mercredi 25 novembre 2009

Le mythe de la carrière

Nota Bene : ce texte fait partie de la série Efficacité de l'entreprise contemporaine.

Observons une promotion à la sortie d’une école d’ingénieurs. Les individus sont encore des camarades qui échangent volontiers leurs impressions sur l’entreprise. Mais bientôt ils deviennent des concurrents : chacun surveille les autres pour s’assurer que personne ne le dépasse, qu’il ne prend pas de retard dans la chasse aux responsabilités. Ceux qui trouvent des raccourcis (le « piston ») sont enviés et détestés.

L’image qui s’impose est celle de naufragés dont les têtes dépassent la surface de la mer ; un cargo s’approche, une large échelle est lancée le long de son flanc, chacun s’y agrippe et s’emploie à grimper. Certains malins, ayant trouvé chemin faisant l’ouverture d’un hublot, arrivent sur le pont plus vite que les autres…

La course à la carrière fait naturellement suite à une scolarité elle-même orientée par le classement : elle prolonge l’adolescence et recule d’autant la maturité.

Si vous parlez de sa carrière à un cadre, si vous lui faites apercevoir des possibilités de progression, à coup sûr il vous écoutera attentivement. Si par contre vous lui parlez de son activité pratique, de son métier, de l’influence que son action peut avoir sur la nature et sur la société, souvent il ne vous écoutera pas. « Soyons sérieux », dira-t-il, car la seule chose qu’il prenne au sérieux, c’est la carrière.

Le capital d'un cadre réside en effet dans sa réputation. Chacun se comporte donc, comme dit Claude Riveline, « en fonction des critères selon lesquels il se sent jugé ».

« Bien travailler », « être efficace », n'est alors nécessaire que dans la mesure où cela contribue à la réputation : c'est un moyen, non un but et si un jour les exigences de l'efficacité se trouvent en conflit avec celles de la réputation - si elles imposent, par exemple, de « faire des vagues », de contrarier les corporations -, on les sacrifiera.

Il y a bien sûr des exceptions : des cadres que leur travail intéresse, mais qui ne se laissent pas enfermer dans une corporation et qui se soucient plus des conséquences de leur action que de la carrière. Ces exceptions sont relativement nombreuses – de l’ordre de 10 % des effectifs, me semble-t-il après un passage dans plusieurs institutions – et c’est à ces animateurs que l’entreprise doit finalement de fonctionner. Mais il ne faut pas considérer les exceptions quand on décrit le comportement d’une foule.

Malgré tant de « réalisme » affiché, cette foule est naïve. La formation scolaire des ingénieurs les a en effet convaincus que « quand on est bon, on réussit » : il suffit de bien travailler pour avoir de bonnes notes !

Mais les succès ou les échecs de la carrière doivent beaucoup au hasard ou du moins à des phénomènes sur lesquels le cadre n’a aucune prise : des compressions d’effectifs, des fusions etc., tandis que la phrase « quand on est bon, on réussit » a un équivalent cruel : « si on échoue, c’est qu’on est mauvais ».

Celui qui croit cela est terriblement fragile. Il ne peut s’expliquer un retard dans sa carrière, l’échec d’un projet ou, pis, un licenciement suivi du chômage, que par ses propres déficiences et non par un coup du sort. On voit d’excellents cadres, auparavant énergiques et créatifs, sombrer alors dans la dépression.

Elle guette, lorsque vient l’heure de la retraite, jusqu’à ceux qui ont le mieux « réussi ». Ils se demandent, mais un peu tard, quel sens a pu avoir cette vie qu’ils ont vouée à la carrière et à ses contraintes : la servilité envers les puissants, l’obligation de « se faire bien voir », de « ne pas faire de vagues »....

« Réussir sa vie », est-ce avoir gravi l’échelle des grades, est-ce finir le plus riche et le plus décoré du cimetière ? Ou bien serait-ce quelque chose de plus profond, de plus vaste ?

Suite : Le rendement sociologique de l'entreprise.

7 commentaires:

  1. Voilà un petit texte pertinent sur une réalité dont les conséquences mériterait d'être développées. Car lorsque l'on s'interroge sur ses années passées dans les murs des entreprises, après une vingtaine d'année de carrière et en même temps encore bien loin de la retraite. Que l'on sait combien est dénué de sens l'ambition carrièriste que vous décrivez. Mais qu'après s'être préoccupé durant des années de son métier et de son action, on comprend aussi combien est futile cette action tellement l'ingratitude de l'entreprise est grande. Sans même parler du danger de vouloir "faire des vagues". Alors au côté de cette majorité de carriériste et des ces 10% d'amoureux de leur métier au point d'en accepter la futilité, je vois la part grandissante de ceux qui n'ont d'autre porte de sortie que de chercher du sens en dehors de leur environnement professionnel et de ces institutions.

