage, une révolution industrielle transforme la nature. Pour éclairer la prospective, pour définir une stratégie il faut les placer dans le cadre de cette nouvelle nature : c'est le cas pour les problèmes, certes réels, qui concernent l'énergie (pénurie prévisible des ressources fossiles, réchauffement climatique).

On peut dire aussi, en parlant comme les économistes, que l'informatisation est un phénomène plus profond que ne l'est la transition énergétique car elle transforme la fonction de production tandis que l'énergie n'est qu'un facteur de production parmi les autres. Rifkin ne lui accorde cependant qu'un rôle annexe, la mise en œuvre d'un « réseau intelligent » de distribution d'énergie.

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Rifkin avait développé en 1995 dans La fin du travail une thèse analogue à celle qui a conduit Serge Tchuruk, avec le succès que l'on sait, à faire d'Alcatel une « entreprise sans usines ».

Comment se fait-il que des idées si discutables aient un tel pouvoir de séduction, alors même qu'elles sont exprimées avec une emphase prophétique qui devrait éveiller la méfiance ? Le fait d'être américain donne peut-être un avantage : pour être lu et écouté, il vaut mieux publier aux États-Unis. Rifkin sait sans doute aussi utiliser habilement les médias.

Il me semble cependant que son succès a une cause plus profonde et plus inquiétante : évoquer la décentralisation de la production d'énergie, cela flatte l'individualisme et cela caresse l'hostilité envers les institutions qui en est la conséquence.

Cette hostilité se manifeste déjà dans la façon dont l'informatisation est généralement perçue : on parle plus volontiers de l'utilisation du Web à domicile et de la virtuosité des « jeunes » que de ce qui se passe dans les entreprises. « Numérique », mot fétiche mystérieux mais suggestif, est préféré à « informatique » qui est exact mais mal aimé en raison de ses connotations professionnelles.

L'individualisme est une option métaphysique : il ne veut voir dans le destin humain que la rencontre entre un moi individuel et l'immensité de la société, l'immensité du monde, et il veut ignorer l'entre-deux institutionnel de l'organisation et de l'action collective - alors même que ce que nous consommons est produit dans cet entre-deux et que celui-ci contient le ressort de l'histoire.

Cette option est encouragée par un système éducatif qui, incitant chacun à obtenir de « bonnes notes », ignore l'effort collectif. Formés par et pour l'école, la plupart des professeurs (mais certes pas tous) sont des individualistes ainsi que la plupart des philosophes : Raymond Aron a été l'une des rares exceptions.

Il en résulte qu'il est très difficile, dans notre société, de comprendre le rôle des entreprises, des institutions et de l’État : ce sont là des êtres dont on subit l'existence plus qu'on ne l'assume. Pour obtenir le succès médiatique, pour être écouté et applaudi, il suffit de flatter cette répugnance.

Peu importe alors si le texte est incohérent ou absurde comme le trop fameux L'insurrection qui vient ou comme le livre de Rifkin : il plaira parce qu'il convient à l'option individualiste.

Pour savoir vivre et agir dans la nature que transforme l'informatisation, pour voir les possibilités et les dangers qu'elle comporte, il faut écarter les œillères de l'individualisme et observer ce qui émerge dans nos institutions, dans nos entreprise. Cela vaudra mieux que d'écouter les faux prophètes qui savent si bien nous caresser dans le sens du poil.

11 commentaires:

  1. Tout à fait d'accord sur Rifkin "faux prophète" d'une fausse révolution. Il ne faut pas hésiter à le dire et à le répéter ! C'est bien

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  2. Cher Michel,
    Je comprends de ton propos que Rifkin n'a pas identifié correctement LA 3ème révolution industrielle; voire que la transition énergétique ne mérite pas le nom de révolution : Soit .
    Pour autant il est bien nécessaire de faire évoluer le mix énergétique de façon à l'adapter au mieux des possibilités qu'offre la technologie tout en prenant en compte tout un faisceau de contraintes (économiques, indépendance nationale, effet sur l'environnement...); de ce point de vue là cette nécessaire adaptation est une question récurrente qu'il convient de se poser régulièrement, hier, aujourd'hui et demain.
    Faut-il comprendre de ton propos que méconnaître la réalité de l'iconomie conduira à faire des choix erronés en terme de politique énergétique ? Tu évoques des réveils douloureux ; peux-tu préciser ?

