dimanche 8 novembre 2009

À propos de Lévi-Strauss

Sur la couverture de La pensée sauvage, de Claude Lévi-Strauss, on voit l'image d'une fleur, la pensée sauvage viola tricolor.


Associer ainsi la pensée, activité du cerveau, à la plante homonyme, c'est exactement un calembour. Ce procédé rhétorique provoque la confusion des idées mais certains intellectuels français semblent croire qu'il procure de la profondeur à leur propos.

Que pouvais-je attendre d'un auteur qui, dès le porche de son ouvrage, confond dans un même symbole le monde de la pensée et celui des végétaux ? Le calembour qui orne la couverture de La pensée sauvage, loin de me faire sourire, m'a fermé l'accès à la pensée de Claude Lévi-Strauss : il m'a inspiré une telle répugnance que je n'ai jamais pu lire ne serait-ce qu'une ligne de lui (et que celui qui a tout lu me jette la première pierre !).

Comme j'ignore tout de cette pensée, je n'en dirai rien mais ce que j'en lis dans certains commentaires me semble étrange. Ainsi J.M.G. Le Clézio a écrit, dans un article du New York Times daté d'hier, "(Lévi-Strauss shows the) “primitive” people as the equals of those in the most elevated cultures of the civilized world".

Quelle drôle de phrase ! le signe "égale" (equals) est à faible distance du signe "supérieur à" (most elevated), "primitive" est entre guillemets alors que "civilized" en est dépourvu... Mais on voit bien la cible que vise la flèche : il s'agit de suggérer que toutes les cultures se valent, que toutes les civilisations se valent ; c'est d'ailleurs bien cette idée que l'on retrouve, associée à des éloges, dans plusieurs des commentaires sur Lévi-Strauss.

J'ignore s'il l'a énoncée puisque je ne l'ai pas lu, mais apparemment beaucoup de personnes l'ont trouvée chez lui et je la crois aussi dangereuse que fausse.

Je n'entends pas manifester ici du mépris envers les cultures primitives ! J'éprouve trop de reconnaissance envers elles : à 23 ans j'étais très mal dans ma peau et un stage de deux mois au Cameroun, en brousse, m'a remis sur pieds comme si j'avais suivi une psychanalyse réussie. J'ai ainsi expérimenté, dans ma chair, la sagesse dans les rapports humains, dans le rapport avec la nature, que peut comporter une culture primitive.

On ne peut d'ailleurs pas classer les cultures, les civilisations, selon un ordre unique : si l'on pouvait les représenter dans un espace géométrique celui-ci serait multidimensionnel et aucune culture ne peut se trouver en haut sur tous les axes à la fois.

Mais il est politiquement correct de dire que tout se vaut, que tout est égal : c'est cela que l'on retient de Lévi-Strauss. Ainsi je me suis fait sermonner par Alain Desrosières pour avoir osé dire que certaines langues sont supérieures à d'autres.

Mais si tout est égal, si tout se vaut, pourquoi se donner la peine de parler dans une langue simplement correcte ? Pourquoi chercher à perfectionner, à améliorer notre société, notre civilisation, notre culture ? Où trouvons-nous, d'ailleurs, le droit de dire si souvent que "tout va mal", si notre évaluation est dépourvue d'échelle ?

Il faut oser le dire : s'il s'agit de dénombrer, la langue qui sait énoncer les nombres entiers est supérieure à une autre langue où la numération se réduit à "un, deux, trois, beaucoup". Il se peut bien sûr que cette deuxième langue comporte une nomenclature des plantes, une connaissance de leurs propriétés médicinales, qui soient supérieures : on ne peut pas classer les langues sur un seul axe.

Par contre notre langue, notre culture, notre civilisation peuvent s'améliorer ou se dégrader (voir "Une population peut s'effondrer"). Le calembour qu'affectionnent tant Lacan et Lévi-Strauss dégrade la pensée. Les tags, que Jack Lang assimile à de l'art, dégradent l'esthétique de la ville. Le "style SMS" des messages et des chats dégrade, à travers l'orthographe et la syntaxe, la clarté de la communication. Le culte de la mode et des émotions prépare une nouvelle version de la "servitude volontaire" qu'a évoquée La Boétie.

