Ce texte fait partie de la série "Un peu de lecture pendant les vacances"
Extrait des Mémoires de Saint-Simon, vol. 2, p. 485-490.
Silly, du nom de Vipart, était un gentilhomme de Normandie des plus minces qu'il y eût entre Lisieux et Séez, et en biens et en naissance. C'était un grand garçon, parfaitement bien fait, avec un visage agréable et mâle, infiniment d'esprit, et l'esprit extrêmement orné ; une grande valeur et de grandes parties pour la guerre ; naturellement éloquent avec force et agrément ; d'ailleurs d'une conversation très aimable ; une ambition effrénée, avec un dépouillement entier de tout ce qui la pouvait contraindre, ce qui faisait un homme extrêmement dangereux, mais fort adroit à le cacher, appliqué au dernier point à s'instruire, et ajustant tous ses commerces, et jusqu'à ses plaisirs, à ses vues de fortune. Il joignait les grâces à un air de simplicité qui ne put se soutenir bien longtemps, et qui, à mesure qu'il crût en espérance et en moyens, se tourna en audace. Il se lia tant qu'il put avec ce qu'il y avait de plus estimé dans les armées, et avec la plus brillante compagnie de la cour. Son esprit, son savoir qui n'avait rien de pédant, sa valeur, ses manières plurent à M. le duc d'Orléans. Il s'insinua dans ses parties, mais avec mesure, de peur du Roi, et assez pour plaire au prince, qui lui donna son régiment d'infanterie. Un hasard le fit brigadier longtemps avant son rang, et conséquemment lieutenant général de fort bonne heure.
Cilly, colonel de dragons, dès lors fort distingué, et qui depuis a pensé, et peut-être aurait dû être maréchal de France, fut fait brigadier dans cette promotion immense, où je ne le fus point, et qui me fit quitter le service, comme je l'ai dit en son temps. Chamillart arrivait dans la place de secrétaire d'État de la guerre. C'était la première promotion de son temps ; il ne connaissait pas un officier. Sortant de chez Mme de Maintenon, où la promotion s'était faite à son travail ordinaire, il rencontre Silly et lui dit d'aller remercier le Roi qui venait de le faire brigadier. Silly, qui n'en était pas à portée, eut la présence d'esprit de cacher sa surprise. Il se douta de la méprise entre lui et Cilly des dragons, mais il compta en tirer parti, et alla remercier le Roi, sortant de chez Mme de Maintenon pour aller souper. Le Roi, bien étonné de ce remerciement, lui dit qu'il n'avait pas songé à le faire. L'autre, sans se démonter, allégua ce que Chamillart lui venait de dire, et de peur d'une négative qui allât à l'exclusion, se dérobe dans la foule, va trouver Chamillart, et s'écrie qu'après avoir remercié sur sa parole, il n'a plus qu'à s'aller pendre s'il reçoit l'affront de n'être pas brigadier. Chamillart, honteux de sa méprise, crut qu'il y allait du sien de la soutenir. Il l'avoua au Roi dès le lendemain, et tout de suite fit si bien que Silly demeura brigadier. Il s'attacha le plus qu'il put à M. le prince de Conti et à ceux qu'il voyait le plus. C'était alors le bon air comme il l'a été toujours, et Silly n'y était pas indifférent. Il tourna le maréchal de Villeroy ; ses grandes manières et ses hauteurs le rebutèrent. Il trouva mieux son compte avec l'esprit, le liant et la coquetterie de Tallard, qui se voulait faire aimer jusque des marmitons. Faits prisonniers ensemble, Tallard, fort en peine de soi à la cour, crut n'y pouvoir envoyer un meilleur chancelier que Silly. Il le servit si bien qu'on en verra bientôt des fruits. Mais au retour, je ne sais ce qui arriva entre eux. Ils se brouillèrent irréconciliablement, apparemment sur des choses qui ne faisaient honneur à l'un ni à l'autre, puisque chacun d'eux a tellement gardé le secret là-dessus, que leurs plus intimes amis n'y ont pu rien deviner, et que la cause de cette rupture, tous deux l'ont emportée en l'autre monde, même le survivant des deux qui fut Tallard, et qui n'avait rien à craindre d'un mort qui ne laissait ni famille ni amis.
Le Roi mort, Silly fit un moment quelque figure dans la régence ; mais, peu content de n'être d'aucun conseil, il se tourna aux richesses. Il était né fort pauvre, et n'avait pu que subsister. Sa fortune allait devant tout ; mais, foncièrement avare, l'amour du bien suivait immédiatement en lui. Il fit sa cour à Law qu'il séduisit par son esprit. La mère du vieux Lassay était Vipart ; il était très bien avec son fils, qui depuis bien des années disposait du cœur, de l'esprit, de la conduite et de la maison de Mme la Duchesse. Mme la Duchesse, en cela seulement, une avec M. le Duc, était tout système. Law, après M. le duc d'Orléans, avait mis ses espérances en la maison de Condé, dont l'avidité héréditaire se gorgea de millions par le dévouement de ce Law. Silly s'y fraya accès par Lussé, qui était la voie exquise auprès de Mme la Duchesse. Il y devint bientôt un favori important sous la protection du véritable, et se gorgea en sous-ordre. M. le Duc, devenu premier ministre, ne put refuser à sa mère quelques colliers de l'ordre dans la nombreuse promotion de 1724, où il fourra tant de canailles. Silly en eut un, que Mme la Duchesse arracha avec peine. Il avait attrapé de M. le duc d'Orléans une place de conseiller d'État d'épée. Alors riche et décoré, il revêtit le seigneur. Cette fortune inespérable ne fit que l'exciter à la combler. Rien ne lui parut au-dessus de son mérite. Morville, secrétaire d'État des affaires étrangères, en fut ébloui. Silly le domina. Il devint son conseil pour sa conduite et pour les affaires. Une position si favorable à son ambition lui donna d'idée de l'ambassade d'Espagne, d'y être fait grand, de revenir après dans le conseil comme un homme déjà imbu des affaires, de se faire duc et pair ; et de là tout ce qu'il pourrait. Ce fut un château en Espagne et le pot au lait de la bonne femme. M. le Duc fut remercié, et Morville congédié.