    Amicalement

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    1. Oui, il faut faire évoluer le "mix énergétique", comme tu dis, mais ce ne sera pas une "révolution industrielle".
      Une révolution industrielle transforme la nature des produits, les compétences nécessaires, la façon d'organiser le travail, de produire et de commercialiser, la forme de la concurrence etc. Tout cela, l'informatisation le fait et la transformation du mix énergétique ne le fera pas.
      Le réveil sera douloureux si l'on se trompe dans l'échelle des priorités, si l'on croit avoir trouvé la réponse à tous les problèmes alors qu'elle n'est que partielle.

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    2. Le risque d'un épuisement de certaines ressources naturelles est réel. La prospective doit le considérer, mais comme vous le dites elle doit considérer aussi les possibilités et les risques que comporte l'informatisation.

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  3. La vrai révolution industrielle j'y travaille, comme d'autre entreprises, petites , ou grosses (National Instruments, Toyota, Mitsubishi, Elforsk, ST Micro), et même des entité gouvernementales (NASA, US Navy, ENEA).

    http://www.lenrnews.eu/lenr-summary-for-policy-makers/

    Oubliez la révolution élergétique survendue, qui même si il n'y avait pas mon cygne noir, ne marcherait jamais.
    Ni stockage, ni solaire, ni éolien, ne seront rentables a coté de solutions du passé plus efficace comme les centrales à sel de thorium.
    oublions les, elles sont ausi enterrées.

    la révolution de l'énergie sera une révolutions de type microprocesseurs...
    Les centrales vont essayer de survivre comme les dynosaures, mais se feront dépasser par l'énergie LENR à la maison. qui peut résister à des densitées d'énergies de <1kWth/kg un prix de 100$/kWth installé... un cout de carburant négligeable et une autonomie de 6mois pour qq MWh/g de carburant.

    il faudra repenser le réseau électrique, et meêm le smart grid, qui aujourd'hui est orienté vers la gestion de la pénurie et de l'intermittence, et qui sera bientot orienté vers l'optimisation de la production individuelle... un peer2peer électrique.

    On repensera ensuite les appareils électroménagers consommateurs qui seront bientot producteurs de chaleur et parfois d'électricité, et soit peu consommateurs, soit autonomes...
    La voiture suivra le rythme, comme les avions, précédées par les bateaux, les trains, les camions.

    Certains comme Jed Rothwell imaginent que l'aigmentation de l'autonomie et la baisse du poid des sources d'énergies, libèrera les ingénieurs d'assez de contraintes pour qu'ils se focalisent sur la robotique, l'intelligence artificielle (de type insectoide, ou comme le dit Jed, de type "poulet").

    Cette troisième révolution sera donc un cygne noir, caché en pleine vue comme la crise des subprime...

    Un mélange :
    - d'une révolution de la micro-énergétique autonome libératrice, la mort des centralisme énergétiques et des infrastructures méga-capitalistes, de la chaine logistique du carburant. L'équivalent de la révolutions du microprocesseurs, du PC au smartphone, du téléphone filaire à la 3G...
    - et d'une montée de la robotique intelligente et autonome, qui devrait atteindre le niveau d'intelligence et d'utilité d'animaux de ferme (voitures intelligente comme un canard, garde d'enfant intelligente comme une oie)

    mais pour cela il faudra arrêter de nier la réalité.

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  4. Bonjour.Je ne sais pas combien de litres de salive allez-vous déverser pour faire comprendre cette nouvelle phase de l'industrialisation...J'ai été parmi les premiers à me procurer votre excellent e-book "de l'informatique" et depuis je n'ai pas quitté ce blog...J'appréhendais à l'époque le contenu comme une intuition mais à l'observation, on se rend bien compte qu'elle était bonne et elle est une réalité. Martelage du même message et renforts d'arguments à coup de faits exposés à chaque billet de ce blog n'y font rien...A en croire que la politique des "bons sentiments" (protéger la planète) aura toujours plus de soutien que l'exposé d'un fait vécu au quotidien par chacun de nous.

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    1. Bien vu. Si vous saviez comme j'en ai marre, parfois...
      Tant que les gens resteront sourds, je continuerai à "marteler" : c'est un devoir civique.

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  5. Alors comme ça, c'est encore la faute des notes...? Accorder de l'importance au système scolaire conduirait à l'individualisme ?

    Voyons voir...Le Japon (la Corée, la Chine) est un pays qui met une pression très forte sur sa jeunesse scolaire, beaucoup plus que la France. Mais c'est aussi un pays qui reste très marqué par l'importance du groupe et de la discipline.

    A l'inverse, la société américaine ne s'intéresse pas beaucoup aux notes. Mais c'est d'elle (et du Royaume-Uni des public schools, qui sélectionnent sur l'argent des parents) que nous viennent les vagues d'individualisme et de dérégulation des années 80.

