Les pionniers de la compta nat ont voulu établir, à l'échelle d'un pays, des comptes analogues à ceux que la comptabilité tout court fournit à l'entreprise. Mais l'économiste doit se méfier des données comptables car elles obéissent à des conventions qui, incorporant des hypothèses implicites, risquent d'emprisonner son raisonnement.
J'ai vu cela dans les entreprises où j'ai travaillé et, par exemple, lorsque j'ai évalué la part des avions dans la fonction de coût d'Air France. Un modèle avait permis d'estimer le coût annuel de la flotte mais les données comptables indiquaient un coût beaucoup plus faible : dans la rubrique « coût des avions », la comptabilité n'avait classé que l'équivalent annuel du coût de leur achat. Or certains avions étaient loués et le coût de leur location était classé à la rubrique « travaux, fournitures et services extérieurs ».
Ainsi quiconque prenait les données comptables sans connaître cette convention sous-estimait grossièrement la part des avions dans la fonction de coût.
Les comptables, notons-le, avaient bien fait leur travail dont la finalité est essentiellement fiscale et il n'y avait rien à leur reprocher : une location est bien un « service extérieur » et le classement de la dépense était correct. Le problème était plus profond : il s'agissait d'un écart de principe, donc radical et insurmontable, entre la comptabilité et le raisonnement économique.
Certaines personnes disent que le lecteur des comptes connaît les conventions, ou du moins qu'il « n'a qu'à » les connaître : c'est un de ces propos désinvoltes dont l'irréalisme crève les yeux et qui ont pour fonction de masquer un problème de fond.
Poser ce genre de problème équivaut à soulever un tapis sous lequel a été cachée de la poussière, faute de goût que les « gens sérieux » ne pardonnent pas et que nous allons pourtant commettre, plus quelques autres.
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Si l'on considère une entreprise en tant qu'entité productive on s'intéressera à la valeur marchande de sa production. Pour l'évaluer trois méthodes se proposent : le flux de trésorerie, le chiffre d'affaires facturé, le « fait générateur ».
Les deux premières ont l'avantage d'être « objectives » en ce sens qu'il existe des documents écrits et vérifiables sur lesquels elles peuvent s'appuyer : les paiements enregistrés dans la caisse pour la première, les factures émises pour la deuxième. La méthode du « fait générateur » nécessite par contre une estimation : des chantiers sont en cours, l'entreprise n'a pas encore facturé et il faut évaluer ce qui a été produit.
C'est cette troisième méthode qui, en théorie, fournit la meilleure évaluation de la production de l'année. Elle est enseignée, les comptables la connaissent mais ils répugnent à l'appliquer car ils préfèrent s'appuyer sur des données dûment enregistrées. S'ils sont contraints de faire une estimation, ils appliqueront le « principe de prudence » en supposant que les données manquantes sont nulles ou égales à une valeur minimale. Des biais sont ainsi introduits dans le compte d'exploitation.
Les données du bilan sont d'une qualité pire encore : lorsqu'un évalue un actif à sa valeur historique diminuée des amortissements on obtient un nombre vérifiable mais de signification douteuse, et il en est de même de l'évaluation mark to market. « Savoir lire un bilan » est une expression vide de sens : outre cette prétendue « lecture », un lourd travail est nécessaire pour interpréter et rectifier les données. Les goodwills que font apparaître les analystes à l'occasion des opérations de fusion ou d'absorption sont autant de corrections du bilan.
Les données comptables ne sont pas inutilisables mais pour pouvoir s'en servir dans un raisonnement il faut savoir comment elles ont été définies, puis les retraiter en leur apportant les corrections nécessaires : c'est un travail minutieux et très technique. En aucun cas on ne peut les prendre à leur « valeur faciale », on ne peut faire comme si elles mesuraient exactement le fait économique qui leur sert d'intitulé.
L'économiste d'entreprise qui redresse les données comptables rencontre cependant un mur d'hostilité : la comptabilité est connue de tous, et tous partagent la vision qu'elle donne de l'entreprise. Son éclatement selon les conventions de la comptabilité analytique permet d'opportunes comparaisons de productivité, efficacité, rentabilité etc., le contrôleur de gestion ne parle pas un autre langage. Face à une telle unanimité le souci d'exactitude pèse peu – mais il faudrait un miracle pour que puissent être judicieuses des décisions qui sont prises en s'appuyant sur des données fallacieuses.
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Contrairement aux comptables d'entreprise, les comptables nationaux ne répugnent pas aux estimations : ils y sont contraints par les lacunes de la statistique.