Que l'on prenne garde, en effet ! En France comme dans plusieurs autres pays une culture, une civilisation oligarchiques se mettent en place : des riches de plus en plus riches, des exclus de plus en plus nombreux, une classe moyenne de plus en plus proche de l'exclusion, des services et équipements publics bientôt en ruine. Que l'on ne nous dise pas que cette culture, cette civilisation-là, en valent bien une autre et que peu importe !

12 commentaires:

  1. Bonjour,

    Je ne connais pas la pensée de Lévi-Strauss mais je connais, un peu, celle de Lacan. D'où tenez vous que Lacan affectionnait les calembours ? Si Lacan a "joué avec les mots", c'était pour montrer les règles à l'oeuvre dans l'inconscient : métaphore et métonymie, qui ne sont autres que la condensation et le déplacement révélés par Freud dans son Interprétation des rêves.

    Concernant votre expérience au Cameroun dont vous dites qu'elle à joué le rôle d'une psychanalyse réussie : une psychanalyse est réussie lorsqu'elle passe par la traversée du fantasme, et il est vrai que cette traversée peut avoir lieu sans "la cure par la parole". Un exemple en est les délires du docteur Schreber (le meurtre d'âme) - mais il dû pour cela en payer le prix par une pyschose. Sans connaître votre expérience, je doute qu'il s'agisse d'une telle traversée.

    Cordialement,
    RLN

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  2. @RLN
    J'ai lu Lacan (pas en entier, mais assez pour le connaître et l'apprécier). Lorsqu'il passe par exemple du mot "persévère" à l'expression "père sévère", il s'agit bien d'un calembour et non d'une métaphore ni d'une métonymie.

    Oui, mon passage au Cameroun m'a fait autant de bien qu'une psychanalyse réussie et peut-être m'a-t-il aidé à traverser quelques fantasmes. Je n'ai pas éprouvé par la suite le besoin d'une "cure par la parole", mais je conçois qu'elle puisse être nécessaire à d'autres personnes.

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  3. Je ne suis pas d'accord. Le but d'un calembour est d'être drôle ou de faire de l'esprit. Ce n'est pas le cas de Lacan. Quand il écrit "père sévère" il veut montrer comment dans l'inconscient - dans un rêve ou dans un labsus par exemple - on peut entendre ce mot. Au niveau conscient ce jeu de mot n'a aucun intérêt.

    D'autre part, il n'y a qu'un fantasme dans l'inconscient, il ne peut donc y avoir que traversée DU fantasme (scène originelle par exemple).

    Cordialement,
    RLN (analysant)

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  4. @RLN
    Je ne m'y connais pas assez en psychanalyse pour soutenir une controverse sur l'unicité ou la multiplicité du fantasme.
    Je ne crois pas que l'on puisse entendre "père sévère" dans "persévère", même dans un rêve : ce n'est pas ainsi que me semblent fonctionner les associations d'idées. J'estime donc que Lacan commet des calembours et qu'ils ne servent pas bien l'expression de sa pensée.
    Je vous accorde toutefois que c'est une question de goût.

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  5. Vous ne "croyez" pas... Sauf votre respect, quelle valeur doit apporter à votre croyance ? L'expérience de l'analyse montre pourtant que c'est comme ça que ça fonctionne, même si cela déplaît à la logique consciente.

    Quant à l'association d'idées, elle n'est pas une formation de l'inconscient mais la méthode utilisée pour analyser les formations de l'inconscient. Elle n'a pas de fonctionnement mais juste une règle : tout dire ce qui vient à l'esprit sans rien retenir.

    Cordialement,
    RLN

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  6. @RLN
    Mettre en compétition ce que nous croyons l'un et l'autre n'a aucun intérêt : mieux vaut arrêter là cet échange de commentaires.

