dimanche 15 novembre 2009

L'informatisation et la souffrance au travail

Le texte ci-dessous est celui de mon exposé le 17 novembre 2009 devant le groupe de travail TIC de la commission « Souffrance au travail » de l’Assemblée nationale.

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Je vous remercie de m’avoir invité à cette audition. Quelques mots pour me présenter : je suis administrateur de l’INSEE, donc statisticien et économiste de formation. Je suis en outre docteur en histoire économique.

Dans les années 80, j’ai monté une mission économique au CNET, le centre de recherche de France Telecom. Cela m’a fait découvrir ce qui se préparait en informatique. J’ai créé dans les années 90 des entreprises de conseil et j’ai travaillé pour plusieurs grandes entreprises : France Télécom, Air France, l’ANPE notamment.

Depuis 1998 je publie mes travaux sur le site www.volle.com, qui a été l’un des premiers blogs. J’ai publié trois ouvrages : e-conomie, en 2000, décrit l’équilibre de l’économie informatisée ; De l’informatique, en 2006, est consacré au phénomène de l’informatisation ; Prédation et prédateurs, en 2008, se focalise sur les risques que comporte l’économie contemporaine.

Aujourd’hui je préside le groupe de travail « Informatisation » de l’Institut Montaigne. Je vais vous présenter notre point de vue sur ce thème tout en mettant en perspective le sujet qui préoccupe votre commission, c’est-à-dire la souffrance au travail.

Voici le plan de mon exposé : il part de la comparaison entre l’informatisation et ce que fut naguère l’industrialisation. L’informatisation consiste en l’émergence d’un alliage entre le cerveau et l’ordinateur, tout comme l’industrialisation est née de l’alliage entre les muscles de l’être humain et la machine.

Le déploiement de cet alliage crée une économie spécifique, nouvelle, qui apporte des possibilités nouvelles et aussi des risques nouveaux. Aujourd’hui, toutefois, elle n’est pas parvenue à l’équilibre. L’économie, les entreprises sont déséquilibrées – et je crois que c’est ce déséquilibre qui cause cette souffrance au travail que votre commission étudie.

Une histoire : après l’industrialisation, l’informatisation

Le constat qui est à la base de notre groupe de travail, et que Claude Bébéar et François Rachline partagent, c’est que l’informatisation de l’économie est aujourd’hui un phénomène aussi profond, aussi ample que ne le fut l’industrialisation du XVIIIe au XXe siècle.

Qu’a fait l’industrialisation ? Elle a bouleversé les sociétés et transformé les rapports entre les nations. Elle a fait craquer le cadre trop étroit de l’économie féodale : c’est une des causes de la Révolution. Tandis que les physiocrates avaient vu dans l’agriculture la seule source de richesse, l’industrie a fait jaillir une nouvelle source, beaucoup plus féconde – mais il a fallu du temps pour que l’on s’en avise.

L’industrialisation a fait naître l’entreprise telle que nous la connaissons et l’économie de marché, elle a suscité un fort développement du salariat, une urbanisation rapide, la montée en puissance des nations industrialisées et en tout premier de la Grande-Bretagne, l’impérialisme et le colonialisme pour garantir approvisionnements et débouchés. La rivalité entre les nations impérialistes a suscité des guerres auxquelles l’industrie a procuré des armes puissantes.

Les débuts de l’industrialisation ont été pénibles : les machines étaient coûteuses, fragiles et d’un emploi difficile. Les ouvriers leur étaient hostiles mais ils n’étaient pas les seuls : beaucoup de chefs d’entreprise les refusaient car ils trouvaient la manufacture plus commode que l’usine, ils préféraient que le travail reste fait à la main. Enfin la main d’œuvre a été soumise, dans les premières décennies de l’industrialisation, à une exploitation cruelle.

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On doit s’attendre à ce que l’informatisation introduise des changements d’une ampleur analogue, mais de nature différente.

