dimanche 14 août 2011

Trois témoignages sur la finance

Dans les années 90 un de mes meilleurs amis dirigeait les salles de marché d'une grande banque française. La conversation avec lui m'a permis de comprendre beaucoup de choses.
- Ça va bien pour moi, me dit-il un jour. Mon service a fait cette année un profit de quatre milliards.
- Bravo ! lui dis-je. Et quel est le profit global de ta banque ?
- Eh bien, quatre milliards, répondit-il.

Ainsi le reste de la banque - réseau d'agences, gestion des comptes, intermédiation financière –, tout juste équilibré, avait pour seule fonction de drainer des liquidités vers les salles de marché.

Ce même ami m'a dit un autre jour « si tu as de l'argent, ne place surtout pas tout dans une seule banque ! ». Il en savait assez pour évaluer le risque de faillite, que les clients ignorent évidemment.

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Un autre de mes amis, patron d'une PME prospère, a reçu de sa banque (une autre très grande banque française) une proposition qui l'a beaucoup surpris : « nous pouvons mettre une partie de votre chiffre d'affaires dans un compte offshore, lui a dit le directeur de son agence, de telle sorte que vous puissiez en disposer personnellement ».

Mon ami a refusé mais, m'a-t-il dit, s'ils proposent ça à moi qui suis tout petit, que doivent-ils donc proposer aux « gros » !

J'ignore le procédé comptable que cette banque utilise pour masquer un service qu'elle fait évidemment rémunérer et qui implique un abus de biens sociaux doublé d'une fraude fiscale. Elle doit sans doute offrir aussi, et faire payer cher, le blanchiment du « black » d'un commerçant, de l'« enveloppe » ou la « valise » d'un corrompu, des liquidités accumulées par un trafiquant ou un criminel.

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Un troisième ami travaille dans le service financier d'une grande entreprise jadis publique, aujourd'hui cotée en bourse et qui fait à l'étranger une partie de son chiffre d'affaires.
- Sais-tu, me dit-il, que mon entreprise a des comptes bancaires offshore dans presque tous les paradis fiscaux ?
- À quoi cela peut-il lui servir ? demandai-je naïvement.
- Personne ne me l'a dit, mais je suppose que cela peut servir à corrompre les acheteurs chez un client, à financer la campagne électorale d'un politicien ami, à verser des primes non déclarées à tel ou tel dirigeant etc.

Lorsqu'un inspecteur des finances proche du pouvoir exécutif a été nommé à la tête de cette entreprise, je n'ai pas pu m'empêcher de faire un rapprochement avec ce que cet ami m'avait dit.

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Certains lecteurs penseront que tout cela ne prouve rien, qu'il ne faut pas tirer de conclusion générale à partir de quelques témoignages. Mais il n'est pas à ma portée de faire une enquête statistique : comme tout un chacun, je ne peux pas faire autrement que de conclure à partir des informations que je reçois.

D'autres lecteurs diront que tout cela est banal, que nous le savons déjà. C'est vrai : les abus du système financier sont décrits à longueur d'articles de journal et certains évoquent le trou noir de la finance, Wall Street avalant l'économie américaine, la City de Londres avalant l'économie britannique, la finance enfin avalant l'économie mondiale... Il y a du vrai dans ces analyses, mais cette vérité est plus frappante encore lorsqu'elle se manifeste au cours d'une conversation amicale. Je revois les visages de ces amis, leur regard, j'entends l'intonation de leur voix, et cela me fait frissonner comme si j'étais entré en contact immédiat avec ce trou noir monstrueux et vorace.

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Le système bancaire a mis au second plan sa mission historique, qui est l'intermédiation financière. Emprunter pour prêter, gérer l'arbitrage entre rendement et risque, cela ne lui suffit plus. Un nouveau terrain s'étant ouvert avec l'unification de la finance mondiale grâce aux réseaux et à l'algorithmique, la priorité a été donnée à la « production d'argent » par les salles de marché.

Mais l'argent n'est pas un produit : c'est un moyen. Quand une entreprise se donne pour but de « produire de l'argent » elle se détourne de sa mission, qui est de produire des choses utiles, pour agir en parasite ou même en prédateur. Les ingénieurs, les mathématiciens que les salles de marché attirent par des rémunérations élevées pour mettre au point des algorithmes toujours plus rapides, plus efficaces, sont d'ailleurs autant de bons cerveaux perdus par le système productif.

Le système cérébral et informatique qui s'est déployé dans le système bancaire obéit à une logique qui s'impose à lui de façon mécanique : toutes les possibilités de gain seront exploitées à fond car chacun pense que s'il ne le fait pas, un autre le fera. Dans un contexte concurrentiel, l'exigence de performance efface toute exigence éthique voire même, selon la règle « pas vu, pas pris », toute contrainte légale.

