Toute entreprise, qu'elle soit grande ou petite, constitue une petite société dont la sociologie, spécifique, est marquée par son histoire. Cette histoire a déposé dans les mémoires l'image de certains événements marquants et autour de cette image se sont formés des réflexes collectifs, se sont coagulées des valeurs.
Ainsi toute entreprise vit dans un monde de symboles qui diffère des mondes technique et économique, s'articule à eux et les influence.
Tout entrepreneur véritable, tout stratège, sait que la source de l'énergie collective se trouve dans le monde des symboles et que c'est là qu'il doit poser le levier de son action.
Ce fait, depuis toujours évident pour quiconque ne porte pas d'œillères, l'est devenu plus encore avec l'informatisation. Mais les généraux ne sont pas tous des stratèges et les dirigeants ne sont pas tous des entrepreneurs.
Le succès, dans l'entreprise informatisée, repose sur l'alliage entre l'automate et le cerveau humain. Or le cerveau cesse de fonctionner si on le confronte à des injonctions contradictoires, à des symboles et des valeurs incohérents.
On avait pu croire suffisant, à l'époque de la mécanisation, de coordonner de façon autoritaire les gestes et les muscles des ouvriers. La coordination des cerveaux réclame plus de délicatesse : elle exige que s'instaure dans l'entreprise un véritable commerce de la considération. Ce n'est pas là du sentimentalisme nian-nian, mais une exigence objective et ferme de l'efficacité ; et si cette exigence recoupe celles de la relation interpersonnelle, qui s'en plaindra ?
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L'affolement provoqué par des choix stratégiques contre-nature a, bien naturellement, orienté les comportements au rebours de ce qu'il fallait faire. On a cru qu'il convenait de se montrer brutal, qu'il fallait casser les "vieilles habitudes" ; on a, comme d'autres le firent naguère, voulu créer dans l'entreprise un "homme nouveau".
Entre autres nouveautés on a demandé à des Français travaillant en France d'adopter la langue anglaise dans leur travail et lors des réunions - ce qui donne un pidgin aussi vulgaire que prétentieux (voir Le ridicule des traîtres). On leur assène des slogans en anglais : Time To Move, Be a Part of It etc. France Telecom parle aussi en anglais à ses clients : Internet Everywhere, Business Everywhere, Business Internet Office, Business Talk IP Centrex, Flotte on Line (sic), Livebox, Orange Business Services, Transfer Mail etc.
Les résistances, bien naturelles, ont provoqué une inefficacité massive : alors on a décidé d'être plus brutal encore et, pour supprimer le problème, on a entrepris de supprimer les salariés en les expulsant massivement, le travail nécessaire étant confié à des sous-traitants.
Lorsque les salariés sont maltraités il ne faut pas s'attendre à ce qu'ils soient aimables avec les clients. Le mépris, voire la haine, se transmettent de haut en bas et le client se trouve tout en aval. L'entreprise devient vicieuse et perverse. Le client est maltraité, le sous-traitant et le partenaire sont grugés.
Dans une situation fausse le mensonge est en effet de règle, le manque de parole est un comportement obligé. Les évidences professionnelles s'évaporent à l'intérieur et à l'extérieur la confiance des clients disparaît. Sous prétexte d'efficacité, de profit, de "création de valeur", l'entreprise dissipe son capital le plus précieux.
Le régulateur aurait pu jouer le rôle d'une direction générale, et préserver l'efficacité du secteur si les entreprises avaient été non pas mises en concurrence mais associées en un partenariat. Mais la bataille entre les concurrents, sauvage, ne laisse aucune place à la coopération, au partage des résultats de la R&D ; elle brise la cohérence du réseau. Sous prétexte d'efficacité, là encore, le secteur gaspille en fait ses ressources.
La concurrence, et la bataille qu'elle suscite, règne aussi à l'intérieur même de l'entreprise : la comptabilité analytique a transformé chaque unité en une petite entreprise féroce qui s'emploie à faire du profit sur le dos des autres unités plus encore que sur le marché.
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Cette histoire est tragique. On pense au gaspillage, au trésor de compétences et de bonne volonté qui est détruit ; on pense aussi au ratage que cela représente pour la France.
Car enfin cette entreprise là, France Telecom, était bien placée pour engager notre pays sur la voie de l'informatisation. Elle avait, certes, des obstacles internes à surmonter : l'architecture symbolique restait attachée au passé glorieux de la téléphonie fixe, de l'équipement du territoire à bride abattue dans les années 70, du "Delta LP" ; la compétence en système d'information n'était pas la plus respectée...
