samedi 13 août 2011

Sartre, Aron et nous

En 1961 Sartre vint faire une conférence à l’École polytechnique. Elle commença ainsi : « Certains reprochent aux intellectuels de penser trop (il prononçait « trâ »). Cela n'a aucun sens car la pensée n'est pas affaire de quantité, mais de qualité. La question n'est pas de savoir si l'on pense trâ, mais si l'on pense bien ».

Cet exorde me transporta : j'étais alors de ceux dont on prétend qu'ils pensent trop. Mon cerveau s'étant engagé dans une longue rêverie, je n'ai pas entendu la suite de la conférence.

Telle est la magie du verbe. Sartre savait en jouer avec talent. Si l'on regarde de près certaines de ses phrases, on voit qu'elles ne veulent rien dire – ainsi dans son article sur François Mauriac : « Dieu n'est pas un artiste, François Mauriac non plus » – mais elles éveillent chez le lecteur des images puissantes.

Celui que les Dieux ont doté du bonheur d'expression ne prend pas toujours la peine d'approfondir sa réflexion. Comme beaucoup d'autres, Sartre a été victime de son talent : il est resté toute sa vie un normalien amateur de canulars.

Nota Bene : nombreux sont sans doute ceux qui ne partageront pas cette opinion : ils sont libres d'avoir la leur autant que je suis libre d'avoir la mienne.

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On trouve dans les Mémoires de Raymond Aron, p. 954, un passage qui indique le fossé qui séparait ces deux hommes : « (Sartre) ne s'est jamais résigné à la vie sociale telle qu'il l'observait, telle qu'il la jugeait, indigne de l'idée qu'il se faisait de la destination humaine (...) Nous avions tous deux médité sur le choix que chacun fait de soi-même, une fois pour toutes, mais aussi avec la permanente liberté de se convertir. Il n'a jamais renoncé à l'espérance d'une sorte de conversion des hommes tous ensemble. Mais l'entre-deux, les institutions, entre l'individu et l'humanité, il ne l'a jamais pensé, intégré à son système » (c'est moi qui souligne).

Aron n'avait pas le talent de Sartre : sa phrase est laborieuse, rocailleuse, il faut souvent relire pour comprendre ce qu'il a voulu écrire mais lui, au moins, ne se paie pas de mots. Ce qui l'intéresse n'est ni le combat du Bien et du Mal, ni le rapport entre l'Être et le Néant : c'est l'action des êtres humains, leurs choix, leurs décisions, face à une nature dont la complexité dépasse leur intellect, dans une histoire au futur incertain et au passé énigmatique.

C'est pourquoi il accorde de l'importance aux institutions, cet « entre-deux » : car si le cerveau individuel est le lieu naturel de la pensée, l'institution est le lieu de l'action. Aucune idée, aussi géniale soit-elle, ne pourra avoir de conséquence effective si elle n'est pas prise en charge par une institution capable de l'inscrire dans la réalité.

Cette inscription se paie par des compromis qui altèrent la pureté de l'Idée (voir « L'institution : scandale ou nécessité ? »). Le drame sartrien, qui se joue entre l'individu et l'humanité, autorise les jugements rapides et absolus du moraliste, mais cette morale si pure sera, malgré sa prétention à « changer le monde », incapable de s'incarner dans une action. La compréhension des rouages institutionnels est plus laborieuse, elle demande plus de pondération, mais elle permet d'agir en assumant les limites qui s'imposent à toute action.

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Le débat qui a opposé Sartre et Aron traverse aujourd'hui encore notre psychologie et notre société. Nombreux sont ceux qui, comme Sartre, ignorent ou méprisent les institutions dans lesquelles ils ne voient qu'une superstructure arrogante et parasitaire. Nombreux sont aussi – souvent les mêmes, mais à d'autres instants – ceux qui s'en accommodent et y inscrivent la trajectoire de leur carrière.

Il en résulte deux attitudes opposées mais également stériles, et entre lesquelles beaucoup de personnes oscillent : celle des individualistes exaspérés qui ambitionnent de « tout foutre en l'air », celle des conformistes qui se plient à l'organisation et à la répartition de la légitimité comme si elles étaient naturelles.

Pour sortir de ce piège il faut raisonner sur les institutions et cela suppose une démarche historique. Rien ne sert en effet de se révolter contre leur pesanteur et leur hypocrisie si l'on ne dispose pas des critères qui permettent de les évaluer et ces critères, c'est l'histoire qui les fournit.

