Cet échec étant objectivement universel, chacun est libre de l'assumer ou de l'intérioriser. Il en est en effet de l'échec comme de la défaite : seul celui qui s'avoue vaincu est vraiment vaincu, seul celui qui intériorise un échec a vraiment échoué. Se considérer comme un raté, se comporter en raté, c'est donc le fait purement subjectif de personnes qui, incapables d'assumer la souffrance que provoque le mal métaphysique, intériorisent l'échec en se dévalorisant.
Certaines circonstances psychologiques et sociologiques peuvent inciter un individu à se considérer comme un raté : il lui est difficile d'assumer les limites de son destin si les contrariétés abondent dans sa vie affective ou sa vie professionnelle. Il n'en reste pas moins qu'assumer ou intérioriser l'échec est fondamentalement un choix métaphysique.
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La souffrance qu'éprouve un raté étant pénible, il cherchera parfois à s'en soulager en sacrifiant un bouc émissaire. Souvent, dans une entreprise où l'ambiance est malsaine, les ratés se liguent contre une personne qu'ils accusent de tous les maux : elle devient la cible d'un mépris collectif, de moqueries, reproches et autres mauvais traitements ; elle est bientôt reléguée dans un "placard", bureau exigu d'accès malcommode, il lui est demandé de faire un travail humiliant ou même rien du tout.
Or le bouc émissaire est fragile (c'est pour cela que les ratés l'ont choisi) : il ne lui reste plus que le choix entre la démission et la dépression et cette dernière aboutit parfois à un suicide. Le sacrifice physique ou symbolique du bouc émissaire est pour les ratés un moment de jubilation qui ne dure qu'un instant, après quoi ils devront trouver une autre personne à sacrifier.
Les ratés sont nombreux dans les institutions où le sens du travail s'est évaporé, comme cela se voit fréquemment, pour faire place à une bureaucratie formaliste. Ils abondent aussi dans une société désorientée où le sens de la vie humaine est oblitéré par le divertissement, panem et circenses.
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Le propre du raté est le ressentiment, la jalousie et la haine envers les personnes qui, tout en connaissant objectivement le même échec que lui, lui semblent pourtant avoir "réussi".
Les gilets jaunes ont prétendu être des pauvres ou du moins parler au nom des pauvres : en fait ce sont des ratés et ils ont pris Emmanuel Macron pour bouc émissaire. Il est jeune, il est beau, il est compétent, il donne l'image de la réussite : cela suffit. Un François Ruffin l'a martelé de façon révélatrice : "Vous êtes haï, vous êtes haï, vous êtes haï".
Groupés dans la haine qu'exprime notamment le slogan "Macron dégage", ces ratés sont fiers de la force que leur confère la solidarité qui s'est coagulée sur les réseaux sociaux. C'est pourquoi ils étalent sans pudeur leur ignorance, leur inculture, leur vulgarité, leur brutalité, leur mépris des conventions de la vie en société - notamment celles de l'orthographe.
Incapables de s'organiser en force politique, ils ne proposent rien, ne veulent rien, si ce n'est la mort symbolique ou physique du bouc émissaire. Quelle fête cela aurait été sur les ronds-points si Emmanuel Macron, écœuré par leurs slogans et leur comportement, avait cédé à la dépression et sombré dans la démission !
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Tout cela, c'est du théâtre. La mise en scène d'une explosion de violence soulage une souffrance intime qui, comme toute souffrance, mérite la compassion : si je n'ai aucune complaisance envers les gilets jaunes, si je les considère avec sévérité, je n'éprouve envers eux aucun mépris.
On peut d'ailleurs adresser un reproche à Emmanuel Macron. Que signifient en effet ses "réformes" si elles ne sont pas guidées par une orientation qui indique, à l'horizon du futur, un but exprimant des valeurs capables de fédérer les volontés ? À quoi rime de vouloir "débloquer" une société si on ne lui indique pas la route qu'elle devra prendre ?
Certes, le mouvement des gilets jaunes est de nature métaphysique (c'est ce qui lui confère sa profondeur), mais il a été suscité par des circonstances sociologiques et psychologiques. Il y aurait moins de ratés dans notre société, moins de souffrance, si ceux qui dirigent l'exécutif avaient su indiquer une voie et donner un sens au monde dans lequel nous vivons.
C'est un texte sans complaisance !! Je comprends ton sens de la généralisation pour mettre en lumière le phénomène. Je connais aussi ton humanité et je sais que tu te mettrais volontiers à aider certains gilets jaunes car ils ne sont pas tous des "jaloux". Certains peuvent être mal influencés...et qui ne l'a pas été une fois dans sa vie ? aussi tu soulèves à la fin un point très important : donner du sens. ça paraît important d'en avoir mais parfois ça a amené aussi des peuples à se faire la guerre (nazisme, communisme, fascisme). ça pourrait être aussi un rêve, une vision que pourraient amener les leaders...mais une vision constructive et pas aussi destructrice que le veulent certains GJ.