L’économie industrialisée était en effet le résultat d’un alliage entre l’être humain et la machine : la mécanique soulage l’effort physique, musculaire et répétitif, que demande la production. Il faudra attendre les travaux de Taylor au début du XXe siècle pour que cet alliage puisse atteindre sa pleine maturité, sa pleine productivité.

L’économie informatisée s’appuie, elle, sur un autre alliage : l’alliage entre l’être humain et un réseau d’ordinateurs, un automate programmable. Alors que la machine soulageait l’effort physique que demande la production, l’ordinateur, l’automate, soulage l’effort mental.

L’ordinateur n’est donc pas une machine de plus, l’informatisation n’est pas une étape de la mécanisation : elle fait entrer l’entreprise, l’économie, dans un continent inconnu, plein de possibilités nouvelles et aussi de dangers nouveaux.

Alors que la machine soulageait nos muscles, l’ordinateur assiste notre cerveau. Il touche ainsi à notre organe le plus précieux, le plus délicat, celui où réside notre personnalité.

L’informatisation met en mouvement toutes les dimensions de l’anthropologie : psychologique, sociologique, philosophique, métaphysique enfin. Elle modifie en effet notre rapport à l’espace et au temps, la conscience que nous avons de nous-mêmes, les relations de pouvoir et d’autorité, la façon dont nous produisons des concepts et les utilisons, elle nous contraint enfin à une réflexion renouvelée sur nos valeurs.

Si l’entreprise informatisée est mal organisée, cela suscite à la fois de l’inefficacité et, chez les salariés, une souffrance au travail qui, étant une souffrance mentale, n’en est que plus cruelle : nous y reviendrons.

Une émergence : l’alliage du cerveau et de l’automate

Le passage d’une économie industrialisée à une économie informatisée peut être daté de façon relativement précise car il s’inscrit dans les statistiques : la part du secteur secondaire dans la population active a atteint son maximum en 1975, et depuis cette date elle a connu une baisse rapide alors que la part du secteur tertiaire allait croissant.

Plusieurs raisons concourantes peuvent être invoquées pour expliquer le brusque virage de 1975 : d’une part les conséquences du mouvement social de 1968, puis le choc pétrolier qui a fait suite à la guerre du Kippour en octobre 1973, ont incité les entreprises à chercher de nouvelles sources de productivité. D’autre part les techniques informatiques étaient alors arrivées à un degré de maturité suffisant pour que les entreprises puissent envisager de les déployer à grande échelle.

Les débuts de l’informatisation n’ont cependant pas été moins pénibles que ceux de l’industrialisation, et aujourd’hui encore rares sont les entreprises dont on peut dire qu’elles soient raisonnablement, convenablement informatisées.

C’est qu’il existe, entre l’économie industrialisée et l’économie informatisée, un écart aussi large que celui qui séparait, au XVIIIe siècle, l’économie féodale, essentiellement agricole, de l’économie industrialisée.

Les entreprises et leurs salariés pénètrent aujourd’hui un continent nouveau dont ils découvrent progressivement les ressources, les richesses et les dangers. Tout comme au XVIIIe siècle, les économistes sont déconcertés par cette nouveauté et dans les entreprises les habitudes sont tenaces : on continue à appliquer des règles qui n’ont plus de raison d’être. Les situations deviennent absurdes, les cerveaux sont mis à la torture…

Un futur : l’équilibre de l’économie informatisée

Avant d’en venir au constat des situations présentes je vais faire pivoter mon exposé : jusqu’à présent j’ai évoqué l’histoire, maintenant je vais me projeter dans le futur.

Quelle est, en effet, la structure de l’économie informatisée ? Quelle est la forme d’entreprise qu’elle fait naître, quelle est la nature du rapport salarial, du rapport humain au travail qu’elle fait émerger ?

Grâce à l’informatisation, la production des biens physiques s’automatise. C’est cette automatisation qui explique la baisse de la part du secteur secondaire dans l’emploi : dans une usine automatisée, les seuls emplois qui restent sont ceux qui sont consacrés à la supervision et à la maintenance des installations, ainsi qu’à la manutention et l’emballage des produits, toutes choses qu’il est difficile d’automatiser entièrement.

