lundi 23 mai 2011

Le bloc historique

(Ce texte appartient à la série D'un monde à l'autre)

Le monde actuel diffère qualitativement du « bloc historique », expression qu'utilise Yann Moulier-Boutang pour désigner le monde dans lequel nous avons vécu dans les quelques dizaines d'années qui précédèrent 1975 (et qui n'a rien à voir avec le bloco historico de Gramsci).

Dans ce monde-là, le PIB et l'indice de la production industrielle croissaient de 5 % par an et le secteur secondaire employait une part croissante de la population active (le maximum a été atteint en 1975). On dénombrait de l'ordre de 700 000 chômeurs.


Sans le savoir, nous vivions alors les « trente glorieuses » qui allaient bientôt s'achever. La France avait dès le début des années 1950 achevé la reconstruction d'une économie détruite durant la deuxième guerre mondiale et dans la foulée la croissance s'était poursuivie, aiguillonnée par l'exemple américain.

La population avait cependant été marquée par le souvenir de la crise des années 1930 puis de la pénurie des années 1940 : les Français éprouvaient le besoin de s'équiper, de consommer, voire de se gaver pour oublier ces souvenirs pénibles.

L'exode rural, très rapide, avait d'ailleurs rempli les villes d'une population qui souhaitait accéder vite aux plaisirs de la vie urbaine. Dans leur périphérie la ruée vers la consommation de masse s'accompagnait de la dissémination de commerces à grande surface. Tous les ménages rêvaient de posséder une voiture, une machine à laver, un téléviseur, un téléphone. Dans les années 1960 ce rêve se réalisa pour presque tout le monde, seul le téléphone devant encore attendre les années 1970 pour devenir largement disponible.

La « théorie à l’œuvre »

L'économie paraissait simple et elle était simple en effet, du moins dans la théorie « à l’œuvre » qui prévalait dans l'administration économique avec la comptabilité nationale et les modèles économétriques.

Cette théorie à l’œuvre était bien sûr beaucoup plus pauvre que la théorie savante dont elle ne retenait que les éléments qui se prêtent à l'évaluation et au calcul. Elle ignorait donc les externalités (« ce qui est extérieur à l'échange marchand »), la concurrence imparfaite, les contrats incomplets, l'information dissymétrique etc. Elle s'intéressait peu aux services, aux patrimoines et à la qualité des produits, qu'elle peinait à définir et vers lesquels elle n'orientait pas en priorité son outil d'observation statistique.

Certes, la comptabilité nationale produisait des comptes des services et des comptes de patrimoine mais ils étaient moins solides que ceux qu'elle pouvait établir à partir des comptes d'exploitation des entreprises et ils s'appuyaient sur des conventions dont le caractère formel sautait aux yeux : la valeur ajoutée des services publics était supposée égale à leur coût de fonctionnement et les comptes de patrimoine étaient calculés à partir de bilans comptables dont l'évaluation est dictée par la fiscalité, laquelle ignore l'économie.

Quelle est d'ailleurs la valeur d'un patrimoine, c'est-à-dire d'un actif qui conserve sa valeur d'usage quand on l'utilise : le coût historique de son acquisition ? ce même coût, diminué des amortissements ? sa valeur au prix du marché ? mais peut-il être convenable dans ce dernier cas, pour estimer la valeur d'un stock patrimonial au niveau global d'une nation, de lui appliquer un prix qui s'établit dans la seule et minuscule part de ce stock qui fait l'objet d'un flux de transactions ?

Les statisticiens tentaient enfin de tenir compte de la qualité des produits en calculant des indices de prix « hédoniques » qui visent à évaluer, en termes de volume, le gain d'utilité qu'apporte un gain de qualité – mais ces tentatives restaient partielles et discutables.

*     *

Dans le modèle implicite de cette théorie à l’œuvre le système productif était donc composé d'usines produisant d'une part des biens d'équipement ou des demi-produits destinés à d'autres usines, d'autre part et enfin des biens de consommation. Les ménages étaient des consommateurs dont la fonction d'utilité avait pour argument la quantité des divers produits consommés : il semblait donc qu'ils seraient d'autant plus satisfaits, voire d'autant plus heureux qu'ils consommeraient davantage.

Le tableau d'échanges inter-industriels de Léontieff décrivait la relation entre la quantité produite par chaque branche et les matières premières et produits demi-finis qu'elle consommait. L'indice de la production industrielle pondérait et additionnait les nombres des paires de chaussures, de voitures, de téléviseurs etc. qui étaient produits.

