Ce texte fait partie de la série "Un peu de lecture pendant les vacances"
Extrait des Mémoires de Saint-Simon, vol. 1, p. 364
Lors de la révocation de l'édit de Nantes, le comte de Roye et sa femme se retirèrent en Danemark, où, comme il était lieutenant général en France, il fut fait grand maréchal et commanda toutes les troupes. C'était en 1683, et en 1686 il fut fait chevalier de l'Éléphant. Il était là très grandement établi, et lui et la comtesse de Roye sur un grand pied de considération. Ces rois du Nord mangent ordinairement avec du monde, et le comte et la comtesse de Roye avaient très souvent l'honneur d'être retenus à leur table avec leur fille, Mlle de Roye. Il arriva à un dîner que la comtesse de Roye, frappée de l'étrange figure de la reine de Danemark, se tourna à sa fille, et lui demanda si elle ne trouvait pas que la reine ressemblait à Mme Panache comme deux gouttes d'eau. Quoiqu'elle l'eût dit en français, il arriva qu'elle n'avait pas parlé assez bas, et que la reine, qui l'entendit, lui demanda ce que c'était que cette Mme Panache.
La comtesse de Roye, dans sa surprise, lui répondit que c'était une dame de la cour de France qui était fort aimable. La reine, qui avait vu sa surprise, n'en fit pas semblant, mais, inquiète de la comparaison, elle écrivit à Mayercron, envoyé de Danemark à Paris, et qui y était depuis quelques années, de lui mander ce que c'était que Mme Panache, sa figure, son âge, sa condition, et sur quel pied elle était à la cour de France, et que surtout elle voulait absolument n'être pas trompée et en être informée au juste. Mayercron, à son tour, fut dans un grand étonnement. Il manda à la reine qu'il ne comprenait pas par où le nom de Mme Panache était allé jusqu'à elle, beaucoup moins la sérieuse curiosité qu'elle lui marquait d'être informée d'elle exactement ; que Mme Panache était une petite et fort vieille créature avec des lippes et des yeux éraillés à y faire mal à ceux qui la regardaient, une espèce de gueuse, qui s'était introduite à la cour sur le pied d'une manière de folle, qui était tantôt au souper du Roi, tantôt au dîner de Monseigneur et de Mme la Dauphine, ou à celui de Monsieur, à Versailles ou à Paris, où chacun se divertissait à la mettre en colère, et qui chantait pouille aux gens à ces dîners-là pour faire rire, mais quelquefois fort sérieusement, et avec des injures qui embarrassaient et qui divertissaient encore plus ces princes et ces princesses, qui lui emplissaient ses poches de viande et de ragoûts, dont la sauce découlait tout du long de ses jupes, et que les uns lui donnaient une pistole ou un écu, et les autres des chiquenaudes et des croquignoles, dont elle entrait en furie, parce qu'avec ses yeux pleins de chassie, elle ne voyait pas au bout de son nez, ni qui l'avait frappée, et que c'était le passe-temps de la cour.
À cette réponse, la reine de Danemark se sentit si piquée qu'elle ne put plus souffrir la comtesse de Roye, et qu'elle en demanda justice au roi son mari. Il trouva bien mauvais que des étrangers qu'il avait comblés des premières charges et des premiers honneurs de sa cour, avec de grosses pensions, se moquassent d'eux d'une manière si cruelle. Il se trouva des seigneurs du pays et des ministres jaloux de la fortune et du grand établissement dont le comte de Roye jouissait, tellement que la reine obtint que le roi le remercierait et lui ferait dire de se retirer. Il ne put conjurer l'orage: il vint avec sa famille à Hambourg, en attendant qu'il sût ce qu'il pourrait devenir ; et à la révolution d'Angleterre il y passa. Le roi Jacques, qui y était encore, le fit comte de Lifford et pair d'Irlande.
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