L’utilisation de l’ordinateur en réseau se généralise. Si on parcourt les couloirs d’une entreprise, on voit que les gens passent leur temps devant leur ordinateur – à moins qu’ils ne soient en réunion. On prévoit que, dès les années 2010, 60 % du temps de travail de la population active française se passera dans l’espace mental, conceptuel, que structure un système d’information. L’emploi, chassé de la production matérielle, physique, se déploie ainsi en amont et en aval : dans la conception des produits d’une part, dans les services qui les accompagnent d’autre part, un service étant par définition la mise à disposition temporaire d’un bien ou d’une compétence.

Les produits se transforment. Regardez l’automobile : elle était auparavant un bien purement matériel, elle est devenue un assemblage de biens et de services. On vous vend non seulement la voiture elle-même, mais aussi le conseil du vendeur, le financement de l’emprunt, l’entretien périodique, la garantie pièces et main d’œuvre, le réseau de concessionnaires etc. : sans ces services, la voiture serait pratiquement inutilisable. L’automobile peut même, avec la location, abandonner son statut de bien patrimonial et d’indicateur du prestige social pour devenir un pur service.

Ces assemblages de biens et de services sont en outre élaborés non par une seule entreprise, mais par un réseau de partenaires : les concessionnaires automobiles sont des partenaires des fabricants, qui eux-mêmes intègrent dans leur produit des pièces, des logiciels fournis par d’autres entreprises.

Alors que l’industrie produisait en masse des biens standardisés et intégrait les diverses étapes de la production, l’économie informatisée offre ainsi des produits diversifiés, constitués d’un assemblage de biens et de services, et élaborés par des partenariats. La cohésion de chaque assemblage, ainsi que l’interopérabilité des partenaires, est assurée par un système d’information qui est comme le mortier qui lie les briques élémentaires de la production. La consommation s’oriente non plus vers le produit standard au prix le plus bas, mais vers le produit de qualité – ou plus précisément vers le meilleur rapport qualité / prix.

La conception d’un nouveau produit est alors une affaire complexe et très coûteuse : il faut non seulement concevoir la partie physique et technique du produit, les logiciels qui vont l’équiper, mais aussi organiser les services et monter les partenariats. Cela suppose des compétences pointues en marketing, en ingénierie d’affaires, en organisation, en système d’information, et aussi en relation avec la clientèle : le client, confronté à des produits complexes, doit être informé, écouté et connu.

Dans le coût de production, la part du coût de conception initial devient importante, et parfois prédominante : elle est écrasante dans le cas des logiciels et des puces microélectroniques. Le résultat d’un travail de conception constitue un capital formé de plans, de brevets, de logiciels, de contrats, d’organisation etc. : l’économie contemporaine devient ainsi ultra-capitalistique. Or historiquement la tentation de la violence croît avec l’intensité capitalistique : cette économie connaît donc des formes de concurrence particulièrement brutales, elle est tendue par le ressort d’une violence potentielle extrême.

Un présent : le déséquilibre contemporain

Telle est, dans ses grandes lignes, la structure qui correspond à l’équilibre d’une économie informatisée parvenue à maturité. Evidemment elle est trop nouvelle pour que les agents économiques en aient pleinement conscience, pourtant on en sent confusément la manifestation. Ainsi se crée, entre la pensée consciente que l’intellect maîtrise clairement et les situations auxquelles on est confronté, un écart qui trouble les esprits.

Par ailleurs les habitudes de gestion et de comportement issues de l’économie industrielle ne s’effacent pas : elles perdurent alors qu’elles ont perdu leur raison d’être. Poussées par l’informatisation, dont les techniques progressent de façon continue, les entreprises avancent à reculons, comme quelqu’un que presse une main posée sur la poitrine : souvent, elles trébuchent…

Ce manque de maturité explique un phénomène qui peut sembler mystérieux : le fait que les systèmes d’information connaissent un taux d’échec qui ne serait admis dans aucun autre domaine de l’ingénierie.