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  2. Il conviendrait d'approfondir l'analyse par type d'activité : il est des domaines où l'épanouissement du professionnel suit le développement de ses aptitudes dans un métier stable aux contours bien définis. Ainsi en est-il par exemple des professionnels du monde de l'art ou de l'artisanat ou encore du monde agricole. Et même dans l'univers industriel ou dans la galaxie des services, un professionnel peut s'accomplir dans l'affinement progressif de compétences clairement identifiées. Tous ces professionnels apprécient leur métier et ne rêvent pas de hautes positions hiérarchiques ou de conquêtes fantaisistes. Ce pourrait être un instrumentiste, virtuose de surcroît, peaufinant sans cesse son jeu et assez généreux et libre pour transmettre à d'autres ses savoirs. Pour lui, il n'est pas question de devenir chef d'orchestre ou même de changer de métier. Il cherchera sans doute à rejoindre une formation renommée mais n'hésitera pas à former avec un groupe d'amis un ensemble plus modeste pour faire connaître des musiques oubliées ou des formes de jeu méconnues. En cherchant davantage, on trouverait maints exemples plus proches de la sphère de l'entreprise telle qu'on la conçoit d'ordinaire. Creuser l'exemple de l'instrumentiste mettra aussi à jour une entreprise avec ses entrées et sorties, son capital, ses produits et ses clients. Un tour d'horizon complet dessinerait les contours d'un ensemble de professionnels qui tendent vers la perfection et l'expertise pour des métiers que l'on apprend lentement au fil des années, que l'on exerce parfois encore à un âge avancé et vers lesquels beaucoup de jeunes pourraient s'orienter s'ils les connaissaient davantage. Notons à ce propos que des associations s'attachent aujourd'hui à les promouvoir auprès du grand public. Les professionnels qui suivent cette ligne de développement ont finalement un métier assez riche pour les combler dans son exercice et sa transmission à d'autres. Ils peuvent donc se perfectionner sans atteindre rapidement des limites frustrantes et la possibilité qu'ils ont d'enseigner renforcent leur goût d'apprendre encore. On est là dans une spirale vertueuse qui n'incite pas à se hasarder sur des voies sans issue ou sur des chemins où l'on atteint subitement son seuil d'incompétence (principe de Peter à recevoir avec prudence d'ailleurs : cf. par exemple http://thierry-klein.speechi.net/2005/10/17/du-principe-de-peter-et-autres-aneries/).

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  3. Pour donner ou redonner le goût aux ingénieurs d'accroître leur effort au service de la communauté et pas seulement de leur seul intérêt, il est intéressant de mentionner ici qu'il existe des moyens de modifier la donne en profondeur. Parmi ces moyens, signalons le "Capital altruiste".

    Ce moyen nouveau est la transposition au monde de l'entreprise d'une réussite spectaculaire dans le domaine du théâtre. Eve Ensler a tout simplement cédé ses droits d'auteur à une fondation qui lutte contre les violences et les discriminations envers les femmes. Le succès grandissant de ses pièces de théâtre a généré par voie de conséquence un flux financier important vers sa fondation.

    Le fondateur du capital altruiste, Thierry Klein, propose quant à lui de transposer cet apport en proposant aux entreprises déjà établies ou en cours de montage de céder une partie de leur capital à des associations qui oeuvrent pour le bien de l'humanité. L'entreprise cédante n'a pas à oeuvrer particulièrement dans le domaine humanitaire : son activité reste centrée sur son coeur de métier mais l'association détentrice d'une part du capital bénéficie de la réussite de l'entreprise.

    Conséquence heureuse au sein de l'entreprise : les ingénieurs et tout le personnel se sentent aussi investis d'une mission sociale plus large et les profits qu'ils génèrent, en raison de leur caractère plus altruiste, ont désormais une finalité généreuse qui modifie le rapport au travail des acteurs de l'entreprise. En retrouvant cette dimension caritative qui faisait défaut à trop de sociétés contemporaines, le tissu des entreprises n'est plus ce torchon à pressurer les individus mais devient le vêtement d'une humanité en quête d'une plus grande chaleur.

    Voir à ce sujet : http://thierry-klein.speechi.net/2008/07/18/le-business-plan-du-capital-altruiste-en-une-page/

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  4. Dans de nombreuses grandes entreprises on observe chez les cadres une cassure nette entre les anciens (>50ans) et les jeunes (<30 ans).
    Les premiers sont souvent fiers de leur "carrière" même s'ils ont dû faire des sacrifices sur leur(s) autre(s) vie(s) : famille, loisirs, amis,... Ils ont donné beaucoup pour l'entreprise, poussés par la certitude que l'entreprise serait reconnaissante envers eux et que la société était admirative devant ces personnes qui ont "réussi".
    A contrario les jeunes savent que quelque soit leur implication et leur dévouement pour l'entreprise, il ne leur sera fait aucun cadeau au moment de décider de restructurations ou réorganisations...Dès lors la réussite s'exprime pour eux dans leur capacité à trouver "le bon plan", à savoir le meilleur rapport salaire/effort, puis se réaliser dans d'autres sphères que celle de l'entreprise. Voir l'explosion des réseaux sociaux sur internet.