Un grand homme ne s'abandonne pas soi-même. Silly comprit avec tout le monde que M. de Fréjus, incontinent après cardinal Fleury, était tout seul le maître des grâces et des affaires, et Chauvelin sous lui. C'était pour lui deux visages tout nouveaux, à qui il était très inconnu. L'opinion qu'il avait de soi le persuada qu'avec un peu d'art et de patience il viendrait à bout de faire d'eux comme de Morville ; mais ils avaient trop peu de loisirs et lui trop peu d'accès. Dans la peine du peu de succès de ses essais, il se mit dans la tête de venir à bout du cardinal, par une assiduité qui lui plût, comme il n'en doutait pas, et qui, l'accoutumant à lui, lui frayât le chemin de son cabinet, ou, une fois entré, il comptait bien le gouverner. Il se mit donc à ne bouger de Versailles, et quoiqu'il n'eût de logement qu'à la ville, d'y donner tous les jours un dîner dont la délicatesse attirât. Il y menait des gens de guerre qu'il trouvait sous sa main, le peu de gens d'âge qui, autrefois à la cour, venaient pour quelque affaire à Versailles, et des conseillers d'État. Là on dissertait, et Silly tenait le dé du raisonnement et de la politique, en homme qui se ménage, qui croit déjà faire une figure, et qui la veut augmenter. En même temps il s'établit tous les jours à la porte du cardinal pour le voir passer. Cela dura plus d'un an, sans rien rendre que quelques dîners chez le cardinal, encore bien rarement ; soit que le cardinal fût averti du dessein de Silly, soit que sa défiance naturelle prît ombrage d'une assiduité si remarquable. Un jour qu'il rentrait un moment avant son dîner, il s'arrêta à la porte de son cabinet, et demanda à Silly d'un air fort gracieux s'il désirait quelque chose et s'il avait à lui parler. Silly, se confondant en compliments et en respects, lui répond que non, et qu'il n'est là que pour lui faire sa cour en passant. Le cardinal lui répliqua civilement, mais haussant la voix pour être entendu de tout ce qui était autour d'eux, qu'il n'était pas accoutumé à voir des gens comme lui à sa porte, et ajouta fort sèchement qu'il le priait de n'y plus revenir quand il n'aurait point affaire à lui.
Ce coup de foudre, auquel Silly s'était si peu attendu, le pénétra d'autant plus qu'il s'y trouva plus de témoins. Il avait compté circonvenir le cardinal par ses plus intimes amis à qui il faisait une cour basse et assidue, après avoir trouvé divers moyens de s'introduire chez eux, et même de leur plaire. Il sentit avec rage toutes ses espérances perdues, et s'en alla chez lui, où il trouva force compagnie. Le comte du Luc, qui me conta cette aventure, était à la porte du cardinal, où il entendit tout le dialogue, d'où il alla dîner chez Silly, qui auparavant l'en avait convié, et où ils se trouvèrent plusieurs. Silly y parut outré et assez longtemps morne. À la fin il éclata à table contre le cardinal à faire baisser les yeux à tout le monde. Il continua le reste du repas à se soulager de la sorte. Personne ne répondit un mot. Il sentait bien qu'il embarrassait, et qu'il ne faisait par ces propos publics que se faire à lui-même un mal irrémédiable ; mais le désespoir était plus fort que lui. Il se passa près d'un an depuis, tantôt à Paris, tantôt à Versailles, n'osant plus approcher du cardinal, qu'il aurait voulu dévorer, et cherchant dans son esprit des expédients et des issues qu'il ne pût lui fournir. À la fin, il s'en alla chez lui pour y passer l'hiver. Il avait accru et ajusté sa gentilhommière qu'il avait travestie en château.
Il n'y fut pas longtemps sans renvoyer le peu de gens qui venaient le voir ; je dis le peu, car ses nouveaux airs de seigneur, auxquels ses voisins n'étaient pas accoutumés chez lui, en avaient fort éclairci la compagnie. Il dit qu'il était malade, et se mit au lit. Il y demeura cinq ou six jours. Le peu de valets qu'il y avait se regardaient ne le voyant point malade. Son chirurgien, que j'ai vu après à M. de Lévi, ne lui trouvait point de fièvre. Le dernier jour il se leva un moment, se recoucha, et fit sortir tous ses gens de sa chambre. Sur les six heures du soir, inquiets de cette longue solitude, et sans rien prendre, ils entendirent quelque bruit dans les fossés, plus pleins de boue que d'eau ; là-dessus ils entrèrent dans sa chambre, et se mirent à la cheminée à écouter un peu. Un d'eux sentit un peu de vent d'une fenêtre ; il la voulut aller fermer. En même temps un autre s'approche du lit, et lève doucement le rideau ; mais quel fut l'étonnement de tous les deux, lorsque l'un ne trouva personne dans le lit, et l'autre deux pantoufles au bas de la fenêtre dans la chambre! Les voilà à s'écrier et à courir tous aux fossés. Ils l'y trouvèrent tombé de façon à avoir pu gagner le bord s'il eût voulu. Ils le retirèrent palpitant encore, et fort peu après il mourut entre leurs bras.
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