Ce texte fait partie de la série "Un peu de lecture pendant les vacances"
Extrait des Mémoires de Saint-Simon, vol. 2, p. 153-156.
(La vie de Jean de Watteville (1613-1702) fait penser à l'Histoire de ma vie de Casanova : cette époque ignorait la sensiblerie des romantiques comme la political correctness d'aujourd'hui.)
Les Watteville sont des gens de qualité de Franche-Comté. Un de leurs cadets se fit chartreux de bonne heure, et après sa profession fut ordonné prêtre. Il avait beaucoup d'esprit, mais un esprit libre, impétueux, qui s'impatienta bientôt du joug qu'il avait pris. Incapable de demeurer plus longtemps soumis à de si gênantes observances, il songea à s'en affranchir. Il trouva moyen d'avoir des habits séculiers, de l'argent, des pistolets, et un cheval à peu de distance. Tout cela peut-être n'avait pu se pratiquer sans donner quelque soupçon. Son prieur en eut, et avec un passe-partout va ouvrir sa cellule, et le trouve en habit séculier sur une échelle, qui allait sauter les murs. Voilà le prieur à crier ; l'autre, sans s'émouvoir, le tue d'un coup de pistolet, et se sauve. À deux ou trois journées de là, il s'arrête pour dîner à un méchant cabaret seul dans la campagne, parce qu'il évitait tant qu'il pouvait de s'arrêter dans des lieux habités, met pied à terre, demande ce qu'il y a au logis. L'hôte lui répond : « Un gigot et un chapon. — Bon, répond mon défroqué, mettez-les à la broche. » L'hôte veut lui remontrer que c'est trop des deux pour lui seul, et qu'il n'a que cela pour tout chez lui. Le moine se fâche et dit qu'en payant c'est bien le moins d'avoir ce qu'on veut, et qu'il a assez bon appétit pour tout manger. L'hôte n'ose répliquer et embroche. Comme ce rôti s'en allait cuit, arrive un autre homme à cheval, seul aussi, pour dîner dans ce cabaret. Il en demande, il trouve qu'il n'y a quoi que ce soit que ce qu'il voit prêt à être tiré de la broche. Il demande combien ils sont là-dessus, et se trouve bien étonné que ce soit pour un seul homme. Il propose en payant d'en manger sa part, et est encore plus surpris de la réponse de l'hôte, qui l'assure qu'il en doute à l'air de celui qui a commandé le dîner. Là-dessus le voyageur monte, parle civilement à Watteville, et le prie de trouver bon que, puisqu'il n'y a rien dans le logis que ce qu'il a retenu, il puisse, en payant, dîner avec lui. Watteville n'y veut pas consentir ; dispute ; elle s'échauffe ; bref, le moine en use comme avec son prieur, et tue son homme d'un coup de pistolet. Il descend après tranquillement, et au milieu de l'effroi de l'hôte et de l'hôtellerie, se fait servir le gigot et le chapon, les mange l'un et l'autre jusqu'aux os, paye, remonte à cheval et tire pays.
Ne sachant que devenir, il s'en va en Turquie, et pour le faire court se fait circoncire, prend le turban, s'engage dans la milice. Son reniement l'avance, son esprit et sa valeur le distinguent, il devient bacha, et l'homme de confiance en Morée, où les Turcs faisaient la guerre aux Vénitiens. Il leur prit des places, et se conduisit si bien avec les Turcs, qu'il se crut en état de tirer parti de sa situation, dans laquelle il ne pouvait se trouver à son aise. Il eut des moyens de faire parler au généralissime de la république, et de faire son marché avec lui. Il promit verbalement de livrer plusieurs places et force secrets des Turcs, moyennant qu'on lui rapportât, en toutes les meilleures formes, l'absolution du pape de tous les méfaits de sa vie, de ses meurtres, de son apostasie, sûreté entière contre les chartreux, et de ne pouvoir être remis dans aucun autre ordre, restitué plénièrement au siècle avec les droits de ceux qui n'en sont jamais sortis, et pleinement à l'exercice de son ordre de prêtrise, et pouvoir de posséder tous bénéfices quelconques. Les Vénitiens y trouvèrent trop bien leur compte pour s'y épargner, et le pape crut l'intérêt de l'Église assez grand à favoriser les chrétiens contre les Turcs ; il accorda de bonne grâce toutes les demandes du bacha. Quand il fut bien assuré que toutes les expéditions en étaient arrivées au généralissime en la meilleure forme, il prit si bien ses mesures qu'il exécuta parfaitement tout ce à quoi il s'était engagé envers les Vénitiens. Aussitôt après, il se jeta dans leur armée, puis sur un de leurs vaisseaux qui le porta en Italie. Il fut à Rome, le pape le reçut bien ; et pleinement assuré, il s'en revint en Franche-Comté dans sa famille, et se plaisait à morguer les chartreux.
Des événements si singuliers le firent connaître à la première conquête de la Franche-Comté. On le jugea homme de main et d'intrigue ; il en lia directement avec la reine mère, puis avec les ministres, qui s'en servirent utilement à la seconde conquête de cette même province. Il y servit fort utilement, mais ce ne fut pas pour rien. Il avait stipulé l'archevêché de Besançon, et en effet, après la seconde conquête, il y fut nommé. Le pape ne put se résoudre à lui donner des bulles, il se récria au meurtre, à l'apostasie, à la circoncision. Le Roi entra dans les raisons du pape, et il capitula avec l'abbé de Watteville, qui se contenta de l'abbaye de Baume, la deuxième de Franche-Comté, d'une autre bonne en Picardie, et de divers autres avantages. Il vécut depuis dans son abbaye de Baume, partie dans ses terres, quelquefois à Besançon, rarement à Paris et à la cour où il était toujours reçu avec distinction.
Il avait partout beaucoup d'équipage, grande chère, une belle meute, grande table et bonne compagnie. Il ne se contraignait point sur les demoiselles, et vivait non seulement en grand seigneur et fort craint et respecté, mais à l'ancienne mode, tyrannisant fort ses terres, celles de ses abbayes, et quelquefois ses voisins, surtout chez lui très absolu. Les intendants pliaient les épaules et, par ordre exprès de la cour, tant qu'il vécut, le laissaient faire et n'osaient le choquer en rien, ni sur les impositions, qu'il réglait à peu près comme bon lui semblait dans toutes ses dépendances, ni sur ses entreprises, assez souvent violentes. Avec ces mœurs et ce maintien qui se faisait craindre et respecter, il se plaisait à aller quelquefois voir les chartreux, pour se gaudir d'avoir quitté leur froc. Il jouait fort bien à l'hombre, et y gagnait si souvent codille que le nom d'abbé Codille lui en resta. Il vécut de la sorte, et toujours dans la même licence et dans la même considération, jusqu'à près de quatre-vingt-dix ans.
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