Il explique aussi me semble-t-il cette épidémie du malaise au travail, cette souffrance, qui est le thème de votre commission. Les rapports humains dans l’industrie étaient d’une simplicité brutale, trop brutale sans doute : lorsque l’on emploie des milliers d’ouvriers accomplissant chacun une tâche parcellaire et dont l’exécution ne réclame que des gestes répétitifs, il s’agit de maintenir la discipline et la régularité du travail une fois que celui-ci a été défini, organisé et encadré.

Dans l’entreprise informatisée il n’en est plus de même. La grande masse de l’emploi, nous l’avons vu, se réfugie dans la conception et les services. Or on ne dirige pas, on ne gère pas des concepteurs comme on avait pu gérer des ouvriers travaillant à la chaîne. Le cerveau d’un concepteur ne peut fonctionner efficacement que si celui-ci se sait, se sent écouté, et s’il peut soumettre ses idées à une discussion loyale.

De même, ceux qui fournissent au client les services que comporte le produit sont aux premières lignes et souvent ils rencontrent des cas particuliers, des difficultés que ni l’organisation, ni le système d’information n’avaient prévues : il faut que l’entreprise sache les écouter eux aussi, comprendre les incidents qu’ils signalent, tirer parti de leur expérience du terrain. Enfin les concepteurs, comme les gens qui produisent les services, sont des spécialistes, des personnes pointues chacune dans une spécialité dont elles maîtrisent le langage et les méthodes. Leur tendance naturelle sera de se structurer en corporations mutuellement hostiles, mutuellement méprisantes, alors que le fonctionnement efficace de l’entreprise exige au contraire une coopération.

L’agent opérationnel, enfin, travaille assisté par l’automate en réseau, dans le cadre conceptuel et procédural que lui fournit le système d’information. L’entreprise va lui demander de prendre des décisions sur les dossiers qui lui sont soumis et donc d’exercer des responsabilités, de savoir répondre aussi aux incidents que le système n’aura pas pu prévoir. Il faut pour cela qu’elle lui reconnaisse la légitimité nécessaire car exercer des responsabilités sans posséder la légitimité correspondante, c’est l’enfer…

De ce qui précède on peut tirer une conclusion : l’entreprise informatisée ne peut être efficace que si les personnes qui y travaillent savent franchir la cloison des diverses spécialités, des diverses couches de la hiérarchie, pour pratiquer une écoute mutuelle. Il ne s’agit pas là, j’y insiste, d’une obligation de nature morale, affective ou sentimentale, mais bien d’une contrainte de la pure, simple et froide efficacité – et si cette contrainte rencontre les injonctions de la morale, tant mieux !

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Nous avons tracé dans les grandes lignes le schéma d’entreprise vers lequel tend l’économie contemporaine, nous avons décrit les contraintes et les obligations qu’il comporte.

Ces contraintes, ces obligations s’imposent d’ores et déjà à nos entreprises, mais elles n’ont pas encore été développées par la réflexion, explicitées par la théorie économique, enseignées dans les universités ; leurs conséquences pratiques n’ont pas été gravées dans la loi.

Chacun les découvre donc à chaud, sur le terrain, et réagit en fonction de ses habitudes, de son expérience et de sa formation. Les habitudes et la formation sont toutes deux en retard par rapport à la solution ; l’expérience s’accumule, mais il n’est pas à la portée de tout le monde d’en tirer les leçons.

Il ne faut donc pas s’étonner si les entreprises ne sont pas organisées de façon raisonnable, si les rapports humains n’y sont pas ceux que réclame un commerce efficace de la considération, si les dirigeants commettent des erreurs stratégiques.

Dans ce monde nouveau, les dirigeants sont d’ailleurs pour la plupart privés de repères ; alors ils agissent comme l’apprenti motocycliste, qui ayant peur de tomber refuse de s’incliner dans les virages – et tombe inévitablement dans le fossé extérieur.

L’affolement de la stratégie concerne non seulement les dirigeants, mais aussi ceux qui les nomment, les conseils d’administration, les assemblées générales, les cabinets ministériels. Plutôt que de choisir un entrepreneur qui, étant conscient des possibilités et des risques, est judicieusement prudent, on nommera le charlatan qui promet des merveilles – et alors la faillite est à l’horizon.

