lundi 6 septembre 2010

Avant et après 1968

Nous vivions, avant 1968, dans un monde qui appartient à l'histoire tant il diffère du monde actuel et nous devons faire effort pour nous le remémorer. C'était un monde mensonger et 1968, loin de nous faire accéder à la vérité de la condition humaine, nous a fait passer d'un mensonge à l'autre.
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Avant 1968, la classe moyenne donnait pour idéal à ses enfants d'être « quelqu'un de bien » et les « gens bien » se reconnaissaient à certains traits qu'il fallait donc acquérir.

Tout d'abord, ils étaient visiblement « à l'aise » : il habitaient une belle maison, possédaient une belle voiture, s'habillaient bien, avaient au moins une femme de ménage, parfois une bonne et même une cuisinière. Puis ils parlaient bien, ayant acquis une « bonne éducation » qui se remarquait aussi dans leur maintien et leur tenue à table.

Nous autres enfants de la classe moyenne étions tenus à distance des enfants de familles ouvrières ou paysannes : « ne joue pas avec eux, ils ne sont pas de notre monde », nous disait-on, « ils ne sont pas fréquentables ».

Nous allions à l'école, puis au lycée, en portant dans les petites classes le béret, la cape et l'écharpe qui étaient comme un uniforme, puis plus tard un costume qui faisait de nous de petits Messieurs. D'une année à l'autre les classes s'épluchaient comme un oignon : des camarades qui n'étaient pas toujours les plus mauvais élèves nous quittaient pour se former à un métier, certains après le certificat d'étude, d'autres après le brevet.

Mais nous autres, étant de la classe moyenne, devions aller au moins jusqu'au baccalauréat. En pratique, et moyennant un effort modéré, nous serions par la suite officiers de réserve et servis par une ordonnance durant nos périodes militaires. Un autre effort nous permettrait de « faire des études » pour accéder au métier honorable - médecin, notaire, professeur, avocat, ingénieur - qui nous classerait définitivement parmi les « gens bien ».

Cependant l'ascenseur social par les études fonctionnait de sorte que quelques enfants de familles « non fréquentables » accédaient eux aussi au statut du « Monsieur bien » : ainsi l'économie tirait parti, mieux qu'elle ne l'avait fait jusqu'alors, des ressources cérébrales de la population.

Mais cette ouverture avait une contrepartie. Si l'on étudiait la littérature, les maths, la philo, l'histoire, ce n'était ni pour les connaître, ni pour les comprendre mais pour réussir aux examens et on les oubliait dès que l'obstacle avait été franchi : l'intellect était délibérément et ouvertement prostitué à l'arrivisme.

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Cette formation, on le voit, incitait surtout à acquérir des apparences. Les qualités de fond, celles qui confèrent sa structure à la personne - droiture, dignité, réserve - n'étaient évoquées que par le scoutisme. La religion elle-même était réduite à des rites : pour les catholiques, c'était la confession le samedi soir, la messe le dimanche matin, plus le souci obsédant de la « pureté » - c'est-à-dire en pratique la honte de la sexualité et particulièrement de la masturbation. Dans certaines villes de province, il fallait assister à la messe pour se classer parmi les « gens bien ».

Les « garçons bien » étaient censés ne faire aucun usage de l'organe érectile qu'ils portaient, les « filles bien » étaient censées en ignorer sinon l'existence, du moins le mode d'emploi - quitte, suivant la règle « avant, il ne faut pas, après, tu dois », à devenir soudain des génitrices une fois mariées.

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Ainsi tout ce qui donne un sens à la vie - la foi, la connaissance de la nature à travers les sciences, la connaissance de l'autre dans la relation amoureuse, l'action créative et productive - était comme affadi et détourné vers une finalité institutionnelle qui s'imposait à chacun dans tous les domaines de son existence.

Tout cela n'allait pas sans de ces accrocs que les dialecticiens nomment « contradictions ». La tradition paillarde des lycées minait le moralisme pudibond de nos éducateurs et la plupart des heures passées en cours étaient en fait stériles. Rares étaient en effet, parmi nos maîtres, ceux qui avaient la compétence pédagogique et la générosité nécessaires à la transmission des connaissances - ceux qui les possédaient nous donnaient de surcroît, il est vrai, une leçon d'humanité plus précieuse que tout leur savoir.