    Quelqu'un qui serait soucieux d'observation empirique plutôt que de théorie mathématisée, comme vous affirmez l'être, ne serait donc pas très convaincu par votre thèse...

    Mais, cependant, je pense que vous avez en partie raison : l'enthousiasme pour la "révolution énergétique" et autres "évolution du bouquet" ont une composante passionnelle, qui vient de l'hostilité aux institutions. Simplement, je n'irai pas jusqu'à dire que ce sont les notes qui en sont la cause, ou en tout cas pas comme vous le dites.

    En effet, EdF qui est, au fond, la cible de ces attaques, est peuplée...de bons élèves. Qui, eux, ne veulent pas décentraliser leur gagne-pain, d'autant moins qu'ils savent que, économiquement et techniquement, c'est une erreur (jusqu'à preuve du contraire ; voir par exemple les points de vue de Marcel Boiteux, ou de http://www.sauvonsleclimat.org/articles-selectionneshtml/jeremy-rifkin-la-3eme-revolution-industrielle/35-fparticles/1465-jeremy-rifkin-la-3eme-revolution-industrielle.html ).
    De même, les soutiens d'EdF sont à droite, ou dans une partie des cadres du PS, celle qui sort de l'ENA. C'est à dire...chez les ex bons élèves, bien souvent.

    Ce sont donc les anciens mauvais élèves qui souhaitent infliger à EdF le supplice chinois de la mort par mille coupures. Et, s'ils le souhaitent, c'est par ressentiment, pas par pur individualisme.

    Reste à savoir s'il est opportun de s'y associer, en prétendant que tout le mal vient des notes et du système scolaire...d'un point de vue concret, pour EdF c'est une mauvaise idée : on met des bâtons dans les roues à une entreprise qui fonctionnait, et on remplace les décideurs ingénieurs par une "décision" par médias, sondages et politiques interposés.
    Irrationalité assurée...mais, au moins, ce ne sont pas des personnes sélectionnées sur les mathématiques qui choisissent.

    Il y en a apparemment que ça satisfait : pour divers motifs, sans doute. Motifs dont il n'est pas exclu qu'ils soient plus ou moins passionnels...

    Quand donc serons-nous débarrassés de la stupide génération de mai 68, et de ses lamentables "héritiers" ?

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  6. "D'où parle" Rifkin ? Un peu de fact-checking pour remettre le personnage à sa juste place : http://nowfuture.org/2013/05/jeremy-rifkin-lepreuve-du-fact-checking.html

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  7. Il a aussi tort que vous.

    L'informatique représente plus en dépense énergétique que l'industrie aéronautique: un simple net center français qui transite 5% du traffic internationale français il y a 10 ans nécessitait autant d'énergie qu'une ville de 40k habitants.

    Donc, voilà quoi avec sa croissance exponentielle en ressource (merci les effets d'augmentation des arêtes dans un graphe quand on rajoute un noeud) et l'engouement pour une informatique qui néglige les coûts cachés de l'énergie on devient "énergie bound".

    L'informatique résonne en "unbounded", la réalité est "resource bound".

    Cette croissance exponentielle va se prendre le mur de verre énergétique qui limite sa croissance. L'informatique est une resource dépendante de l'énergie.

    Et c'est là ou Rifkin a tort.

    L'automatisation notamment de la logistique, de la mise en relation client fournisseur est un facteur clé de la révolution énergétique par le potentiel routage dynamique efficient des resources entre clients et fournisseur.

    Seulement, si personne n'est assez intelligent pour voir qu'exclure un de ces deux aspects et qu'ils sont sévèrement couplés, on est mort.

    Ces deux solutions à l'oeuvre actuellement provoquent un emballement de la consommation de la même resource: l'énergie. Et toute deux ont besoin de l'autre pour réussir.

    Le temps de calcul total disponible lié au coût des resources économiquement accessibles et dores et déjà limité en nombre de cycles d'instructions disponibles si rien ne change.

    On a juste N cycles fixés d'horloge pour rendre l'informatique autosuffisante en énergie else poweroff.

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    1. La consommation d'énergie des centres informatiques est certes impressionnante. C'est cependant peu de chose en regard de celle des ordinateurs des utilisateurs, qui est du même ordre de grandeur de celle des téléviseurs.
      Or qui s'inquiète de la consommation d'énergie des téléviseurs ? Personne.
      Ceux qui accusent l'informatique de consommer "exponentiellement" l'énergie me semblent s'opposer en fait à l'informatisation, phénomène anthropologique dont l'ampleur les dérange.
      Cette réponse est trop rapide, même si elle est fondée. Je publierai bientôt un travail approfondi.

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