Toute institution répond en effet à une intention qui lui a conféré une mission ; puis elle se dote d'une organisation qui lui permet de remplir effectivement sa mission. L’État, par exemple, n'est pas un fait de nature devant lequel on ne puisse que se plier ou se révolter : son édification a été la réponse à une situation, il a reçu une mission. Les questions que l'on doit se poser sont donc : répond-il à la situation actuelle ? Remplit-il correctement sa mission ?

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On trouve chez Aron un point de vue et une démarche qui lui ont permis d'avoir plus de bon sens que Sartre : alors que celui-ci refusait de critiquer l'Union soviétique, Aron avait depuis longtemps diagnostiqué la nature criminelle du stalinisme.

Il avait soigneusement étudié Marx dont il admirait le génie : cela lui avait permis de voir l'écart entre la pensée de Marx et sa fossilisation dans le « marxisme ». Sa compréhension de l'action des êtres humains dans l'histoire lui interdisait d'adhérer à la conception mécaniste de Lénine, sa vigilance envers les institutions lui permettait de voir les mensonges de l'URSS.

Il était libéral au sens que prend cet adjectif lorsque l'on parle de la liberté d'opinion et d'expression, du pluralisme des orientations politiques, et non au sens qu'il prend pour qualifier ceux qui souhaitent la destruction de l’État, le démantèlement des services publics, le déchaînement universel de la concurrence.

Je ne suis pas certain qu'il ait perçu ce qui faisait dans les années 70 l'originalité des communistes français. Si l'on excepte l'appareil du parti, il n'y avait alors rien de commun aux plans psychologique et sociologique entre un communiste français et un communiste soviétique : celui-ci faisait carrière alors que celui-là cultivait l'idéal républicain. Les militants de base ne croyaient pas plus qu'Aron à la valeur intellectuelle de la dialectique matérialiste, et si d'aventure l'Armée rouge avait envahi la France c'est parmi eux que l'on aurait trouvé les résistants les plus résolus à une soviétisation de notre société.

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Alors qu'un marxisme dogmatique était à la mode dans l'intelligentsia française, Aron a eu le courage de se marginaliser en portant, lui qui n'était ni de droite, ni de gauche, l'étiquette alors infamante d'« homme de droite », en publiant des éditoriaux dans Le Figaro, en identifiant dans la force militaire de l'Union soviétique le plus grand danger pour l'Europe et pour la civilisation.

Il avait raison, mais les communistes de base avaient raison de militer contre la domination d'une droite vaniteuse et vaine sur les institutions économiques et politiques du pays.

Cette alternance, c'est Mitterrand qui nous l'a apportée – avec toutes les ambiguïtés de sa personnalité et tous les compromis, toutes les impuretés inhérentes au déroulement de l'histoire et qu'il faut savoir assumer.

Les Dix-huit leçons sur la société industrielle sont la meilleure introduction qui soit pour comprendre la situation actuelle de l'économie informatisée et de la société française.

Pour savoir comment évaluer et restaurer nos institutions, il faut lire Aron : certes il n'a pas connu notre époque mais sa méthode, sa rigueur, sa lucidité nous sont aujourd'hui nécessaires.


10 commentaires:

  1. Michel, ne crois-tu pas que ce que tu dis de Sartre ne soit en fait un mal français ? Ne peut-on en dire autant de Voltaire, comparé à Leibniz (que les Allemands considèrent parfois comme un philosophe français) ?

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  2. @Laurent Bloch
    Oui, le phénomène autour de Sartre est purement français. On a pu en effet le comparer à Voltaire.
    Cependant la méconnaissance de la nature des institutions et de leur rôle me semble également se manifester, sous des formes sans doute diverses, dans tous les autres pays.

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  3. Sartre et Aron, amis de jeunesse, se sont opposés dans une situation historique déterminée et aujourd’hui dépassée. Il n’est pas indispensable de maintenir cette opposition en supposant implicitement qu’il faille encore impérativement faire un choix entre la critique sartrienne roborative du monde bourgeois et la sagesse posée de l’éditorialiste du Figaro. Deux inspirateurs pas forcément réconciliables, mais qui peuvent encore exciter à la réflexion.
    Henri Nadel

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  4. @Henri Nadel
    Oui, la situation historique de leur époque est dépassée. Mais l'opposition de leurs points de vue sur les institutions se rencontre à l'identique aujourd'hui.
    Je me méfie d'ailleurs des bourgeois qui, comme Sartre, prennent la pose de dénigrer la bourgeoisie : cette attitude est encore très fréquente...