Il appartient donc à l’État de rappeler les institutions économiques à leur mission en utilisant les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire que l'histoire de la nation lui a confiés. S'il ne le fait pas, c'est qu'il s'est détourné de sa propre mission.

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Vous pensez peut-être encore que j'exagère : alors lisez le témoignage de Robert Mazur dans le New York Times et aussi Joe Nocera, « The Good Banker », The New York Times, 30 mai 2011. Croyez-vous vraiment que les grandes banques et entreprises françaises se comportent mieux que les banques et les entreprises américaines ?

14 commentaires:

  1. Bonjour,
    J’ai une question. Vous concluez : « Il appartient donc à l’État… », c’est ce « donc » que j’ai du mal à saisir, puisqu’il me semble relativement clair que c’est cet même État qui à permis, cautionné voire organisé le système financière ?

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  2. @Anonyme
    La mission de l'Etat, institution des institutions, c'est (1) faire en sorte que soient créées les institutions nécessaires, (2) veiller à ce qu'elles soient fidèles à leur mission. Pour ce faire, il dispose des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire.
    Dans le cas considéré ici, deux trahisons s'enchaînent : le secteur financier trahit sa mission en se glissant sur la pente de la "production d'argent", l'Etat trahit la sienne en le laissant faire.
    Il faut donc que l'Etat se ressaisisse.

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  3. Merci pour votre réponse qui néanmoins me laisse perplexe ! Nous sommes d’accord qu’il y a deux trahisons mais on pourrait tout aussi bien conclure que « le secteur financier » devrait se ressaisir ! Maintenant, avec une définition académique de l’État, je comprends qu’on soit obligé de demander à l’État de ne pas faillir, mais c’est un fait qu’il le fait et depuis très longtemps. Je ne suis pas en train de parler d’une défaillance technique, d’un accident démocratique (mauvaises personnes aux mauvais endroits à un moment inapproprié) qui pourraient laisser l’espoir que la trahison serait rectifiable, mais d’une défaillance structurelle. La trahison de l’État en matière monétaire est une trahison « complice », c’est notre système exécutif, législatif et judiciaire qui a peut-être créé cette situation et c’est lui qui devrait peut-être être mis en cause, ou pensez vous qu’en changeant quelques ministres, députés et juges, on pourrait s’en sortir ?

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  4. @Anonyme
    Ce serait mieux si vous signiez vos commentaires ne serait-ce que par un pseudonyme...
    Il ne faut pas confondre la mission de l'Etat, qui est ce qu'il doit faire, avec la façon dont il la remplit effectivement. Toute institution est susceptible de trahir sa mission : l'Etat n'échappe pas à cette règle.
    La trahison n'est jamais fatale, l'institution peut se "ressaisir", comme vous dites. Si elle le fait ce sera grâce aux personnes que j'appelle les animateurs et qui, envers et contre tout, restent fidèles à la mission de l'institution.
    Il existe des animateurs dans toute institution, à divers niveaux sociaux et hiérarchiques. Ils sont toujours en minorité.
    Le choix collectif entre la barbarie et la civilisation dépend du succès de leur influence : rien n'est joué d'avance et la civilisation sera toujours fragile.

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  5. Merci à l'auteur de ce blog de faire connaître une vérité qui en dérange certains. Je signale que mon blog y consacrait quelques billets, dont l'avant dernier.

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  6. PS : Et concernant la dimension zone-euro, le billet Inside job (5), en cliquant sur l'url.

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  7. Je ne suis pas citoyen de votre pays, mais vous comprendrez que je m'intéresse au sujet que vous soulevez. Au Québec, la Caisse de dépôt et placement a perdu une jolie somme lors de la crise financière. Or, ce sont des sommes en bonne partie engrangée pour nos retraites. En ce qui concerne votre pays, quand vous écrivez «Il appartient donc à l’État de rappeler les institutions économiques à leur mission en utilisant les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire que l'histoire de la nation lui a confiés», je vous suis mais je ne peux en même temps me poser des questions sur la capacité réelle des États d'intervenir. L'espoir ne devrait-il pas être du côté des institutions internationales ?

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  8. @Michel Monette
    Il est vrai qu'une coopération internationale est nécessaire pour contraindre les pays voyous à ne pas se comporter en paradis fiscal et plate-forme de blanchiment, à ne pas pratiquer la concurrence fiscale, à ne pas héberger des cybercriminels.
    Mais il ne faut faire de cette exigence un préalable qui exonérerait chaque Etat de sa mission, qui est de mettre autant qu'il le peut de l'ordre dans sa propre maison.

