Pour comprendre ce qu’ont fait les classiques (et les néo-classiques) il faut se mettre à leur place. L’économie antérieure à la mécanisation étant essentiellement agricole, la richesse était proportionnelle à la surface du territoire fertile qu’un pays ou une personne contrôlaient. Une classe guerrière de propriétaires fonciers, la noblesse, dominait la société. Elle cultivait l’honneur, qui exige de risquer sa vie dans des combats, et recherchait la gloire qui revient au vainqueur.
La mécanisation lui substituera la bourgeoisie comme classe dominante. Instruit, calculateur, méthodique et audacieux avec prudence, le bourgeois voudra s’enrichir mais il devra pour y parvenir maîtriser les ingénieries technique, commerciale, financière, organisationnelle, etc. : son activité mentale ne se réduira donc pas à la seule « recherche du profit ».
La réflexion d’Adam Smith s’appuie sur la philosophie pragmatique des « lumières écossaises », ensemble d’idées et de valeurs qui, au XVIIIe siècle, prépare les esprits à la mécanisation et l’industrialisation que l’intuition de Smith a génialement anticipées : il a proposé le schéma d’une situation à venir. Ce schéma sera systématisé par ses successeurs (notamment David Ricardo) sous la forme de principes dont des conséquences sont déduites logiquement.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle la théorie de l’équilibre général élaborée par Walras fournira une représentation d’ensemble de l’économie tandis que la maîtrise industrielle de l’électricité, du pétrole et des télécommunications entraînera la création de grandes entreprises et une première mondialisation. Keynes introduira par la suite l’incertitude essentielle du futur pour éclairer les déséquilibres que peut provoquer le jeu des anticipations1.
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La démarche des économistes créateurs se dégage ainsi clairement : il s’agit, afin de pouvoir penser la situation présente de l’économie, de ramener sa complexité à un schéma simple, ou même caricatural mais aussi révélateur que peut l’être une bonne caricature.
La construction d’un tel schéma nécessite un effort d’abstraction pour ne retenir, dans la profusion des phénomènes, que ceux qui expliquent la dynamique dont la situation présente résulte et qui la propulse vers une situation future. Le schéma ne doit donc pas être purement descriptif : il faut qu’il explicite des causalités.
La science économique devient alors théorique. Le schéma se condense en un petit nombre d’hypothèses, ou axiomes, dont comme en mathématiques le raisonnement déduit librement les conséquences logiques. Si les axiomes sont pertinents en regard de la situation dont ils forment une représentation abstraite, leurs conséquences le seront aussi2. La théorie économique est donc essentiellement hypothétique, hypothèses et résultats s’accumulant en autant de modèles que la pensée peut prendre comme outils selon la situation qu’elle considère.
Si l’on n’est pas d’accord avec les résultats d’un économiste il faut d’abord vérifier s’il les a correctement déduits de ses hypothèses, puis examiner si ces hypothèses étaient pertinentes en regard de la situation qu’il a considérée, enfin voir ce qui distingue cette situation de celle que l’on considère soi-même : il ne convient pas de dire « Ricardo a eu tort » quand on veut critiquer le libre-échangisme, il ne convient pas non plus de prétendre, comme le fait Jean-Marc Daniel, que nul n’est économiste s’il est protectionniste.
Une théorie économique, étant simple en regard de la complexité de l’économie réelle, est inévitablement incomplète. Les économistes créateurs en ont tous été conscients : ils savent que les phénomènes que leur théorie ignore existent néanmoins et que l’explication globale d’une situation historique, même pertinente, ne peut pas répondre à toutes les situations concrètes, particulières.
Smith dira ainsi que la « main invisible » de la recherche du profit contribue efficacement au bien commun, mais à condition que l’administration de la justice assure l’application effective des lois et le respect des contrats. Walras dira que la libre concurrence est efficace, mais que certains secteurs sont des monopoles naturels et exigent une régulation. Hayek lui-même dira que seule importe la liberté des décisions individuelles, mais il ajoutera que la sécurité sociale et le revenu minimum contribuent utilement au bien-être.