Cette maladie de la stratégie a frappé en tout premier la finance, qui est le lieu même où se condense l’arbitrage entre rendement et risque. La conscience du risque s’étant évaporée, le rendement est devenu énorme mais la catastrophe est inévitable.

L’informatisation est la cause matérielle de la crise financière : elle l’a rendue possible. Lorsque le réseau unifie le marché mondial, lorsque les outils mathématiques les plus puissants sont mis en œuvre avec un clic de souris, lorsqu’on peut dissimuler les risques dans des produits complexes, la course au rendement n’a plus de frein – mais le risque croît parallèlement au rendement.

L’économie devient alors la proie des prédateurs. Lorsque le risque est au maximum, la corruption devient la règle : l’entreprise qui se refuserait à « acheter les acheteurs » serait bientôt exclue du marché. Dans le combat de la concurrence, tous les coups sont jugés bons.

L’informatique facilite opportunément le blanchiment, qui recycle les profits du crime dans l’économie légale : il est facile de programmer des circuits financiers dont la complexité découragera les enquêteurs, mais que l’on peut lancer d’un clic de souris. Dans certains pays des mafieux ont pris le contrôle des entreprises, des économies nationales et finalement du pouvoir politique.

Ainsi l’économie contemporaine est loin de respecter les conditions de sa propre efficacité. Beaucoup d’entreprises s’engagent dans une démarche brutale, et suicidaire à terme, qui tout en dégageant un profit immédiat détruit à la fois la confiance de leurs clients et la compétence de leurs salariés, deux composantes essentielles du capital de l’entreprise.

Telle entreprise informatique ferme son centre de recherche : la hausse immédiate du profit réjouit les actionnaires, mais elle sera incapable de renouveler ses produits et bientôt elle sera éjectée du marché. Tel opérateur télécoms sous-traite la relation avec ses clients, qu’il s’agisse de la maintenance des installations ou du centre d’appel, et il ne répond plus aux lettres de réclamation : il fait des économies immédiates, mais sa part de marché se dégrade inexorablement.

Tel constructeur aéronautique externalise la conception du plan de câblage de ses avions : les salariés doivent régler à chaud, dans le hall de montage, les problèmes qui en résultent – au détriment peut-être de la sécurité. Telle chaîne de grands magasins, lancée dans la compression des prix, dégrade la qualité des produits et pressure ses fournisseurs : elle s’oriente vers le tombeau. Enfin les services, composante nécessaire de la qualité et soutien de l’emploi, sont sous-développés : alors c’est l’ensemble de l’économie qui s’oriente vers le sous-développement.

Dans un tel contexte, le « commerce de la considération » n’est évidemment pas de mise. Les relations de l’entreprise avec ses fournisseurs sont brutales : le sous-traitant, d’abord encouragé à investir et à embaucher, est, une fois coincé, soumis à une renégociation permanente de son prix ; le salarié étant incité à tromper le client, sa dignité professionnelle est bafouée ; les dirigeants se focalisent sur la finance, sur les opérations de fusion et acquisition, et ils ne jugent pas nécessaire de connaître ce qui se passe sur le terrain. La gestion se focalise non sur la qualité du produit, jugée secondaire, mais sur la baisse du coût de production.

Le système d’information, qui balise l’espace mental dans lequel travaille l’entreprise, est lui-même généralement négligé. Comme on ne sait pas évaluer l’apport de l’informatique, on ne pense qu’à comprimer son coût. La sémantique des concepts est en désordre, la supervision des processus est déficiente. La correction à chaud des erreurs de conception, d’organisation, dévore une part importante du temps de travail des salariés.

Cette description n’est en rien inspirée par une quelconque orientation anticapitaliste ou anti-managériale : bien au contraire, elle est parfaitement et froidement réaliste. Il suffit pour s’en convaincre d’entendre les salariés, les consultants, les dirigeants les plus lucides, de voir quelques statistiques comme celles du Standish Group, ou encore de lire les ouvrages qui donnent une analyse détaillée des origines et circonstances de la crise financière.

