samedi 13 juillet 2019

La vie dans les Cévennes n° 3

Entretien avec Mme Marcelle Viale

(publié dans le bulletin municipal de Sénéchas, juillet 2013)

Ma famille, les Borne, vit à Charnavas depuis le Moyen Âge. Mon grand-père y vivait avec ma grand-mère et Emma, la jeune sœur de mon père qui a ensuite épousé Fortuné Polge. Mon père, qui avait fait la guerre de 14, allait chaque année aider la vendange à Nîmes (c'est sans doute là que mes parents se sont rencontrés, mais dans leur génération on ne parlait pas de ces choses-là).


Ma mère était de Mercoire : c'était une fille de mineur, elle voulait être indépendante. Mes parents sont donc restés trois ans au Brouzet, où je suis née en 1932. Mon père devait faire chaque jour le chemin pour travailler à Charnavas, finalement mes parents s'y sont installés alors que j'avais neuf mois.

Mon grand-père était sourd et pas commode, il parlait fort, mais mon père et lui s'entendaient bien. Ma grand-mère était des Bouchets, elle s'était mariée à 18 ans. Ma mère s'est adaptée au hameau, elle a fait faire des transformations dans la maison.

Je suis allée à l'école à La Felgère jusqu'au certificat d'études, à l'âge de 12 ans. J'étais la petite fille gâtée : tout le monde était gentil, ma grand-mère achetait pour moi des croissants à Génolhac, j'adorais la vie à Charnavas. Une de mes cousines, dont la mère était décédée et le père travaillait à la mine, est venue vivre avec nous.

M. Deleuze aurait voulu que j'aille au collège à Génolhac mais c'était trop loin pour que j'y aille à pied. Je suis allée chez ma tante à Bessèges pour suivre les cours au lycée mais je me languissais de remonter et au bout de deux ans je suis revenue à Charnavas où j'ai vécu la plus heureuse des enfances en vraie paysanne : je participais à tous les travaux. Nous faisions du blé, des vers à soie, nous ramassions les châtaignes et le foin pour les moutons, nous avions des cochons et un mulet que je menais pour labourer, nous allions à pied à Vialas pour vendre les moutons, nous faisions notre pain dans le four : nous vivions un peu en autarcie.

Les Cévennes étaient alors bien différentes de ce que l'on voit aujourd'hui. Il n'y avait que des chemins muletiers, tout se faisait à pied, beaucoup des maisons du hameau tombaient en ruine, la route de Charnavas bas était ombragée par une treille.

Notre maison a beaucoup changé. Les écuries étaient là où nous avons fait les gîtes tandis que l'entrée, avec le coffre à grains et le recoin pour les seaux d'eau, était où se trouve la salle de bains. L'eau est arrivée en 1965, avant il fallait puiser à la source pour nous et pour les animaux. L'électricité est arrivée en 1932 mais il n'y avait qu'une ampoule à la maison. La route n'a été goudronnée qu'après mon mariage. Nous n'avions ni téléphone, ni machine à laver, ni réfrigérateur, ni télévision, ni bien sûr Internet !

Nous avions de bons voisins à Charnavas bas : d'un côté la Louisette avec son oncle Firmin, de l'autre Jean Baumès. À Charnavas haut habitaient Marcel Mercier, la Maria, leur fille Monique et les tantes d'Albert Mercier, Augustine et Eulalie. Le Fernand habitait tout en haut de Charnavas. Le Fortuné, ma tante et ses enfants nous ont rejoints après avoir quitté la Grand-Combe, puis les parents d'Albert Mercier sont eux aussi venus s'installer. 68 a apporté du changement, de nouvelles personnes se sont installées à Charnavas, à Chalap. Cela a rajeuni le pays.

Le terrain était cultivé jusqu'au jardin d'en bas qui est maintenant rempli de ronces, ma prairie était un champ de blé, nous avions des mûriers pour les vers à soie. Avant de pouvoir moudre le blé il fallait le décortiquer avec la machine de Marcel Mercier, qui servait aussi pour enlever la première peau des châtaignes. Nous passions de bonnes soirées, chaque année on entendait les mêmes histoires, les mêmes chansons : le Fortuné chantait, sa mère récitait des poèmes.

Il y avait des fêtes quand on tuait le cochon, on allait veiller à pied avec la lampe aux Bouchets, au Brouzet, chez les Rabanit à La Felgère. Ma cousine était là, des cousins venaient pour les vacances, j'allais moi-même les passer à Bessèges ou à La Grand-Combe. J'étais la première dans la région à avoir un vélo, cela me permettait d'aller à Bessèges, Villefort, Concoules... quand j'allais à une fête les garçons cachaient mon vélo pour que je ne puisse pas repartir.