Il existe donc des conjonctures où les agents économiques doivent s’écarter des règles les mieux établies. Elles abondent dans l’histoire de l’industrie pétrolière3 : il est arrivé que l’État s’écarte de la réglementation anti-trust pour supplier les compagnies de former un consortium, que les compagnies pétrolières supplient l’État de réguler leur activité, que des pays producteurs s’efforcent de diminuer le prix du pétrole, que des pays consommateurs cherchent à l’augmenter, etc. Cette même histoire abonde aussi en occasions où les acteurs ont agi comme si la conjoncture du moment devait durer indéfiniment, alors même qu’elle était proche d’un retournement.
Résumons : les classiques cherchent à élucider la dynamique d’une situation historique particulière. Ils construisent pour cela un modèle explicatif bâti sur un petit nombre d’axiomes dont le raisonnement pourra déduire les conséquences. Ils savent cependant que ce schéma, fût-il pertinent, néglige des phénomènes qui peuvent se révéler importants sur le terrain de l’action. Ils invitent donc leur lecteur à être vigilant : il peut certes s’appuyer sur le modèle pour comprendre l’évolution d’ensemble de l’économie, mais il ne doit pas se laisser enfermer dans son abstraction.
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On peut lire les classiques de deux façons différentes. Soit on se focalise sur le formalisme de leurs axiomes et des résultats qui en découlent, soit on considère la démarche constructive qui leur a permis d’élaborer une théorie.
Le formalisme des axiomes et des résultats est commode pour la pédagogie. Se contenter de les transmettre n’est pas dommageable tant que la situation historique reste celle que la théorie a voulu schématiser : conçus pour représenter l’économie mécanisée, les axiomes de la théorie classique sont ainsi restés longtemps pertinents. Ils ne peuvent cependant plus l’être si la situation historique change de façon fondamentale.
Or c’est le cas aujourd’hui : alors que le système technique sur lequel s’appuyait naguère l’économie résultait de la synergie de la mécanique, de la chimie et de l’énergie, celui sur lequel s’appuie l’économie numérique résulte de la synergie de la microélectronique, du logiciel et de l’Internet.
Il en résulte une transformation des conditions physiques de la production et, en particulier, de la fonction de coût des entreprises : le rendement d’échelle étant désormais croissant, l’une des hypothèses sur lesquelles s’appuyait la démonstration de la possibilité, puis de l’optimalité de la concurrence parfaite est renversée. Les politiques qui, postulant cette optimalité, promeuvent la concurrence sans tenir compte de cette situation font prendre à l’économie le risque de l’inefficacité.
Par ailleurs les techniques de l’économie numérique sont l’objet d’une innovation intense : les pays qui ont pris du retard doivent savoir protéger leurs entreprises pendant le délai du rattrapage et cela les contraint à s’écarter du libre-échange.
Enfin l’entrepreneur doit posséder, pour pouvoir orienter son entreprise dans l’économie numérique, des compétences techniques élevées dans les divers domaines de l’ingénierie : la « création de valeur pour l’actionnaire » ne peut pas suffire à définir sa stratégie.
Alors que les hypothèses sur lesquelles se sont appuyés les classiques répondaient à la situation historique de l’économie mécanisée, elles ne répondent pas à celle de l’économie numérique. Il faut donc définir d’autres hypothèses dont on déduira d’autres résultats que les leurs. En agissant ainsi on leur est plus fidèle que ceux qui se contentent de répéter leurs résultats, car on s’inspire de leur démarche. C’est ce que nous avons tenté de faire en construisant le modèle d’une économie numérique par hypothèse efficace, l’iconomie4.
Les classiques étaient optimistes : ils pensaient que l’action d’une multitude d’agents économiques recherchant le profit conduirait l’économie à l’équilibre général et donc à l’efficacité. Cet optimisme, qui a d’ailleurs été contredit par les totalitarismes et par deux guerres mondiales, n’est pas de mise dans l’économie numérique car deux orientations se proposent : l’une vers l’iconomie et donc l’efficacité, l’autre vers la prédation et le retour au régime féodal sous une forme ultra-moderne.
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1 John Hicks, « Mr Keynes and the Classics », Econometrica, 1937.
2 Dani Rodrik, Economic Rules, Oxford University Press, 2017.
3 Daniel Yergin, The Prize, Free Press, 2008.
4 Michel Volle, iconomie, Economica, 2014.
Merci pour cet article. Pour l'apprécier pleinement je dois cependant me pencher à nouveau sur les fondamentaux de la pensée économique. Je pense pouvoir les (re)trouver sur votre site.
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