Il existe bien sûr des entreprises qui savent tirer parti de l’informatisation, qui s’organisent de façon judicieuse, mais elles sont rares. J’en connais quelques-unes : il se trouve qu’elles relèvent toutes de ce que l’on appelle le capitalisme familial, j’ignore s’il y a là une relation de cause à effet.

Il est normal en un sens que les réussites soient minoritaires : il en était de même aux débuts de l’industrialisation. Il faut savoir repérer les entreprises exemplaires, et savoir tirer les leçons de leur exemple.

Conclusion

Concluons. J’ai posé devant vous un constat : l’informatisation introduit aujourd’hui une rupture analogue à celle que provoqua naguère l’industrialisation. J’ai tracé les contours du nouvel équilibre vers lequel elle conduit. J’ai décrit la crise qui, aujourd’hui, résulte du décalage entre le monde nouveau qu’elle nous fait pénétrer et les habitudes, si fortes, que nous avions acquises dans l’ancien monde.

Une sorte d’affolement incite les entreprises, les institutions, à prendre en matière de stratégie et d’organisation des dispositions à l’opposé de ce qu’exigerait l’efficacité. Il en résulte que les salariés sont mis, massivement, dans une situation fausse dont ils ressentent confusément l’absurdité.

L’industrie n’a pu se développer pleinement qu’après que le pouvoir législatif, puis le pouvoir judiciaire, aient pris conscience de ses exigences et bâti l’édifice des lois et règlements qui lui était nécessaire. L’économie informatisée est la plus productive que l’humanité ait jamais connue, mais elle est aussi et naturellement la plus dangereuse. Il faut la dompter pour la mettre au service de la société.

Les pays qui n’ont pas su s’industrialiser ont progressivement perdu le droit à la parole dans le concert des nations : ils se sont repliés dans le sous-développement. Dans les décennies qui viennent, il en sera de même pour les pays qui n’auront pas su s’informatiser.

J’espère que cet exposé vous aura intéressé ! Je suis à votre disposition pour en discuter.

4 commentaires:

  1. Bonjour, et merci de partager ces informations pertinentes. Il serait intéressant de développer et d'identifier les travers communs des entreprises en terme de stratégies mais aussi en terme de relations humaines.
    Nous pourrions parler des DRH qui n'identifient les employés qu'en terme de ressources exploitables sans le côté humain, et imposent des logiciels coûteux et non opérationnels, etc.

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  2. Bonjour

    Merci pour vos analyses sans complaisance et bien souvent originales.

    Concernant ce travers informatique de nos organisations, l'article mériterait d'être élargi :

    - Est-ce général ? Le secteur public est-il concerné ?

    - Que font les autres pays ?

    - Comment se fait-il qu'un dirigeant d'entreprise, normalement constitué, n'arrive pas à adhérer à cette vision plus humaniste que vous préconisez ?

    Cordialement

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  3. Absolument magnifique. Je n'apporterais ni bémol ni dièse.

    Et même ! compréhensible par tout un chacun. Sans un "x" ni un "%". Bravo.

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  4. Très intéressant le parallèle que vous établissez entre l'ère industrielle et l'ère informatique. Progressant dans la lecture, on se réjouit par avance d'une recette idéale émanant de l'expérience industrielle. Il me semble malheureusement que, malgré votre lucide analyse, nous sommes encore réduits aux balbutiements d'une évolution, qui devrait tendre vers des organisations supportables.
    Je pense que le secret d'une véritable évolution de ce monde cruel tient à la capacité des salariés à travailler dans un esprit collectif. Ainsi que vous l'avez clairement exprimé, l'isolement des salariés de l'informatique accentue dramatiquement les incompréhensions en tous genres, menant aux échecs que nous connaissons, aux échecs sociaux également. L'ère industrielle a été aussi l'essor des syndicats. Qu'en sera-t-il de l'ère informatique ?

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