Il existe cependant des « trous noirs » devant lesquels leur pouvoir d'estimation s'arrête. Ainsi ils mesurent le PIB de la Grèce tout en sachant que dans ce pays l'économie « souterraine » est importante. Mais quel est son poids relatif ? Personne n'en sait rien, puisqu'elle est souterraine. Il en résulte que le PIB de la Grèce est sous-estimé et que le ratio « dette brute de l'Etat / PIB », que tout le monde juge trop élevé, est surestimé. De combien ? Personne ne le sait.
Certaines données de la compta nat sont estimées avec des règles de trois, ce qui revient à postuler une répartition rigide. D'autres sont estimées par solde, ce qui les rend terriblement imprécises.
Ces rigidités, ces imprécisions, n'empêchent pas les macroéconomistes de prendre les données de la compta nat pour un reflet immédiat de la réalité, de les utiliser comme s'il s'agissait d'observations statistiques : se plonger dans l'examen de ses conventions leur demanderait un trop gros travail.
Leur cerveau se divise alors en deux parties. Etant intelligents et cultivés, ils savent que le PIB n'est pas un bon indicateur de la production qu'il est censé mesurer. Mais dans leur raisonnement, dans leurs calculs, ils s'enferment quand même dans la compta nat : leur propos pivote autour du taux de croissance du PIB et de ce qu'ils en déduisent par des équations économétriques étalonnées sur la compta nat (emploi, recettes fiscales etc.).
Ils savent aussi que le ratio « dette brute de l'Etat / PIB » est une chimère qui n'apporte rien au raisonnement. Mais comme cette chimère figure parmi les critères de Maastricht, comme elle est abondamment commentée et qu'elle a un effet sur l'opinion, il faut la prendre en compte.
Pour prendre un autre exemple, ils savent que le ratio couramment utilisé dans les entreprises, « chiffre d'affaires du mois / chiffre d'affaires du mois correspondant de l'année précédente », ne donne aucune information sur la conjoncture. Mais comme il est publié par des entreprises industrielles et que l'opinion le croit significatif, ils le commentent.
L'économiste, écartelé entre les exigences du raisonnement et celles de l'opinion, cherche parfois une issue dans le compromis. C'est ce qu'a fait le centre d'analyse stratégique dans sa note de veille n° 183 consacrée à la soutenabilité des finances publiques.
Il compare d'abord longuement les ratios « dette brute de l'Etat / PIB » des diverses nations, puis il introduit enfin (mais timidement) la démarche véritablement économique avec son « approche globale de la situation patrimoniale d'une économie ». On voit alors, quelle surprise ! Que la situation de la France n'est pas si mauvaise...
Mais sans souligner ce résultat qui va au rebours de l'opinion, le CAS le noie ensuite dans une moyenne de tous les indicateurs : comme si l'objectivité imposait de mettre sur le même pied des indicateurs loufoques (dont tout le monde parle) et l'indicateur exact (que presque tout le monde ignore).
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Les données comptables sont certes utilisables (souvent, on n'en a pas d'autres) mais à condition d'avoir en tête un modèle économique pertinent, tout comme la simulation du coût des avions a permis d'interpréter (et de redresser) les données comptables d'Air France.
Quel est donc le modèle sous-jacent à la compta nat, ce modèle qui conditionne et ses données, et les raisonnements que l'on peut faire sur elles ? C'est celui de la reconstruction économique des années 50 : il fallait alors surmonter une pénurie généralisée (de logements, de matières premières, de produits de consommation, de biens d'équipement etc.) puis rattraper le niveau de vie américain.
Mais l'économie d'aujourd'hui n'est pas celle-là. Elle s'appuie sur l'informatisation des entreprises et sur son corollaire, l'automatisation de la production. La pénurie ayant disparu depuis longtemps, il ne s'agit plus de produire davantage en quantité (ce que mesure le PIB) mais de produire mieux, de consommer mieux en qualité (de façon plus précise, en rapport qualité / prix).
Ce modèle-là est incompatible à la compta nat comme au discours macroéconomique qui s'appuie sur elle. Les macroéconomistes continuent cependant à promouvoir, au sein même de l'économie informatisée, de l'économie de la qualité, les priorités de l'économie de la quantité.
Publiez un article, un livre, sur le phénomène de l'informatisation et ses dimensions anthropologiques (économiques, sociologiques, philosophiques etc.) : les économistes ne le liront pas. Tout ça, disent-ils, « c'est de la technique ». C'est donc une affaire de tâcherons : ils la jugent négligeable et l'abandonnent aux discours emphatique des gourous de la « numérisation ».