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  5. Réussir sa vie ...

    Ne serait-ce pas aussi chercher à fonder un groupe ou à travailler dans une entreprise qui respecte les hommes et n'en fait pas seulement une variable d'ajustement ? Ne serait-ce pas rejoindre une communauté d'hommes qui a compris la valeur du travail humain et qui ne s'arrête pas seulement à sa dimension économique ? Une communauté qui n'oppose pas "capital" et "travail" mais vit de leur complémentarité et où l'homme demeure sujet et fin du travail selon l'admirable recommandation de l'Encyclique Laborem exercens.

    "La ferme conviction du primat de la personne sur la chose, du travail de l'homme sur le capital entendu comme ensemble des moyens de production", on la trouve de nos jours dans certains corps dont quelques entreprises.

    Une émission récente à la radio (et à la télévision) vient de m'en faire découvrir une :

    http://www.altrad.com/fr/groupe-altrad-mot-president-mohed-altrad

    On pourra aussi entendre son fondateur à l'adresse suivante : http://www.ktotv.com/videos-chretiennes/emissions/nouveautes/v.i.p.-mohed-altrad/00047736

    En quelques mots, voici comment est présenté cet homme : bédouin de Syrie, Mohed Altrad a passé son enfance dans les dunes, loin des bancs de l'école. Mais lorsqu'il obtient une bourse du gouvernement syrien pour étudier en France, il saisit sa chance et décroche un diplôme d'ingénieur. Quelques années plus tard, il crée sa société. Aujourd'hui Mohed Altrad est à la tête d'un groupe international aux affaires florissantes. Et pourtant, rien ne destinait cet enfant du désert à devenir un grand patron. C'est ce parcours exceptionnel qu'il vient raconter sur VIP.

    Il a raconté lui-même son enfance et son histoire dans un livre publié chez Actes Sud : voir http://www.livres-et-lectures.net/altrad_badawi.htm.

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  6. En conduisant une analyse plus détaillée de la situation décrite dans cet article, ne conviendrait-il pas aussi de distinguer ce qui se passe dans des secteurs anciens : le bâtiment, les transports, ... et des secteurs plus récents : les machines-outils, les automates, ...

    Certes, les secteurs anciens sont traversés aujourd'hui et le seront davantage demain par des innovations qui touchent la constitution ou le fonctionnement des objets : matériau nouveau pour la carosserie, électronique embarquée pour les véhicules ; télécommandes, alertes, nouveaux dispositifs énergétiques, ... pour les bâtiments. L'irrigation de l'ancien par le nouveau semble rendre vaine toute distinction.

    Cependant, la course aux responsabilités que mentionne l'article peut-elle totalement s'affranchir de l'histoire des métiers : l'affrontement pour l'accession aux postes de dirigeants se déroule-t-il sur un vaste et unique terrain ou bien sur des territoires hermétiques ? Quelle est au fond la géographie actuelle des territoires où se déroule la compétition ? Cette géographie est-elle la même pour les entreprises qui datent du début du XXième ou même plus anciennes et pour les entreprises qui sont nées à la fin du XXième siècle ? Cette géographie est-elle la même pour les entreprises où la part matérielle est encore importante au point d'engendrer des tensions sur le cours des matières premières et pour les entreprises où la part de l'immatériel est devenue prépondérante ?

    Dans les secteurs anciens qui ne peuvent se contenter de rester immobiles ("La vie c'est comme la bicyclette ..." Einstein), le déroulement d'une carrière n'est-il pas tracé dans ses grandes lignes selon la porte d'entrée choisie par l'ingénieur débutant ?

    Dans les secteurs récents moins établis, la mobilité des ingénieurs n'est-elle pas due en partie à la nécessité pour eux d'explorer des territoires encore en friche ?

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  7. J'ai été débarqué en 1997. Depuis, j'ai créé ma petite boîte de conseil. Je gagne bien moins qu'avant, mais j'ai plus de liberté. Mes clients sont de grosses pme à qui j'apporte des méthodes pour être plus efficace. Je tente de gommer l'effet "highlander" auprès des cadres pour leur démontrer que s'ils arrêtent de se méfier les uns des autres, tout le monde gagne. Ils tentent ce nouvel état d'esprit et en effet ils se rendent compte que c'est plus efficace et plus agréable de travailler en confiance plutôt que l'inverse. Mon idée est de faire expérimenter que lorsqu’un cadre agit en respectant un code de valeurs tel qu’honnêteté, respect, vérité, équité, fermeté mais aussi bonté, son management monte en puissance et ses collaborateurs le suivraient au bout du monde. La bonté conduit à être ferme pour garder le cap de la justesse. Alors que la compétition à la carrière que vous décrivez engendre une mollesse propice à toutes les compromissions et les coups bas.

    La compétition est parfois nécessaire, mais elle peut aussi se gagner à la loyale. La coopération est elle aussi nécessaire, mais il faut savoir en donner le goût pour que chacun en découvre toute la saveur

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