samedi 4 août 2018

Portrait de la princesse des Ursins

Ce texte fait partie de la série "Un peu de lecture pendant les vacances"

Extrait des Mémoires de Saint-Simon, vol. 2, p. 52-53.

C'était une femme plutôt grande que petite, brune avec des yeux bleus qui disaient sans cesse tout ce qui lui plaisait, avec une taille parfaite, une belle gorge, et un visage qui, sans beauté, était charmant ; l'air extrêmement noble, quelque chose de majestueux en tout son maintien, et des grâces si naturelles et si continuelles en tout, jusque dans les choses les plus petites et les plus indifférentes, que je n'ai jamais vu personne en approcher, soit dans le corps, soit dans l'esprit, dont elle avait infiniment et de toutes les sortes ; flatteuse, caressante, insinuante, mesurée, voulant plaire pour plaire, et avec des charmes dont il n'était pas possible de se défendre, quand elle voulait gagner et séduire ; avec cela un air qui avec de la grandeur attirait au lieu d'effaroucher, une conversation délicieuse, intarissable et d'ailleurs fort amusante par tout ce qu'elle avait vu et connu de pays et de personnes, une voix et un parler extrêmement agréables, avec un air de douceur ; elle avait aussi beaucoup lu, et elle était personne à beaucoup de réflexion. Un grand choix des meilleures compagnies, un grand usage de les tenir, et même une cour, une grande politesse, mais avec une grande distinction, et surtout une grande attention à ne s'avancer qu'avec dignité et discrétion. D'ailleurs la personne du monde la plus propre à l'intrigue, et qui y avait passé sa vie à Rome par son goût ; beaucoup d'ambition, mais de ces ambitions vastes, fort au-dessus de son sexe, et de l'ambition ordinaire des hommes, et un désir pareil d'être et de gouverner.

C'était encore la personne du monde qui avait le plus de finesse dans l'esprit, sans que cela parût jamais, et de combinaisons dans la tête, et qui avait le plus de talents pour connaître son monde et savoir par où le prendre et le mener. La galanterie et l'entêtement de sa personne fut en elle, la faiblesse dominante et surnageante à tout jusque, dans sa dernière vieillesse ; par conséquent, des parures qui ne lui allaient plus et que d'âge en âge elle poussa toujours fort au delà du sien ; dans le fond haute, fière, allant à ses fins sans trop s'embarrasser des moyens, mais tant qu'elle pouvait sous une écorce honnête ; naturellement assez bonne et obligeante en général, mais qui ne voulait rien à demi, et que ses amis fussent à elle sans réserve ; aussi était-elle ardente et excellente amie, et d'une amitié que les temps ni les absences n'affaiblissaient point, et conséquemment cruelle et implacable ennemie, et suivant sa haine jusqu'aux enfers ; enfin, un tour unique dans sa grâce, son art et sa justesse, et une éloquence simple et naturelle en tout ce qu'elle disait, qui gagnait au lieu de rebuter par son arrangement, tellement qu'elle disait tout ce qu'elle voulait et comme elle le voulait dire, et jamais mot ni signe le plus léger de ce qu'elle ne voulait pas ; fort secrète pour elle et fort sûre pour ses amis, avec une agréable gaieté qui n'avait rien que de convenable, une extrême décence en tout l'extérieur, et jusque dans les intérieures même qui en comportent le moins, avec une égalité d'humeur qui en tout temps et en toute affaire la laissait toujours maîtresse d'elle-même. Telle était cette femme célèbre qui a si longtemps et si publiquement gouverné la cour et toute la monarchie d'Espagne, et qui a fait tant de bruit dans le monde par son règne et par sa chute, que j'ai cru me devoir étendre pour la faire connaître et en donner l'idée qu'on en doit avoir pour s'en former une qui soit véritable.

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