Cependant on pouvait offrir d'autres voies à l'énergie de France Telecom, la canaliser vers d'autres symboles, faire apparaître à son horizon les perspectives qu'ouvre l'informatisation - et aussi les dangers qu'elle comporte.
Mais cela aurait exigé un raisonnement plus fin, plus respectueux aussi des faits et des personnes, que celui qui croit voir dans la concurrence une potion magique (la privatisation n'en est qu'une conséquence). Dire que la concurrence est souhaitable n'est certes pas une idée fausse - elle est juste sous certaines conditions - mais cette idée a fourni un alibi facile à une démarche péremptoire et brutale.
Reste-t-il quelque chose à sauver dans le secteur des télécoms en France ? Je n'en sais rien. Il se peut que la destruction ait été trop radicale. Il se peut aussi qu'il reste encore dans l'entreprise assez de compétences et de bonnes volonté pour la réorienter.
Il se peut même que les actionnaires, conscients de leurs responsabilités, exigent cette réorientation (cf. L'avenir du capitalisme) : mais cela impliquerait qu'ils adoptent le point de vue du long terme... autant dire qu'il faut remonter le sens du courant.
On pourrait aussi donner au régulateur les pouvoirs d'une véritable direction générale du secteur télécoms, et instaurer des relations de partenariat entre les entreprises du secteur. Mais là aussi cela exigerait de remonter le sens du courant.
Consultant, j'ai travaillé pendant deux ans pour France Télécom. J'y ai constaté cette abondance d'anglicismes qui appauvrit la pensée et interdit toute réflexion. Vous expliquez dans votre article sur "Le ridicule des traîtres" que l'usage d'anglicismes est un moyen de marquer l'entre-soi(*), je pense qu'en entreprise c'est également un moyen de censure des esprits curieux et rigoureux : quiconque voudrait questionner le raisonnement aurait d'abord à questionner l'anglicisme, révélant ainsi son absence d'assimilation du langage de l'entreprise et donc son inadaptation professionnelle.
RépondreSupprimerPour illustrer ce propos, laissez-moi vous raconter une réunion qui s'est déroulée chez France Telecom en 2007. Plusieurs cadres sont autour de la table. Ils discutent d'un nouveau produit qui pourrait être lancé prochainement. Soudain, le chef des cadres demande : "Avez-vous prévu un backup pour ce produit ?". Hébétude dans l'assemblée, mais très vite un cadre (se) reprend : "Ah oui, un backup c'est important, donc on va s'en occuper". "Ok on prévoira un backup" renchérit un autre. Personne ne sait exactement ce qu'est un backup(**) (un remplaçant ? un serveur de sauvegarde de données ? une autre solution ? une sécurité juridique ?) mais tout le monde a compris que 1) un backup a une notion de protection, donc c'est bénéfique et 2) la demande émane du chef donc nous ne saurions l'enjoindre à préciser sa pensée(***) car cela reviendrait implicitement à contester sa parole.
Il arrive que cette pratique de censure soit reconnue comme telle par les instances dirigeantes ("arrête le blabla" entend-on parfois de la part des directeurs), mais il arrive également qu'elle contamine toutes les strates de l'entreprise, y compris la tête. On s'est beaucoup gaussé de Didier Lombard utilisant le terme français de "mode" du suicide alors qu'il voulait utiliser le terme anglais de "mood". Mais personne n'a été estomaqué du fait que le vrai terme que voulait utiliser M. Lombard est "effet d'entraînement" (concept bien connu des sociologues). Quand un dirigeant en vient à utiliser le terme "mood" pour "effet d'entraînement", comment ne pas imaginer que ses constructions intellectuelles soient sapées par un maniement approximatif des concepts les plus simples ? Comment concevoir que son message puisse être clair, entendu et compris par l'ensemble des effectifs de France Télécom, et pas seulement par quelques cadres parisiens ? Quel crédit donner à sa parole si elle est imprécise, équivoque et remplie d'ambiguïtés ?
"Esprit brouillon et pensée inconsistante" avait écrit un jour mon professeur de français sur mon bulletin trimestriel. Il faut croire que ces qualités étaient indispensables pour prendre et conserver pendant si longtemps la direction de France Télécom.
(*) cf. également Bourdieu, "Ce que parler veut dire".
(**) je précise bien que "backup" n'était pas un terme consacré à quoi que ce soit et n'indiquait donc aucun concept précis (contrairement par exemple à "BP" qui est un regrettable anglicisme pour "plan d'affaires").
(***) et surtout pas moi, ma condition de consultant impliquant que je suis un "sachant" qui ne pose pas de question mais ne fait que donner des réponses.
Xavier (tuvas@laposte.net)