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  5. Bonjour Michel et merci pour cette réflexion originale et argumentée sur l'opposition complexe entre ces deux intellectuels et leur rapport aux institutions.

    Votre texte m'a fait penser à Julien Benda, dont je n'ai pas lu l'oeuvre majeure mais dont un extrait lu sur Wikipedia me paraît d'une terrible actualité:

    « Aujourd'hui il n'est presque pas une âme en Europe qui ne soit touchée, ou ne croie l'être, par une passion de race ou de classe ou de nation et le plus souvent par les trois. Il semble que l'on constate le même progrès dans le Nouveau Monde, cependant qu'à l'extrémité de l'Orient d'immenses collections d'hommes, qui paraissaient exemptes de ces mouvements, s'éveillent aux haines sociales, au régime des partis, à l'esprit national en tant que volonté d'humilier d'autres hommes. Les passions politiques atteignent aujourd'hui à une universalité qu'elles n'ont jamais connue ». (La Trahison des clercs, 1927).

    Comment selon vous un homme (ou une femme, naturellement!) doit-il appréhender ses propres passions? S'en méfier? Les connaître pour mieux les dompter?

    La tentation de "se retirer sur l'Aventin" est forte chez certains, qui sont profondément déçus que la société actuelle leur paraisse être un mélange abject de "Société du spectacle" et de "1984".

    A ce propos, Michel, il se peut que je sois un de "ces bourgeois qui prennent la pose de dénigrer la bourgeoisie"!

    Les valeurs cardinales de cette "classe" -veuillez excuser ce vocable emprunté à Marx ou à Bourdieu- conformisme, bien-pensance, rébellion en peau de lapin...suscitent en moi une aversion qui croît chaque jour!

    Un bon Chabrol et il n'y paraîtra plus!

    Cordialement,

    GV

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  6. Ivan Illich est plus critique face aux institutions (notamment l'éducation nationale puisque qu'il propose de "déscolariser la société" dans son livre au titre mal traduit en français par "La société sans école").

    La médecine qui rend malade plus qu’elle ne guérit, l’automobile qui fait perdre plus de temps qu’elle n’en fait gagner, l’école qui déforme plus qu’elle n’éduque...

    "évaluer et restaurer nos institutions" est-ce seulement possible Mr Volle alors que dans certains de vos articles il me semble avoir lu des analyses qui démontrent aussi que inéluctablement elle finissent par oublier leur but ?

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    1. Dans toute institution l'organisation sera tentée d'oublier la mission pour rechercher son propre intérêt : l'histoire de l’Église, par exemple, en témoigne. Il est donc inévitable que des fautes soient commises mais il se peut que la mission soit tout de même à peu près remplie. Quoiqu'en dise Illich la médecine tue moins qu'elle ne guérit.
      L'école nous ayant dressés à l'individualisme il nous est difficile de comprendre le rôle des institutions. Mais le langage est une institution, et que serions-nous sans lui ? Le "famille, je vous hais" de Gide est une manifestation d'un refus des institutions qui n'est excusable que chez l'adolescent - et aussi chez les adolescents prolongés que sont la plupart des écrivains et des professeurs.

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  7. Je voulais juste lancer la réflexion entre "faut-il contrôler mieux nos institutions" (comment l'explique bien pourquoi et comment votre article http://www.volle.com/opinion/institution2.htm ) et "Faut il remplacer les institutions par autre chose" (thèses et proposition d'Illich).
    La confrontaion des deux points de vue me parait intéressante.

    Qu'est-ce qui permet d'affirmer que la plupart des écrivains et des professeurs sont des adolescents prolongés ??

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    1. "Remplacer les institutions par autre chose" : si Illich a dit cela, il a péché contre la logique. Qu'on le veuille ou non une institution ne peut en effet être remplacée que par une autre institution, et non par "autre chose" qu'une institution. Pour nombre de révolutionnaires et de rebelles cela a été une surprise désagréable.
      La plupart des écrivains et des professeurs que j'ai connus (mais pas tous !) étaient en effet des adolescents prolongés, leur individualisme se manifestant notamment par un refus des institutions : mais vous êtes libre de ne pas partager cette opinion.

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  8. Merci pour votre réponse.
    Je vais poursuivre ma réflexion et mes lectures en gardant ce point de vue en tête.
    Je ne suis ni écrivain ni enseignant, mais si je le deviens un jour, j'essaierai d'éviter le travers de l'individualisme et de contribuer à l'amélioration de l'institution :-)

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