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  7. Je ne connais de Levi-Strauss que sa conférence à l'UNESCO paru sous le titre "Race et histoire". Dans ce livre (et probablement dans le reste de son oeuvre), il ne nie certainement pas que la civilisation occidentale est plus avancée d'un point de vue de la science et de la technique. Il met simplement en garde contre notre tendance à juger une civilisation suivant ces seuls critères, qui sont les nôtres, parce que nous baignons dans cette civilisation-là. Il fait remarquer, à juste titre, que d'autres civilisations ont pu développer des savoirs différents et surtout des pratiques sociales qui n'ont rien à envier aux nôtres en terme de rapports sociaux plus harmonieux, et de respect de l'environnement.
    Par ailleurs, et du point de vue de la technique, qui est le nôtre, à nous occidentaux, il recense deux grandes révolutions : celle du néolithique et la révolution industrielle dans laquelle nous vivons. La révolution néolithique a eu lieu dans plusieurs parties du monde sans que l'on sache précisément où elle a démarré (en Afrique, aux Amériques, au Moyen-Orient peut-être). Cette révolution néolithique s'est de toutes façons étalée sur une longue période, et il est vain de rechercher un peuple qui en aurait été l'initiateur. De la même manière, ajoute-t-il, dans quelques millénaires, il sera tout aussi vain de chercher l'initiateur de la révolution industrielle. Autrement dit, il pense l'histoire en terme de millénaires et non de siècles.
    Le but de cette conférence était de démontrer qu'attribuer à une civilisation ou une race une quelconque supériorité basée sur sa primauté technique est donc faux et démontre seulement une vision à courte vue et biaisée par un jugement portant sur des critères qui sont uniquement les nôtres et qui n'ont pas de valeur universelle.
    Il est certain que Levi-Strauss aurait pensé que la numération décimale est supérieure à celle que vous citez, ou à celle des Romains. Sa pensée était plus nuancée que les caricatures que l'on en fait.

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  8. Je vous remercie pour ce texte et certaines évidences , non tout n'est pas égal , certes il est évident que certaines langues sont supérieures à d'autres mais le terme supérieur est-il adéquat ? Je ne sais pas exprimer le terme que l'on pourrait utiliser .
    Je comprends bien ce que vous voulez dire concernant les "civilisations" , du moins je le pense , on vous fait un mauvais "procès" pour votre séjour , jeune , au Cameroun , peut-être que le mot "psychanalyse" était-il mal employé , collision entre deux mois et durée "mémorable" d'une psychanalyse ...
    A entendre l'anecdotique chez Lacan on songe a une part de fumisterie
    mais il est de bon ton dans la sphère des psychanalystes d'y comprendre quelque chose que le vulgus pecum ne peut comprendre et auquel il n'aurait pas accès , cela classe cette "classe" de privilégiés qui ont traversé le miroir .

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  9. Avec une telle formulation, je pense pour ma part que Lévi-Strauss voulait s'opposer vigoureusement au colonialisme occidental et aux idées qu'il a véhiculées dont celle de la supériorité de la culture et civilisation occidentales et de l'infériorité des cultures et civilisations indigènes. Sans connaître son œuvre et sans avoir lu aucun de ses ouvrages, j'estime qu'il respectait profondément toutes les civilisations comme étant égales dans le sens où chacune a quelque chose à montrer et à démontrer et avec lequel elle peut se distinguer positivement des autres. Fondamentalement donc, je ne crois pas qu'il y ait une réelle contradiction entre votre point de vue et celui de Lévy-Strauss. Néanmoins, je suis tout à fait d'accord que la pensée politiquement correcte peut déformer les propos et aboutir à des aberrations du genre "les tags sauvages sont de l'art".

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  10. Dans sa nécrologie du Monde, Roger-Pol Droit parle en ces termes de la “réticence envers l’islam” de CLS :
    "En 1955, "Tristes Tropiques" le fit connaître du grand public. (…) On y découvre un voyageur déjà préoccupé des désastres de la planète, tourmenté par la destruction de la diversité humaine, soucieux d’écologie bien avant que l’époque ne se saisisse du terme. On discerne également son penchant pour le bouddhisme et sa réticence envers l’islam. Cette dernière est si forte que certaines pages de Tristes Tropiques, peu remarquées à l’époque, vaudraient sûrement à leur auteur de virulentes protestations si elles paraissaient aujourd’hui."
    De ces pages, on peut se faire une idée dans :
    http://lessakele.over-blog.fr/article-claude-levi-strauss-et-l-islam-s-touati-38738872.html
    http://oldgaffer.canalblog.com/archives/2009/11/04/15685543.html

