Le président de la République a demandé à deux économistes célèbres, Jean Tirole et Olivier Blanchard, « de présider une commission chargée de se pencher sur les questions structurelles ». Ils ont rendu un rapport intitulé Les grands défis économiques1.
Tirole et Blanchard me semblent avoir trahi dans ce rapport les exigences de la raison en économie2. Je n’ai pas la prétention d’égaler leur compétence professionnelle ni celle de l’équipe qu’ils ont réunie, mais j’en sais assez pour dire que leur regard est mal orienté.
Ils ont en effet choisi de concentrer leur attention sur « le changement climatique, les inégalités et le défi démographique ». Répondre au changement climatique est une contrainte impérative, promouvoir l’équité est une obligation morale, équilibrer le régime des retraites est une nécessité. Ce sont des questions importantes, mais sont-elles « structurelles » ?
Elles le sont pour l’opinion : l’écologie, les inégalités et les retraites occupent aujourd’hui une grande place dans les conversations et les médias. Mais la mission d’un économiste est-elle de conforter l’opinion comme le font des démagogues ?
Tirole et Blanchard ont écrit « l’évolution technologique est un aspect central, constituant à la fois une partie du problème et une partie de la solution » : il n’ignorent donc pas qu’il existe une « évolution technologique » mais le corps du rapport ne contiendra rien de plus précis que cette évocation (l’oxymore « aspect central » révèle un malaise dans leur pensée car ce qui est « central » ne peut pas être un « aspect »).
L’expression « évolution technologique » évoque d’ailleurs chez eux une continuité : les techniques évoluent depuis toujours, elles continuent d’évoluer, il n’y a rien de fondamentalement nouveau et la théorie économique qui nous a été enseignée a aujourd’hui la même pertinence que naguère, seuls des détails étant perfectibles.
Le fait est cependant qu’un changement du système technique, amorcé dans les années 1970, a rompu la continuité historique de l’évolution en modifiant la relation entre l’action et la nature. La situation qui en résulte est radicalement nouvelle. Le modèle de l’équilibre général est frappé d’obsolescence et, avec lui, nombre des résultats qu’il procurait à la science économique.
Tel est le cadre que le pragmatisme impose aujourd’hui à la pensée comme à l'action mais on n’en trouve pas la trace dans le rapport Blanchard-Tirole. Je plains le président de la République qui, ayant demandé une expertise, a reçu un tel rapport.
Ayant lu et étudié les travaux de Tirole3, je connais son apport : il a modélisé des situations de concurrence imparfaite et construit une théorie des incitations. Il ignore cependant l’entrepreneur et ne connaît que le dirigeant « agent des actionnaires », pantin que manipulent des incitations. Les incitations agissent sur des comportements : elles relèvent donc de la tactique, non de la stratégie qui exige une conscience claire de la situation.
Appliquant le principe selon lequel les incitations seraient l’outil le plus puissant de la politique économique, les recommandations du rapport Tirole-Blanchard associent toutes le bâton des taxes à la carotte des subventions. Mais à quelle situation cette politique répond-elle ? Quelle est son orientation ? Comment sont définies ses priorités ?
Dire que ce sont aujourd’hui l’écologie, les inégalités et les retraites, c’est montrer que l’on a des œillères, que l’on n’a pas été assez attentif à la situation présente.
Le fait est que les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), qui toutes s’appuient sur l’informatique, ont une influence qui rivalise avec le pouvoir des États.
Il suffit de prendre le métro pour voir tous les passagers, ou presque, penchés sur un « smartphone ». Il suffit de parcourir les couloirs d’une entreprise pour voir tous les salariés, ou presque, assis devant un ordinateur. Il suffit d’examiner nos automobiles, nos équipements ménagers (cuisinière, machine à laver, téléviseur, etc.) pour voir qu’ils sont tous et de plus en plus informatisés. La bioinformatique a permis d’analyser rapidement le virus de la Covid-19 et de concevoir un vaccin.
Le rapport Tirole-Blanchard recommande de subventionner la recherche pour encourager les innovations : c’est ignorer la distance qui sépare l’invention de l’innovation, la conception d’un produit de la mise en place d’une production à grande échelle. L’ingénierie qu'exige l'innovation fait l’essentiel des préoccupations de l’entrepreneur : définir et programmer les automates, recruter et former les compétences, organiser les processus de production, les partenariats, la commercialisation, la logistique, etc. Sans entrepreneur, pas d’innovations !
L’effort d’ingénierie a pour ressort une anticipation de la demande. Avant de concevoir Google, Larry Page et Sergei Brin ont eu conscience d’un besoin à satisfaire. Bons mathématiciens, ils ont avec le PageRank conçu le meilleur des moteurs de recherche ; bons informaticiens, ils ont construit un système scalable, capable sans exiger de version fondamentalement nouvelle d’indexer des milliards de documents et de répondre à des milliards de requêtes quotidiennes.