J'aimerais que ce modèle fût discuté, critiqué, amendé, précisé : il est sommaire et présente des lacunes. Mais aucune corporation ne s'écarte volontiers de ses habitudes et cela se comprend. Placez en effet un économiste devant le choix suivant :
1) produire un livre, un article ou un cours qui reprenne élégamment les acquis de la théorie et, s'il leur apporte un complément original, le fasse en respectant leurs présupposés ;
2) produire un modèle qui s'éloigne de ces présupposés pour donner une représentation de la situation présente qui soit exacte (car favorisant la justesse de l'action) mais qui, n'ayant pas été polie par une longue mise au point collective, sera formellement inélégante et maladroite.
La première option lui vaudra les applaudissements et l'estime de ses collègues, la deuxième fera de lui un outcast. Que croyez-vous donc qu'il fera ?
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On aime à rencontrer dans les romans, dans des films, un de ces personnages qui se dressent seuls contre tous pour promouvoir la vérité. Happy end oblige, ils finissent le plus souvent par triompher.
La vie réelle est plus dure que cela. Celui qui s'attache à une analyse exacte, mais que personne n'écoute, va bientôt radoter. Alors la folie le guette. Personne ne souhaite subir le sort de Semmelweis ! Il faut comprendre les économistes...
Ah que je suis d'accord avec toi ! Mon métier à secafi était en partie de passer de la compta à l'analyse économique.
RépondreSupprimerEt la partie compta nat est très bien.
Amicalement.
Tout à fait d'accord avec ce billet. Mais… concernant la dette de la France, la conséquence directe de ce raisonnement est que, pour éviter le dépôt de bilan, il faudra augmenter en flèche les impôts sur le patrimoine, c'est-à-dire en pratique sur le foncier.
RépondreSupprimerNotre "position extérieure nette positive" relève bien en effet des comptes de la Nation (non de l'Etat) ; elle traduit, si je comprends bien, la fortune des contribuables français. Et celle-ci est due à la valorisation exceptionnelle du foncier français (0,75% du sol émergé mondial, grâce à la Terre Adélie ; autour de 1,5% de la population adulte ; autour de 3% du PIB mondial ; 6% de la valeur patrimoniale).
Ce qui soulève plusieurs questions :
* socio-politique : qui sera capable de faire payer les propriétaires ? et d'éviter un comportement bloquant de leur part ? (la terre, certes, ne bouge pas ; mais les propriétaires sont aussi des actionnaires, des investisseurs… qui peuvent décider d'aller voir ailleurs).
* de viabilité : si on veut récupérer par exemple 50 milliards *de plus* par an sur le foncier, soit autour de 1% de sa valeur (par exemple, 3500 euros *de plus* de taxe foncière sur ma maison qui vaut environ 100 fois ça), les propriétaires peuvent-ils effectivement payer autant de liquide ? Une fois oui, mais cinq ou dix années de suite ? Il leur faudrait pour cela de vastes avoirs liquides, et il n'y en a pas tant. S'ils sont nombreux à devoir vendre pour payer leurs impôts (ou pour les éviter), les cours de l'immobilier peuvent facilement baisser - selon les études de Jacques Friggit, ils pourraient baisser de plus d'un tiers en restant au dessus de leur valeur de long terme http://www.cgedd.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/Friggit_En_une_page_cle0d7ae3.pdf .
Ceci dit, ce trésor dormant est la raison pour laquelle les agences de notation continuent à noter très favorablement les emprunts d'Etat français. Ce n'est pas que les finances d'Etat soient bien gérées ou soutenables ; ni que de vastes perspectives de croissance économique permettraient à la dette de fondre en proportion du PIB. Là-dessus, l'appréciation de Nouriel Roubini (et du CAS dans le document cité) est largement partagée. La raison de cette bonne note, c'est qu'il reste sur le territoire français, contrairement à celui d'autres pays, un actif taxable, qui n'est pas encore fortement taxée, et qui si elle l'était, rendrait la dette plus soutenable...
C'est exactement comme une grande entreprise en plein déclin, à laquelle les banques continueraient de faire crédit bon marché (entretenant ainsi l'incurie de sa direction générale) simplement parce que ses services centraux occupent quelques magnifiques immeubles parisiens, dont, en cas de faillite, les créanciers sauront faire bon argent.
NB : bravo pour le nouvel habillage du blog !