A la suite d’un accident Lyautey passera au lit une partie de son enfance, entouré des soins affectueux de plusieurs femmes. Il y prendra le goût de la lecture et de l’introspection, le goût aussi d’un intérieur douillet.
Il parle et écrit fort bien, son regard est vif et précis, il dessine à merveille. Sa sensibilité esthétique, enrichie par une solide culture historique et une lecture abondante et choisie, alimente un excellent jugement stratégique : plus tôt et plus nettement que d’autres il anticipera les catastrophes que préparent la conduite de la guerre de 14-18, la révolution russe, le traité de Versailles.
Il était homosexuel, tout comme l’ont été tant de bâtisseurs d’empire et de chefs de guerre : l’histoire contredit l’opinion commune selon laquelle les homosexuels seraient dépourvus d’énergie (que l’on pense à Alexandre le Grand, au frère de Louis XIV, à Lawrence etc.). Contrairement à Lawrence, Lyautey a assumé sans trop d'états d'âme sa sexualité même si elle lui a parfois compliqué la vie.
Il était cependant sujet à la dépression et seule l’action (dans laquelle il excellait) pouvait lui procurer un équilibre. Sa personnalité conjuguait ainsi, de façon apparemment paradoxale, des signes de force et de faiblesse.
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Ceux des jeunes gens de cette génération qui se soucient du sort de la nation sont écartelés entre la Monarchie et la République. Ils déplorent l’instabilité et l’impuissance auxquelles les désordres du régime parlementaire soumettent l’exécutif. Ils voudraient servir, agir, mais savent ne pas pouvoir le faire en France.
Alors ils se tournent vers l’empire colonial car il offre à leur énergie le seul débouché possible. Il s’agit de renforcer la position de la France dans le monde face à l’empire britannique et aux ambitions allemandes mais on comprend, en lisant cette biographie, que ceux qui comme Gallieni ou Lyautey se lancent alors dans des guerres de conquête ne sont pas exactement des colonialistes.
Ils se font une haute idée de la Civilisation, du Progrès tels qu’ils se concrétisent par les routes, les ports, les voies ferrées, la scolarisation, le développement industriel et la paix publique. Ils n’ont pas, envers cet idéal, le scepticisme peut-être excessif que connaîtront les générations suivantes après que la civilisation ait, lors des deux guerres mondiales, accouché d’une barbarie.
Il s’agit donc pour eux d’apporter la Civilisation et le Progrès à des peuples qui n’en bénéficient pas encore et cela ne se passe pas trop mal. L’armée française est assez bien accueillie par les paysans du Tonkin qu’elle débarrasse des pirates chinois. A Madagascar, Gallieni met un terme aux razzias des tribus du Sud ; des routes sont tracées, des ports construits. Une fois les pirates vaincus et les tyrans locaux soumis, les officiers se transforment en administrateurs et en urbanistes. L’agriculture se rationalise, le commerce se développe, l’industrie naît.
Ces militaires-là détestent la vie de caserne, qu’ils subissent comme une corvée lors de leurs passages en France. Ils refusent d’appliquer la stratégie brutale des « colonnes » qui, pénétrant l’arrière-pays pour le soumettre, massacrent, détruisent et sèment le germe de révoltes futures. L’action de la France, telle qu’ils la conçoivent, est essentiellement constructive et éducative. Ils respectent d’ailleurs la culture propre au pays : Lyautey sera sensible à la beauté de l’architecture marocaine, à la splendeur des vêtements, à la profondeur de l’islam et du judaïsme.
Ils encouragent la formation d’une élite locale – « indigène », comme on dit – qui a vocation à assumer la direction politique et l’administration du pays. Celui-ci, une fois pacifié et développé, sera pensent-ils à la fois indépendant et prospère, lié à la France par des rapports économiques et culturels mutuellement respectueux…
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…mais cette politique rencontre l’hostilité des colons qui, voulant prendre possession des terres et des ressources, ne voient dans la population indigène qu’une main d’œuvre qu’il leur convient d’assujettir.
Entre l’idéal administratif, économique et culturel d’un Lyautey et les ambitions terre-à-terre des colons, le conflit était inévitable. Il fut violent et si finalement les colons l’emportèrent, ce fut au risque – fort bien perçu par Lyautey – d’une révolte qui balaierait et le colonialisme, et les colons, et une bonne part de ce que Lyautey avait construit.
« Le Maroc, dira Lyautey au soir de sa vie, n’était qu’une province de mon rêve »… Cet esthète à la fois fragile et énergique, ce stratège au coup d’œil pénétrant n’était pas sa propre dupe : le Maroc lui avait offert le terrain d’action que la France lui refusait mais c’est la France elle-même, « le plus beau royaume sous le soleil », qu’il aurait voulu aménager, transformer, améliorer. Ne pas avoir pu le faire le désespérait.
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