Je n'ai pas ressenti la guerre de 40. Le seul souvenir que j'en aie, c'est qu'une nuit on a frappé à notre porte à deux heures du matin pour chercher des armes : nous n'en avions pas car il n'y a jamais eu de chasseur dans la famille.

Mon papa est mort à 59 ans, j'avais alors 18 ans. Ma cousine s'est mariée. J'ai rencontré mon futur mari à la fête à Concoules. Il était né en 1927 ; ses parents étaient de Cessenades mais ils avaient acheté le moulin de Pistou, nous y portions notre blé pour faire de la farine.

Je me suis mariée en 1953. C'était un bonheur pour moi que d'entrer dans une famille de neuf enfants ! Mon mari a d'abord été paysan dans le Vaucluse, puis il est venu comme ouvrier à l'usine de tubes de Bessèges. Il aurait préféré travailler à Charnavas mais il n'y avait pas de route, pas d'eau courante.

Nous avons acheté aux Drouilhèdes une maison où nous sommes restés trente ans, jusqu'à ce qu'il prenne sa retraite. Nous avons eu deux filles, Martine en 1955 et Catherine en 1960. Elles ont été à l'école à Bessèges puis à Alès. Elles se sont mariées, leurs enfants ont grandi et se sont eux-mêmes mariés : j'ai cinq petits-fils et quatre arrière-petits-enfants.

Nous venions tous les dimanches à Charnavas pour entretenir la propriété. Nous n'avons pas eu de voiture au début : nous montions en moto jusqu'à Pistou, puis nous traversions la Cèze à pied en portant les petites. Quand nous avons pu acheter une voiture d'occasion, c'était le rêve : on ne se mouillait plus quand il pleuvait !

Les moutons avaient été vendus après le décès de mon père. Nous entretenions un potager mais nous avons dû laisser les terres un peu à l'abandon. M. Portman, de Bonnevaux, nous a donné l'idée de faire des gîtes ruraux à la place de la magnanerie et des écuries. Nous y avons beaucoup travaillé mais nous l'avons fait avec plaisir. M. Poupin, l'architecte, nous a aidés pour faire les plans et nous avons pu recevoir des locataires en 1974.

Mon mari a été conseiller municipal de Sénéchas, mais il ne connaissait pas grand monde dans la commune. Charnavas est resté jusqu'au XIXe siècle rattaché à Aujac, avec lequel s'étaient tissées les relations de famille.

Mon mari et moi avons eu des problèmes de santé mais une fois remis nous avons fait des randonnées dans les Cévennes et beaucoup voyagé, parfois en réponse à l'invitation de certains de nos locataires. Nous avons ainsi visité la France - Paris, la Bretagne, le mont Saint-Michel, la Corse - et aussi la Belgique, la Hollande, l'Allemagne, l’Espagne et l'Italie qui est tellement belle.

Mon mari est décédé en 2000. Je regrette qu'il ne soit pas là pour profiter de nos arrière-petits-enfants. Il est mort à 72 ans, c'est jeune aujourd'hui. Nous avons travaillé beaucoup pour entretenir notre maison, il n'en a pas profité assez.

Heureusement je savais conduire, j'ai mon permis depuis 40 ans. J'ai participé aux activités de la commune : la vannerie, le cartonnage, la reliure, maintenant je ne vais plus qu'à la messe du dimanche. J'entretiens la propriété, je soigne mes fleurs. J'accueille les locataires, ce sont maintenant mes petits-enfants qui assurent la responsabilité des gîtes.

Charnavas a toujours été le paradis pour moi. Le paysage est superbe, la vie vaut la peine d'être vécue.

Quand je pense que nous avons bâti trois gîtes dans nos ruines, je n'en reviens pas. Tout a tellement changé ! Mes petits-enfants ont bien du mal à se représenter comment nous avons vécu. Nous faisions tout à pied. Pour moi jeune fille c'était le paradis mais la vie était physiquement dure. Les gens s'usaient, ils ne venaient pas vieux. Ça a évolué très vite, trop vite peut-être. S'il n'y avait pas eu cette évolution nous aurions vécu bien autrement.

Ma vie a été bien remplie, intéressante, je peux mourir sans regret. Les petits-enfants viennent souvent. Je lis beaucoup, je me reconnais dans les livres qui parlent du début du XXe siècle. Je regarde à la télévision des documentaires comme Des Racines et des Ailes. Je ne peux plus voyager mais je ne m'ennuie jamais.

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