mardi 8 septembre 2009

La planche de Platon

Platon avait des esclaves pour accomplir les tâches matérielles : l’écriture était le seul travail qu’il fît de ses mains. Un jour il dut pourtant les utiliser, car l’étagère sur laquelle étaient posés ses livres s’était effondrée sous leur poids alors que ses esclaves étaient aux champs pour récolter les fruits de son domaine.

Il fallut donc que le sage Platon, qui disait que seules les idées sont réelles, transportât lui-même une longue planche pour remplacer l’étagère. Il fit alors une expérience troublante.

Cette planche, qu’il serrait dans ses bras contre son flanc tout en marchant comme un canard, avait comme il se doit deux bouts. Il voyait bien le bout de devant mais, tandis qu’il pilotait celui-ci pour guider la planche dans les pièces et couloirs tortueux de sa maison, le bout arrière, caché à sa vue, cognait un chambranle, brisait une lampe à huile, écaillait un plafond, renversait un vase et causait force autres dégâts.

La femme de Platon (seuls des ignorants prétendent qu’il était célibataire !) l’apostropha en ces termes : « Dis donc, gros balourd, gros maladroit, ne vois-tu pas ce que tu fais ? »

Alors Platon posa la planche sur le sol et, renouant avec son activité favorite, il se mit à réfléchir.

« Assurément, se dit-il, cette planche n’est pas une idée. Pourtant on dirait qu’elle est réelle puisqu’elle n’obéit pas à ma volonté. Pour être précis, la moitié qui est devant moi m’obéit : c’est l’autre moitié, celle de derrière, qui est indépendante. Pourquoi cette autre moitié n’obéit-elle pas ? C’est parce que je ne la vois pas, et que je ne peux donc pas régler mes gestes de façon à la commander.

« Mais comment pourrais-je la voir, puisque je n’ai pas des yeux derrière la tête ? Il faudrait qu’à défaut de la voir je pusse me la représenter, me représenter aussi les obstacles parmi lesquels elle se déplace : alors je pourrais la transporter sans rien casser.

« C’est bien ce que font mes esclaves ! Craignant les verges, ils ne cassent rien lorsqu’ils transportent à travers la maison une planche, une échelle ou tout autre objet long et encombrant. Il faut donc qu’ils se représentent et le bout arrière de l’objet, et l’espace dans lequel ils le déplacent.

« Cela n’a au fond rien d’impossible : il leur suffit d’avoir à l’esprit l’image des obstacles et de la planche, acquise par l’observation et conservée par la mémoire. Ils peuvent aussi s’aider de quelques coups d’œil vers l’arrière, mais alors ils doivent cesser d’avancer car le bout de devant devient capricieux.

« Une planche, ce n’est qu’un parallélépipède long et plat : rien n’est plus simple et pourtant sa manipulation comporte quelques subtilités. Il faut que je me mette en tête l’image de la planche et du contenu de la maison, et tout ira bien ! Mais attention : il faut encore que ces images soient exactes... »

Aussitôt Platon entreprit la rédaction du dialogue intitulé La planche. Il y attribue comme d’habitude son aventure à Socrate, et place dans la bouche de Xanthippe les insultes que sa propre femme lui adressa après qu’elle se fut cassé la figure à cause de cette sacrée planche laissée en travers du passage.

Ce dialogue est perdu. Personne n’en a entendu parler jusqu’à ce jour et c’est grand dommage : cela aurait peut-être anticipé de quelques siècles l’émergence de la démarche expérimentale.

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Cette fable est riche en enseignements.

Observons d’abord que l’expérience que fait là Platon est non pas une expérience scientifique, réalisée par des savants dans un laboratoire selon des méthodes contrôlées, mais une expérience quotidienne comme celles que vous et moi faisons chaque jour. C’est en réfléchissant que Platon transforme en expérience le constat d’un fait.