Steve Jobs a animé la conception, la programmation, la production par un réseau de partenaires et la commercialisation du MacIntosh, de l’iPod, de l’iPhone, de l’iPad. Jeff Bezos a patiemment investi pour construire avec Amazon l’une des architectures informatiques les plus finement adaptées aux besoins des clients.
L’informatisation d’une entreprise structure son organisation : la sociologie de ses pouvoirs de décision, ses procédures, le travail de ses salariés, sa relation avec le marché et, de façon générale, avec le monde extérieur, jusqu’à sa mission et ses valeurs.
Le phénomène est général : toutes les institutions, toutes les entreprises, toutes les techniques, tous les produits, le système productif dans son ensemble sont désormais informatisés, parfois de façon efficace, souvent maladroitement car dans notre époque de transition (la « transition numérique ») les entreprises et les institutions n’ont pas toutes atteint la maturité.
L'informatisation n'abolit pas les techniques fondamentales du système antérieur, mécanique, chimie et énergie : tout comme la mécanisation a mécanisé l'agriculture, elle les informatise.
L’informatisation d’une entreprise se concrétise par un système d’information4 dont l’examen révèle ses priorités et, aussi, ses pathologies : les données, processus, indicateurs, tableaux de bord, ainsi que l’architecture informatique sur laquelle ils s’appuient, en donnent à qui sait les lire une image aussi parlante qu’une radiographie.
Cet examen est le quotidien des experts mais parmi les dirigeants seuls les entrepreneurs véritables – ceux que nous avons cités et d'autres moins connus – s’y intéressent. Lorsqu'on rencontre une entreprise efficacement informatisée et demande aux salariés comment elle a pu y parvenir, on reçoit toujours la même réponse : « le patron s’est impliqué personnellement ».
Les instituts statistiques n’observant pas encore les systèmes d’information il faut faire une enquête pour se procurer des données, lourd travail qu’accomplissent au MIT Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee5.
L’expérience montre que l’automatisation a transformé le travail : les tâches répétitives étant automatisées, il se concentre dans les tâches de conception (définition des produits, ingénierie de la production) et dans les services qui accompagnent les biens entre les mains de leurs utilisateurs. Le travail de la main d’œuvre est alors supplanté par celui d’un cerveau d’œuvre, symbiose du cerveau humain et de la ressource informatique, à qui l’entreprise demande de savoir user de discernement, prendre des initiatives et répondre à des imprévus.
Telle est la situation dans laquelle il faut se placer pour définir les compétences nécessaires puis aborder les questions de formation, de rémunération et d’équité. L’opinion, ne voyant que la composante matérielle des produits, qui seule lui apparaît, qualifie les services de « petits boulots » et ignore les compétences nécessaires. Qualifiera-t-on de « petit boulot » le travail d’un chirurgien, d’un professeur, d’un pilote de ligne, d’un ambassadeur, qui tous produisent un service ? La compétence relationnelle d’un commerçant qui connaît ses clients et ses produits est-elle négligeable ?
L'informatisation transforme en profondeur le fonctionnement de l'économie : l’hypothèse fondamentale du modèle de l’équilibre général est en effet détruite par l’automatisation, qui concentre la dépense dans le coût fixe de la conception, de l’ingénierie et du dimensionnement des services, et généralise ainsi des rendements d’échelle croissants.
Ce simple fait érige la concurrence monopolistique en régime de référence des marchés et des stratégies : les entreprises s’affrontent pour conquérir des positions de monopole temporaire, les normes font l’objet d’un « lobbying », la compétition géopolitique entre les nations s’entrelace avec une coopération dans les techniques fondamentales de la micro-électronique, du logiciel et de l’Internet.
Devant ce phénomène organique complexe l’économiste n’est pas désarmé : il peut s’appuyer sur la philosophie de Gilbert Simondon6, la périodisation de l’histoire par Bertrand Gille7, les écrits que Donald Knuth8 a consacrés à l’informatique, les travaux de l’Institut de l’iconomie9 et d’autres essayistes expérimentés10, etc.
Comment expliquer qu’un rapport intitulé Les grands défis économiques puisse n’accorder aucune place à ces phénomènes ?
On y rencontre « concurrence » 58 fois, « progrès technologique » 44 fois, « numérique » 43 fois, « Internet » 17 fois, « intelligence artificielle » 14 fois, « informatique » 10 fois, « entrepreneur » 9 fois, « ingénierie » 7 fois, « logiciel » 4 fois, « microprocesseur », « économies d’échelle » et « géopolitique » une fois. On n’y rencontre pas « informatisation », « intensité capitalistique », « monopole » ni « concurrence monopolistique ».
Le rapport Tirole-Blanchard ignore les véritables « grands défis économiques » de notre temps – et pourtant on ne pourra pas combattre le réchauffement climatique et les inégalités, ni résoudre le problème des retraites, sans tenir compte du fait que toute action passe désormais par les instruments de l’informatique.
