mardi 10 novembre 2009

Muhammad Yunus, Vers un nouveau capitalisme, JC Lattès, 2008

Voici un grand livre d’économie, un livre créatif.

Je classe les livres d’économie en deux catégorie : les scolaires et les créatifs. Les scolaires s’appuient sur des acquis de la théorie dont ils exagèrent la portée (ils posent par exemple que « l’entreprise maximise le profit » ou que « le prix est égal au coût marginal »), ils abondent souvent en équations qui font savant.

Les livres créatifs partent non de ces acquis fragiles mais des fondations de la pensée économique, sur lesquelles ils édifient une architecture solide mais que la théorie avait jusqu’alors ignorée. S'ils recourent aux mathématiques, c'est avec sobriété : un créateur a d’autres priorités que de faire le singe savant. Yunus est un créateur.

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Les habitants du Bangladesh sont pauvres alors qu’ils travaillent intensément. Comment cela peut-il se faire ? Yunus va sur le terrain avec ses étudiants, enquête, interroge, réfléchit et enfin trouve l’explication : les pauvres manquent du petit capital qui les sortirait de la griffe des usuriers. Mais au Bangladesh comme ailleurs les banques ne prêtent qu’aux riches…

La solution ne peut donc pas se trouver dans la panoplie habituelle du banquier : « Le fait de ne pas être banquier de formation et de ne pas avoir suivi le moindre cours relatif aux opérations bancaires m’a préservé de toute idée préconçue relative aux mécanismes du prêt et de l’emprunt. Si j’avais été banquier, je ne me serais probablement jamais demandé comment mettre le système bancaire au service des pauvres » (p. 133).

Yunus met au point un système nouveau : il ne prête qu’aux femmes, plus soucieuses du bien-être de la famille que ne le sont les hommes. Celles qui empruntent se groupent en cercles solidaires et cela garantit le remboursement des prêts.

Il crée ainsi une banque, la Grameen, qui pratique le microcrédit. Des pauvres peuvent développer une activité rentable, construire leur maison, scolariser leurs enfants, se hisser hors de la misère avec leurs propres forces. C'est bien plus efficace et plus réaliste, estime-t-il, que de leur faire la charité !

Yunus n’est pas de ces pourfendeurs de l’argent, du marché et du capital qui croient nécessaire de détruire le monde pour pouvoir le rebâtir : bien au contraire, il définit un « nouveau capitalisme » en partant non des résultats de la théorie mais des fondements de l’économie : la rencontre entre d’une part des besoins, d’autre part des ressources naturelles transformées par la production et mises à disposition par l’échange marchand (voir Capitalisme et socialisme).

Quand on la prend ainsi par la racine l’entreprise se situe, dans la biosphère, à l’interface entre la nature et la société humaine : elle remplit une fonction sociale. Le développement de Grameen conduit Yunus à développer le « social business » : des entreprises qui ont pour but de procurer le bien-être aux plus pauvres.

Les entreprises Grameen sont actives dans plusieurs secteurs : finance bien sûr, mais aussi agriculture et alimentaire, textile, télécommunications et Internet, santé et protection sociale, systèmes d’information, électronique. De nouvelles formes juridiques ont été créées, un nouveau type d’actionnariat et de rapport de propriété : les entreprises du social business ne versent pas de dividendes, tout leur profit est consacré à l'investissement ; leur efficacité sociale est attestée par des indicateurs ; chaque actionnaire peut retirer ses fonds ad libitum sans plus-value ni moins-value. Yunus a ainsi créé un nouveau modèle d’activité économique.

La satisfaction de l'actionnaire ne réside donc pas dans l'argent que l'entreprise Grameen lui procure, mais dans le fait qu'elle combatte efficacement la pauvreté. Mieux vaut de ce point de vue investir dans le "social business", dit Yunus, que de donner de l'argent à des associations humanitaires.

Le succès du "social business" montre que l'actionnaire n'est pas nécessairement cet être unidimensionnel et assoiffé d'argent que la théorie nous présente : il peut aussi avoir le désir de changer le monde en mieux...

Yunus n’est pas un utopiste : il avance pas à pas, s’appuie sur des études approfondies et ne bâtit rien qui ne soit solide. Il change le monde… ce faisant, il renverse les dogmes fragiles que nous prenons si facilement pour de la science économique, et il tourne le dos à ces rêves « révolutionnaires » qui ne sont que l’image symétrique des dogmes - une image aussi fausse qu’ils ne le sont.