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  9. Trois commentaires, face à ce que l'on pourrait surnommer le "Trou noir de la finance" :
    1/La finance joue dans un casino dont le nom est "jouer à la faillite des États et des institutions sociales", casino ayant pour but de pomper l'argent des institutions sociales, des entreprises et des ménages de revenus moyen et modeste

    * Est-il possible de mettre en place un indicateur mesurant jour après jour les sommes pompées et détournées vers les paradis fiscaux ?

    2/ Cette liquidation à terme des États et du système démocratique, est-ce une nouvelle forme de fascisme ? Notons cette ressemblance : l'utilisation des médias pour imposer des idées simplistes et influencer les électeurs à rebours de leurs intérêts objectifs. Cf. le rôle actif de Rupert Murdoch derrière les idées ultralibérales. Le poids de Sarkozy et Berlusconi sur leurs médias nationaux.
    Autre idée qui me vient: les traders sont la nouvelle armée, et leur arme principale est l'informatique bancaire

    3/ Dans la prévention du "Trou Noir", les attachements de chacun aux valeurs de Droite ou de Gauche, aux historiques familiaux, aux appartenances sociales, ne sont pas des repères suffisants !

    * il faudrait un plan d'action finalisé sur des buts précis, avec des enjeux clairs, qui permette à chacun de se positionner. Par exemple, le redimensionnement des banques sur des missions sectorielles (banque de crédit à l'investissement, banque de second marché, banque de gestion du risque ..). Par exemple, la traçabilité des mouvements. Par exemple, la déconnexion des automates d'arbitrage passé certaines seuils

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  10. des témoignages surprenants et intéressants !!!
    j'attends avec impatience de voir ce qui se fera avec l'informations sur les réseaux, oups c'est déjà le cas avec l'article du monde sur la société générale.
    bon je pense et image que nous ne connaissons que la partie immergée de l'iceberg.
    j'adore dans ce cas les dialogues des films "le déclins de l'empire américain" et "invasion barbares"

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  11. En complément, voici des données jusqu'ici secrètes, trois articles et le fonctionnement du CDO synthétique:

    http://www.bloomberg.com/news/2011-08-21/wall-street-aristocracy-got-1-2-trillion-in-fed-s-secret-loans.html

    http://www.slate.fr/story/20215/banques-americaines-goldman-sachs

    http://www.slate.fr/lien/42755/fed-prets-banques-wall-street

    http://www.next-finance.net/Comment-marchent-les

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  12. Aux E.U l'état s'est désengagé des missions créées en réponse à la crise de 1929, en s'en remettant à l'autorégulation, par conviction idéologique, bien évidemment mal inspirée avec le recul.

    En France, c'est la tradition jacobine de protéger les champions nationaux qui conduit au même résultat. Faites une recherche en ligne de

    COB AMF site:liberation.fr

    Les résultats seraient comiques s'ils n'avaient pas les conséquences tragiques que l'on sait.

    On aimerait que ce billet ait une suite où son auteur demande à ses amis banquiers quels sont les centres de profit des banques. Pensons au paradoxe suivant : la spéculation est vilipendée, mais le gain résultant est d'espérance nulle.

    Je ne crois pas que les banques soient détentrices d'un avantage durable dans ce domaine, dans son acceptation classique, c'est à dire faisant intervenir la prévision, par opposition à l'arbitrage.

    Elles se rémunèrent de façon bien plus sûre, en commissions de trading, titrisation etc. Il serait d'ailleurs du domaine de compétence de la direction de la concurrence de la comission européenne d'enquêter sur le high frequency trading, qui n'est pas un «level playing field».

    C'est l'illusion de gains spéculatifs, en revanche, pour le «buy side», qui génère les volumes de transactions. Si la finance était une addiction, le «buy side» serait «l'enabler» et le «sell side» le toxicomane. Sans chercher à dédouaner ce dernier, la réflexion sur ce segment (fonds de pensions etc.) me paraît, globalement, insuffisante.

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  13. "Un nouveau terrain s'étant ouvert avec l'unification de la finance mondiale grâce aux réseaux et à l'algorithmique, la priorité a été donnée à la « production d'argent » par les salles de marché."

    Très important, cette perspective, merci.

    Ce qui est dommage c'est que les banques pourraient produire de la valeur purement liée à l'argent. Mais beaucoup moins en le faisant de façon responsable et utile, qu'en profitant des opportunités de prédation offertes par la mondialisation (dans sa forme actuelle).

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  14. Bonjour,

    Pouvez vous me faire part de votre analyse concernant les propositions faites par andré jacques Holbecq et philippe Derudder
    dans leur livre 'La dette publique,une affaire rentable' .

    Merci

    André Chiari

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