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  11. Le bon point dans la pensée de Levi-Strauss est, je crois, la reconnaissance de l'existence de l'autre civilisation, de l'autre culture. Cela peut s'expliquer par la "découverte" des peuples amazoniens parlant comme les européens, une langue, ayant une culture etc...Je partage entièrement cela et qu'il devienne un avocat de ces cultures. Je te rappel qu'au Chili il y a les mapuches. Ils sont été réduits par les conquistadores et aujourd'hui ils ont peur de parler leur propre langue et cela me fait honte de les voir s'effacer devant les autres humains. Mais dire "égalité", comme on entend, c'est une autre chose: je préfère dire pas des humains inférieurs ou supérieurs, juste des êtres humains. Les sociétés humaines sont multidimensionnels et donc dans un espace n-D. A Moscou un jour j'ai dit que le Congo était petit car "moins de 2 millons d'habitants"! Un russe m'a rétorqué: "Oui, mais ils ont crée une langue et sont donc la même valeur que nous"! Je n'oublie jamais cet enseignement. Et par sa nature même, nos sociétés peuvent s'améliorer ou périr.
    Victor

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  12. Pour pouvoir résister, il faut un lien très fort, très personnel avec le surnaturel et c'est là que réside peut-être un des secrets de l'islam et des autres cultes de cette région du monde : que chacun se sente constamment en présence de son Dieu.

    Voilà pour qui ... n'aurait pas lu une seule ligne de CLaude Lévi-Strauss ... sourire.

    Cette phrase est extraite de "La Terre et les Hommes" dans laquelle l'auteur parle d'un voyage en Inde. Loin de décréter l'égalité, tout ce qu'il dit montre au contraire à quel point ses aptitudes analytiques et synthétiques, hors du commun, se conjuguent pour tenter d'apporter un éclairage captivant, sincère et vrai sur une réalité effarante pour un Européen.

    L'auteur pourrait verser dans l'entomologie par goût excessif de la description soignée. L'auteur pourrait juger abruptement tant le fossé est immense entre le monde d'où il est issu et le monde qu'il a sous les yeux. L'auteur pourrait se contenter de banalités ou ne rien partager.

    Rien de tout cela. Ce qui frappe d'emblée et persiste quand on lit Claude Lévi-Strauss, c'est la profondeur de son humanité et de son intelligence.

    Pour ceux qui seraient tentés de juger de cet auteur à la hâte, juste cette brève annecdote qu'il a lui même rapportée : tout jeune enfant, alors qu'il accompagnait sa mère en courses et qu'il ne savait pas encore lire, il lui dit un jour que "B.O.U." devait signifier "BOU". A sa mère qui eut l'intelligence de lui demander pourquoi, il répondit : j'ai remarqué que les deux boutiques où nous allons le plus souvent, la boulangerie et la boucherie, portent des noms qui commencent par les mêmes lettres et je me suis dit que B.O.U. devait donc se lire "BOU".

    Cette aptitude si précoce, Claude Lévi Strauss la mettra en oeuvre tout au long de sa vie pour déchiffrer les énigmes de civilisations ou de coutumes méconnues.

    Au bout du compte, son propos n'est pas, loin de là, de nous faire croire que tout se vaut mais il est d'éveiller notre conscience à ces deux pôles essentiels de notre entendement : la singularité et l'universalité. Il invite enfin notre coeur à un voyage passionnant : non pas à se fermer sur quelques évidences étriquées mais à s'ouvrir à l'inattendu, le déroutant, le différent, ... tout en gardant le goût des rapprochements, des parallèles, des perspectives, du semblable ...

    Il nous invite à ne craindre ni les séparations ni les fusions. Sa pensée, ses oeuvres et ses écrits nous encouragent à développer notre amour de la Terre et de ses habitants.

    Son invitation est aussi chaleureuse et vibrante que celle d'un Olivier Messiaen parlant de la musique que passionnante intellectuellement pour un mathématicien. Il suffit de lire son texte "La potière jalouse" pour s'en convaincre.

    En prélude à cet ouvrage :

    "Traits de la personnalité associés à l'exercice d'un métier. Exemples européens. En l'absence de spécialisation professionnelle, ces correspondances obéissent à d'autres critères. Les croyances européennes ignorent le potier. Explications possibles de cette lacune que ce livre se propose de combler. Enumération des problèmes traités."

    Et au commencement : Rentrant par bateau des Etats-Unis en 1947, je conversais parfois sur le pont promenade avec un chef d'orchestre français qui venait de donner des concerts à New York.

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