La plupart des adultes étaient peu bienveillants envers nous. Les vaincus de 1940 croyaient devoir rebâtir sur notre dos le sérieux qui, pensaient-ils, avaient manqué à la nation et notre pétulance juvénile les contrariait évidemment (voir Qu'est-ce qu'un jeune ?).

Au total notre vie était entourée de mensonges auxquels on nous demandait d'adhérer. Nous subissions ainsi de ces « injonctions paradoxales » qui, disent les psychologues, peuvent rendre fous les plus fragiles.

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Ce monde-là ayant été liquidé en 1968, ces mensonges ont été remplacés par d'autres et nous ne sommes pas plus avancés.

Le système éducatif a été « démocratisé » : cette expression, qui n'a rien à voir avec la démocratie, signifie que la qualité et le prix du produit ont été diminués pour qu'il puisse servir un marché plus large. Ainsi les grandes surfaces ont « démocratisé » le foie gras, naguère produit de luxe coûteux - mais est-ce encore du foie gras ?

La « démocratisation » de l'enseignement n'est d'ailleurs qu'une apparence car l'ascenseur social est désormais en panne : la statistique indique qu'il est devenu plus difficile qu'autrefois, pour un enfant d'origine modeste, d'entrer dans une grande école ou de réussir à l'université.

À la fadeur institutionnelle du mariage, la « libération sexuelle » a substitué une autre fadeur : le déploiement de la pornographie a amorti les émotions qui font tout le charme de l'érotisme, la connaissance de l'autre et de soi que procure une fidélité vécue au long de la vie a été perdue.

Nous ne mettons plus les pieds à l'église sauf pour visiter celles dont l'architecture est la plus belle. À quoi sommes-nous donc désormais fidèles, nous qui nous sommes éloignés d'une foi dont nous n'avions d'ailleurs connu que les manifestations les plus superficielles ? La carrière, devenue le véritable objet du culte, a remplacé la parole évangélique et assurément notre qualité humaine n'y a rien gagné.

6 commentaires:

  1. Un article qui dit l'essentiel jusqu'à 1960 : une société qui a le soucis du qu'en dira-t-on, mais qui n’explique pas 68 ni ce que pouvait représenter les années charnières qui ont suivi quand la société a glissé à partir des années 60 vers les modèles américains, et rentre 10 ans plus tard dans une consommation et un individualisme forcené.

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  2. Pourquoi accabler ainsi 1968 ? Le changement sociétal dont il s'agit était engagé bien avant et s'est surtout accéléré après la chute de l'URSS quand il n'y a plus eu de grand méchant loup capable de contenir (un peu) les prédateurs. Et on oublie aussi ce qu'on nous enseignait alors (l'Empire français, etc). Les contempteurs de 68 sont assez nombreux, à tous les niveaux, il me paraît inutile d'en rajouter. En fait, il suffit de changer le titre de l'article :-)

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  3. 68, celà a été aussi 30% d'augmentation du SMIg

    C'est tout de même un acquit à ne pas oublier,

    indépendamment du reste

    Michèle DRAYE

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  4. @Michèle Draye
    Toute augmentation de ce type peut être rognée par la suite soit lors des négociations salariales ultérieures, soit en automatisant la production et en comprimant d'autant les effectifs salariés...
    Il faut donc, pour savoir s'il s'agit vraiment d'un acquis, regarder l'évolution tendancielle avant et après 68, tenir compte de l'accroissement du chômage etc.

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  5. @jacques
    Oui, 68 a été positif à bien des égards et il était sans doute nécessaire. Je n'avais pas l'intention de le dénigrer mais seulement de comparer ce que nous étions avant, et ce que nous sommes devenus après.
    Comparer deux photographies, ce n'est pas porter un jugement sur les événements qui se sont produits dans l'intervalle.

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  6. Très intéressant...


    (Un ancien élève)

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