RépondreSupprimerJe lisais il y a quelques années (ou disons, un peu plus d'une décennie) vos textes sur l'informatisation et l'organisation. Je découvre aujourd'hui ce texte digne d'un propos de comptoir, certes formulé de façon érudite.
RépondreSupprimerLes ratés se choisissent un bouc émissaire vulnérable, dites-vous. Ensuite vous dites que Macron « jeune, beau, compétent, donnant l'image de la réussite » serait ce bouc émissaire. Il faudrait savoir...
Pour vous, la révolte des Gilets Jaunes serait du théâtre. Ce qui frappe au contraire, c'est que cela doit être la première fois depuis des décennies qu'en France une révolte politique ne tient *pas* du théâtre, qu'elle n'obéit pas aux rituels habituels (manifestation de format traditionnel, préavis de grève, tribune médiatique de collectifs divers...). Les Gilets Jaunes sont des gens qui n'ont pas les codes culturels du théâtre politique habituel, qui n'étaient portés par aucune organisation d'ampleur (parti, syndicat), ce qui a donné ces actions si inattendues et si déconcertantes pour les commentateurs habituels.
Quant à l'orientation de la société prônée par Macron, je dirais qu'il faut être un peu aveugle (ou détourner volontairement le regard) pour ne pas la voir. C'est une politique de rétraction de la puissance publique et nationale (sauf dans le registre répressif), de satisfaction des intérêts de la bourgeoisie et des classes supérieures, de démantèlement progressif des droits sociaux (pas seulement au plan des dispositions légales, mais aussi de leur financement), le privilège donné à la rente et au capital sur le travail. Les électeurs dans leur ensemble l'ont bien comprise. Voyez la ventilation des votes par CSP.
Peut-être avez-vous, tout simplement, quelques trains de retard. Ou peut-être refusez-vous de voir les conséquences de vos propres choix.
Oui, les Gilets Jaunes ont cru qu’Emmanuel Macron était vulnérable, et qu’il suffirait de crier avec persévérance « Macron dégage ! » pour qu’il finisse, écœuré, par laisser la place à un Jean-Luc Mélenchon ou à une Marine Le Pen. Ce n’est pas ce qui s’est passé.
SupprimerVotre analyse du projet politique d’Emmanuel Macron ne me semble pas exacte. L’histoire nous départagera.
Je découvre votre blog par l'entrevue que vous venez d'avoir avec Adrien de Tricornot¹, entrevue dont j'ai eu connaissance par le site tiersinclus.fr, site dédié à la pensée du philosophe des sciences Stéphane Lupasco. Vous y montrez l'importance fondamentale du langage dans les relations humaines en général et au sein de l'entreprise en particulier.
RépondreSupprimerLe mathématicien-philosophe-métaphysicien René Thom, a une pensée qui, à mes yeux, a quelques points communs fondamentaux avec celle de Lupasco. Selon moi l'introduction et les deux premiers chapitres de son "Esquisse d'une sémiophysique"(1988) sont faits pour vous. En particulier le dernier paragraphe du deuxième chapitre intitulé "Les prégnances dans la vie culturelle: paradigmes et idéologie", où Thom écrit que "les phénomènes de mode, qui reposent sur le "désir mimétique" cher à René Girard, s'interpréteront très bien en termes de prégnances.", René Girard dont le nom vient immédiatement à l'esprit dès qu'il est question de bouc émissaire, ce qui est le cas dans ce billet classé "métaphysique".
J'apprends par votre "fiche" Wikipédia que vous vous intéressez à la relation prédateur/proie-. Je vous signale -si vous ne savez pas déjà- que Thom proposé un modèle psychique de la prédation², probablement bien supérieur au modèle "darwinien" de Lotka. Thom a également écrit un article que je considère comme "princeps" sur l'information². Quant à l'intelligence, il en donne la définition "naturelle" suivante: "la capacité de s'identifier à autre chose, à autrui", définition qui me semble mettre cette intelligence hors de portée de toute intelligence artificielle, toutes définitions confondues, psychisme oblige.
¹: https://www.xerficanal.com/strategie-management/emission/Michel-Volle-Les-lecons-de-l-ingenierie-semantique_3748138.html
²: Modèle évoqué p.30.
³: Cf. son "Modèles mathématiques de la morphogenèse"(1974)