Nota Bene : ce texte fait partie de la série Efficacité de l'entreprise contemporaine.
La ressource humaine, mentale, de l’entreprise se découpe en spécialités. A l’intérieur d’un même métier plusieurs spécialités cohabitent : on trouve à la DRH des spécialistes de la paie et des spécialistes de la formation ; à la direction informatique, des spécialistes des réseaux, de l’exploitation, de la programmation, de l’architecture etc.
Certes les ouvriers de l’entreprise industrielle étaient des spécialistes (mécanos, électriciens, soudeurs etc.) mais dans l’entreprise du quaternaire, composée principalement de cadres, les spécialités sont devenues « pointues » : elles exigent des compétences dont l’acquisition suppose une formation longue. Chaque spécialité constitue par ailleurs un « petit monde » où l’on parle un langage spécifique, où l’on partage une culture et des valeurs particulières.
Les dirigeants forment une spécialité parmi les autres. Sa fonction est d’orienter l’entreprise en définissant ses priorités et en arbitrant entre ses projets, de gérer aussi l’incertitude propre à l’action stratégique. Cette spécialité, certes utile, n’est contrairement à l’étymologie du mot « hiérarchie » pas plus « sacrée » qu’une autre.
L’accès d’un individu à une spécialité est soumis à un contrôle plus ou moins rigoureux de sa compétence et celle-ci se conforte ensuite par l’expérience qui s’acquiert en travaillant ainsi que par l’échange avec des collègues. Cet échange a parfois un caractère rituel : deux collègues en conversation célèbrent le culte de leur spécialité en échangeant des signaux de reconnaissance, certaines réunions se réduisent ainsi à une sorte de liturgie.
On enferme les personnes dans leur spécialité comme du vin dans une bouteille dont on ne lit que l’étiquette, et le droit à la parole est étroitement délimité : quelle que soit l’étendue de sa culture un physicien ne pourra parler que de physique, et non d’économie ou d’histoire. L’interdisciplinarité est toujours désirée en principe, mais elle n’est pas admise en pratique sauf chez quelques vieux « sages ».
Chaque spécialité court donc le risque de s’enfermer dans son petit monde. « L’autre » est quiconque appartient à une autre spécialité et parle un autre langage, adhère à une autre culture, à d’autres valeurs etc. On le tiendra à distance et s’il parle, on ne comprendra pas ce qu’il dit.
Ainsi renfermée sur elle-même, la spécialité va réclamer des privilèges : elle se constitue en une « corporation » qui, pour se défendre, érige dans l’entreprise une forteresse symbolique. Entre les diverses corporations on s’ignore, souvent on se méprise, parfois on se hait.
Ainsi dans une compagnie aérienne tout le monde jalouse et déteste les pilotes car leur salaire est supérieur à celui des autres et ils se mettent volontiers en grève pour obtenir encore et encore des augmentations.
Dans toutes les entreprises, dit Laurent Bloch, les informaticiens sont détestés parce que personne ne comprend ce qu’ils font et aussi parce que le rythme de la programmation est plus lent que celui des autres activités.
Chez les opérateurs télécoms, les « transmetteurs » et « commutants » se détestent tout en craignant la prise de pouvoir par les informaticiens. Ces spécialistes des « sciences dures » méprisent par ailleurs les « sciences molles » que manient les corporations des économistes, des sociologues et du marketing.
Quand j'étais à l'INSEE - les choses ont sans doute changé ! - les économètres montraient de la condescendance (« mépris » serait trop fort mais l'effet est le même) envers les comptables nationaux, lesquels étaient condescendants envers les statisticiens (90 % des effectifs). Le sommet du prestige appartenait à deux ou trois économistes dont les articles, que personne ne lisait, étaient d'un ésotérisme distingué.
Dans les entreprises qui comportent un réseau d’agence, l’autorité des organisateurs de la DG s’impose, de façon verticale, aux « exécutants » des directions régionales. A la DG même on tient à l’écart les « gens du centre d’appel », considérés comme des tâcherons.
Enfin les rapports entre dirigeants et salariés sont notoirement distants : le dirigeant craint d’aller sur le terrain où des faits pourraient contredire ses préjugés, les salariés sont envers lui à la fois obséquieux et révoltés.
L’entreprise est alors le champ clos d’un conflit entre corporations qui peut aller jusqu’à l’explosion destructrice. Le dirigeant doit périodiquement « faire descendre les barres de graphite dans le réacteur » pour arbitrer entre production et commercial, maîtrise d’ouvrage et maîtrise d’œuvre, marketing et R&D etc.
Cependant la paix ne règne pas à l’intérieur de chaque corporation : si les personnes qui la peuplent sont toutes d’accord sur son rôle défensif, sur la protection qu’elle doit leur accorder, elles ne sont pas moins en compétition pour grimper l’échelle de la carrière.
Suite : Le mythe de la carrière.
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