Les auteurs de ce rapport ont donc agi au rebours de la démarche de la science économique qui consiste – comme le firent en leur temps Adam Smith, David Ricardo, Léon Walras, Alfred Marshall, John Maynard Keynes, John Hicks, etc. – à considérer une situation historique et en dégager les lignes de force pour construire le modèle schématique qui permettra aux acteurs de la comprendre et d’en acquérir une intuition exacte, apte à nourrir des décisions judicieuses.
L’Institut de l’iconomie a proposé un tel modèle11. Comme tout modèle celui-ci est perfectible : on peut et on doit donc le soumettre à la critique et elle serait plus utile que le flot conformiste du rapport Tirole-Blanchard.
On trouve en France beaucoup d’inventeurs, beaucoup moins d’innovateurs. L’opinion aime les start-ups qui expriment des idées nouvelles mais n’ont pas les moyens de l’ingénierie qui permettrait de les réaliser. La plupart de nos dirigeants maîtrisent l’art de la parole et ignorent la technique. Les entrepreneurs sont trop rares.
Les mots « informatique » et « informatisation » sont jugés ringards : l’opinion leur préfère « numérique », mot-valise sans contenu, et « intelligence artificielle », expression qui prise au sens large désigne l’informatique mais éveille des chimères dans les imaginations.
L’opinion ayant contaminé les décisions, elles sont souvent prises sans connaître les possibilités que la situation comporte ni les dangers qui les accompagnent : on risque alors de ne pas tirer parti des premières et de tomber dans les seconds.
Le reste du monde avance dans l’économie informatisée. Des positions stratégiques se prennent, la Chine pousse ses pions sur l’échiquier de la géopolitique tandis que les États-Unis défendent leurs privilèges.
L’opinion étant naturellement agitée et passionnée, on ne peut pas lui reprocher de manquer de discernement. Des économistes qui, trahissant leur métier, orientent la décision vers une impasse n’ont pas les mêmes excuses.
Si le président de la République avait demandé à l’Institut de l’iconomie d’éclairer les « grands défis économiques » que rencontre aujourd’hui la France, cet institut aurait évoqué les possibilités et les dangers qu’apporte l’informatisation, la qualité qu’exige le système d’information d’une entreprise ou d’une institution, la formation des compétences du cerveau d’œuvre, les conditions d’une maîtrise stratégique des techniques de la micro-électronique, du logiciel et de l’Internet.
Il n'est jamais trop tard pour éclairer l'opinion.
(Ce petit texte m'a attiré des réponses de personnes qu'il a indignées).
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1 Olivier Blanchard et Jean Tirole, Les grands défis économiques, rapport au président de la République, juin 2021.
2 Julien Benda, La trahison des clercs, 1927.
3 Jean Tirole, The Theory of Industrial Organization, MIT Press, 1988 ; Économie du bien commun, PUF, 2016.
4 Michel Volle, « Système d’information », Encyclopédie des techniques de l’ingénieur, 2010.
5 Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, Race Against the Machine, Digital Frontier Press, 2011.
6 Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, 2012 ; Communication et information, Éditions de la transparence, 2010.
7 Bertrand Gille, Histoire des techniques, Gallimard, coll. La Pléiade, 1978.
8 Donald Knuth, The Art of Computer Programming, Addison Wesley, 1997.
9 Michel Volle, De l’informatique : savoir vivre avec l’automate, Economica, 2006 ; iconomie, Economica, 2014 ; Prédation et prédateurs, Economica, 2008 ; Valeurs de la transition numérique, Institut de l’iconomie, 2018 ; Claude Rochet et Michel Volle, L’intelligence iconomique, De Boeck, 2015 ; Pierre Blanc et alii, Élucider l’intelligence artificielle, Institut de l’iconomie, 2018 ; Jean-Paul Betbeze et alii, La tectonique des monnaies, Institut de l’iconomie, 2021 ; Laurent Bloch et alii, Quatre champs de bataille iconomiques, Institut de l’iconomie, 2021 ; Pierre-Olivier Beffy et alii, « L’iconomie : un modèle de l’économie numérique », Revue d’économie industrielle, 1er trimestre 2019, etc.
10 Laurent Bloch, Révolution cyberindustrielle en France, Economica 2015 ; Isabelle Boydens, Informatique, normes et temps, Bruylant, 1999 ; Bernard Stiegler, La société automatique, Fayard, 2015 ; Hubert Dreyfus, Intelligence artificielle : mythes et limites, Flammarion, 1992, etc.
11 Pierre-Olivier Beffy et alii, « L’iconomie : un modèle de l’économie numérique », Revue d’économie industrielle, 1er trimestre 2019.
"Le témoin a dit la vérité, il doit être exécuté " paroles d'une chanson de Guy Béart, ingénieur de formation. J'espère que non. Félicitations à Michel.
RépondreSupprimerTres eclairant, merci Michel Volle
RépondreSupprimerLa bonne question aurait été : comment refonder le système français d'imposition directe et de Sécurité sociale en disposant des moyens actuels d'informatique ? http://www.hemmelel.fr/blog/2016/11/01/si-jetais-candidat/
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