Nota Bene : dans son article « Sacrificing Microcredit for Megaprofits », The New York Times, 14 janvier 2011, Yunus critique les entreprises qui se sont lancées dans le microcrédit pour faire du profit sur le dos des pauvres.

1 commentaire:

  1. Comment faut-il comprendre votre citation de Muhammad Yunus : "« Le fait de ne pas être banquier de formation et de ne pas avoir suivi le moindre cours relatif aux opérations bancaires m’a préservé de toute idée préconçue relative aux mécanismes du prêt et de l’emprunt. Si j’avais été banquier, je ne me serais probablement jamais demandé comment mettre le système bancaire au service des pauvres » (p. 133). ?
    Etre banquier impliquerait-il des oeillères à l'égard des besoins des pauvres ?
    L'action de Muhammad Yunus consiste fondamentalement, me semble-t-il, à placer des prêts de faibles montants mais sécurisés par l'appel à la solidarité du groupe ( de femmes en l'occurrence ). N'est- ce pas là sa véritable innovation ? Pourquoi donc les banques classiques ne le suivraient-elles pas sur ce terrain ? Beaucoup de petits prêts bien sécurisés peuvent rapporter gros !

    La réponse tient peut-être dans les objectifs de la Grameen que ne seraient pas en général ceux des banques.

    Mais la Grameen est-elle réellement une "banque" ? Ne serait-ce pas plutôt un simple "établissement financier" qui collecte l'épargne avant de la reprêter ou bien emprunte lui-même préalablement aux banques ? La différence - essentielle pour apprécier le devenir d'une telle démarche - est bien expliquée par André Chaineau dans la conclusion de son chapitre X : le système bancaire et le financement de l'économie, de son ouvrage "Mécanismes et politiques monétaires" PUF 2000 :
    page 220

    LE SYSTEME BANCAIRE DANS L'ECONOMIE

    IV. CONCLUSION
    L'institution bancaire possède une double nature étant à la fois créatrice de monnaie et collectrice d'épargne. En conséquence, elle finance l'économie de deux façons : une inflationniste avec l'émission monétaire et une non inflationniste avec la mobilisation de l'épargne des agents du secteur non bancaire.
    Aussi, tout se passe comme si l'établissement de crédit - la banque - est divisé en deux services logiquement distincts dans leurs fonctions et gestion mais dont la coexistence est parfaite.
    Il ne serait sans doute pas absurde d'institutionnaliser cette dichotomie de la banque en la divisant entre un département monétaire et un département d'épargne. Alors, il serait possible de donner à la politique monétaire des objectifs moins globaux et mieux définis. En effet, pourquoi contrôler la partie non inflationniste du financement de l'économie et ne pas se limiter à sa partie inflationniste. Enfin il faut noter qu'à posséder cette double nature, l'institution bancaire n'en perd pas pour autant son originalité. D'abord, elle reste la seule à posséder un pouvoir de monétisation. Ensuite, même dans son activité de collecte d'épargne, elle exerce toujours ce pouvoir.
    La banque cumule donc deux qualités : elle est, à la fois, très exceptionnelle en tant que banque d'émission monétaire et très banale en tant que banque de la circula¬tion de l'épargne. La somme des deux lui donne quand même une nature hors du commun.

    CHAPITRE XI
    Analyse de la fonction des institutions financières
    L'analyse du rôle des institutions financières qui a été conduite paraît évidente. Elle repose sur une double distinction. La première est celle des institutions financières bancaires et des non bancaires, le critère étant que la banque a seule le pouvoir d'émettre de la monnaie. La seconde distinction est interne à l'institution bancaire qui possède une double dimension : 1 / celle d'un organisme créateur de monnaie, ce qui est sa marque, et 2 / celle d'un organisme collecteur d'épargne, ce qui est très banal.


    L'opinion publique a-t-elle conscience que l'émission monétaire est désormais totalement aux mains des banques, c'est à dire d'entreprises servant d'abord et légitimement leurs intérêts particuliers. Il n'en a pas toujours été ainsi et cette situation devrait sans doute être interrogée d'urgence
    Jean Jégu
    "Argent et société."

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