La théorie à l’œuvre se concentrait ainsi sur des flux, que les comptes d'exploitation décrivent, et ignorait en pratique (même si certains calculs visaient à les évaluer) les stocks que sont le capital fixe et plus généralement le patrimoine (elle ne connaissait que le capital circulant, stock tampon des produits en attente). Les produits étaient destinés à être vendus, puis consommés ou investis. La dégradation du patrimoine naturel que provoque l'injection des déchets dans l'environnement n'était évidemment pas comptabilisée : les principaux indicateurs étaient d'ailleurs bruts (PIB pour « produit intérieur brut », FBCF pour « formation brute de capital fixe »).

La fonction d'utilité des ménages étant focalisée sur l'achat immédiatement suivi d'une consommation, l'arbitrage entre possession et location d'un bien patrimonial n'y apparaissait pas [1]. Cela rendait fondamentalement incompréhensible l'économie des services, qui consistent précisément en la location temporaire d'un bien patrimonial ou d'une compétence (cette dernière est d'ailleurs une forme de patrimoine).

Étant maladroite dans l'observation du patrimoine, cette économie ne pouvait pas même se représenter la prédation qui consiste en l'appropriation éventuellement violente d'un patrimoine mal protégé, suivie d'une consommation qui le détruise ou d'une revente morceau par morceau.

Le raisonnement s'appuyait enfin non sur la théorie micro-économique mais sur les agrégats macro-économiques qu'évaluait la comptabilité nationale. Les économètres étalonnaient sur ces agrégats des équations censées représenter des « comportements » et expliquer la consommation et l'épargne des ménages, l'investissement des entreprises, le taux d'activité de la population etc.

Beaucoup de leurs raisonnements tournaient autour du « carré magique » que constituent quatre variables : l'indice des prix à la consommation, le volume du PIB, le solde du commerce extérieur et l'emploi. Les projections que leurs équations permettaient de produire (après le redoutable artifice d'un calage sur les comptes postérieurs à la période d'étalonnage) servirent dans les années 1980 d'outil de « prévision » à la politique économique – puis celle-ci se détourna dans les années 1990 des modèles, des comptes et de la statistique car ils étaient devenus inopérants pour des raisons que nous allons évoquer.

La nausée des baby-boomers

La génération du baby-boom, qui n'avait connu ni la crise ni la pénurie, était mal à l'aise pendant les années 1960 dans une « société de consommation » qui manquait d'ailleurs terriblement d'humour. Le chômage était faible, certes, mais les relations au travail étaient grises et les hiérarchies pesantes. Les dirigeants, qui avaient fait leur carrière à l'époque de la reconstruction, étaient marqués par les valeurs du productivisme et empreints d'un sérieux sommaire : nul n'est besoin d'être imaginatif quand on a pour but de rattraper le niveau d'avant-guerre.

Or c'est d'imagination que l'on avait besoin, dans les années 60, pour tracer une route dans le territoire inconnu qui s'ouvrait une fois la reconstruction achevée et le niveau de vie américain à peu près rattrapé. À la dénonciation de la société de consommation s'ajouta donc bientôt la revendication, politique, d'une prise de pouvoir par l'imagination, mais les générations antérieures au baby-boom ne pouvaient ni comprendre, ni partager ce point de vue.

Mai 68 en résulta, suivi d'une dévalorisation de la parole des « vieux » et d'une exaltation des vertus des « jeunes » qui laissa des traces durables dans notre société. L'imagination sur laquelle on comptait tant, coupée de ses racines par la panne de la transmission, orienta d'ailleurs beaucoup de bonnes volontés vers des illusions que suivit bientôt un désarroi.

C'est alors que se produisit le choc qui allait disloquer le « bloc historique » et faire basculer le monde en catalysant une crise jusqu'alors latente : la guerre du Kippour en octobre 1973, suivie du choc pétrolier décidé par les pays de l'OPEP, mit un coup d'arrêt à la croissance de la production industrielle et provoqua une transformation radicale du système productif.

La part du secteur secondaire dans la population active décrut alors rapidement, le taux de chômage passa en dix ans de 3 % à 10 % [2], l'économie et la société pénétrèrent bras dessus-bras dessous un continent nouveau dont personne n'avait la moindre idée.

Taux de chômage au sens du BIT de 1962 à 1984
Suite : Le nouveau monde
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[1] Pour l'application de la théorie de la valeur au patrimoine, voir John Hicks, « A Suggestion for Simplifying the Theory of Money », Economica, février 1935, reproduit dans The Economics of John Hicks, Blackwell, 1984.
[2] Claude Thélot, « Les traits majeurs du chômage depuis 20 ans », Économie et statistique, n° 183, 1985. Pour mémoire : à la fin de 2010 on dénombrait 2 600 000 chômeurs en France et le taux de chômage était de 9,6 %.

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