Ce fait s’impose à lui non pour des raisons purement idéales, logiques, mais parce qu’il est là. Le constat de ce fait contraint son raisonnement : c’est là le principe qui fonde la démarche expérimentale, tout comme le principe de non-contradiction fonde les mathématiques.

Le monde de la pensée et le monde de la nature forment ainsi deux couches différentes du réel et, comme toujours, les couches communiquent. Le viol de la logique est contre nature, et quand on viole la nature celle-ci se venge. Par ailleurs ceux qui prétendent nier un fait avéré contredisent la logique elle-même.

Ainsi un de mes amis, grand statisticien, a cru défendre la liberté de pensée en écrivant ceci : « Je dois pouvoir penser et dire que la Terre est plate. » Non, lui ai-je répondu, tu n’en as pas le droit : le fait est que l’expérience nous montre que la Terre est une boule, c'est-à-dire une sphère du point de vue de la topologie. Aucune déformation continue ne permet de passer de la sphère au plan : celui qui dit que la Terre est plate saute donc qualitativement d’une classe topologique à une autre.

Supposons que Platon soit épris de la liberté de pensée au point de penser, et de dire, que sa planche mesure dix coudées alors qu’en fait elle en mesure vingt. Cela revient à poser l’équation quantitative 1 = 2, de laquelle on déduit aisément l'égalité 0 = 1 qui détruit toutes ces belles mathématiques que Platon aime tant.


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Notre action est conditionnée par l’image que nous nous faisons des choses : en ce sens on peut dire avec Platon que la réalité réside dans les idées.

Mais quand cette image est fausse les conséquences de l’action diffèrent de notre intention : c’est ce qui est arrivé à Platon avec sa planche. En ce sens la réalité réside dans les choses, car elles n’obéissent pas à notre volonté si celle-ci s’appuie sur des images inexactes.

Or la formation de nos dirigeants est platonicienne : à Polytechnique on les forme à tout percevoir à travers le filtre des mathématiques et on les prépare à l’ENA à maîtriser les choses par l’art de la parole.

Ayant été reçus à des concours et préparés à diriger les autres, la plupart d’entre eux ne sont pas modestes et ils n’éprouvent donc pas le besoin d’en savoir davantage. Comment l’image qu’ils se font des choses pourrait-elle alors être exacte ?

Aussi maladroits que Platon avec sa planche, comme lui ils feront des dégâts. Leurs décisions – car ils décident, c’est leur fonction – tombent sur leurs esclaves du ciel abstrait des idées pures (plus prosaïquement, elles reflètent leurs préjugés).


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Celui qui ignore les choses ne voit plus que les comptes : alors la finance décide de tout y compris dans le domaine technique, et quand se produit la catastrophe que les techniciens avaient prévue – mais les dirigeants n’écoutent pas les techniciens – on s’étonne.

Boeing par exemple a cru malin, pour réduire les coûts et faire porter les risques par d’autres, de sous-traiter la conception et la fabrication de parts essentielles du futur 787. La supervision de ce montage complexe aurait été coûteuse : elle a donc été négligée (Christopher Drew, « A Dream interrupted at Boeing », The New York Times, 6 septembre 2009).

Quand on tourne le dos aux contraintes de l’ingénierie, elles se vengent : les sous-traitants, soumis à une pression excessive, ont livré des produits défectueux que les compagnons doivent reprendre, à chaud, dans le hall de montage. On découvre alors, un peu tard, des erreurs de conception... La mise en service du 787 a pris un retard de deux ans, ce retard s’allongera peut-être encore.

Par chance, les dirigeants d’Airbus sont aussi platoniciens que ceux de Boeing : chez Airbus aussi on pratique une sous-traitance excessive (y compris pour la conception !), la supervision est déficiente, et il faut corriger à chaud les erreurs dans le hall de montage où jamais les compagnons n’aperçoivent la silhouette d’un PDG, DG ou DGA qui serait venu voir comment les choses se passent réellement.

Ne serait-il pas bon, pour commencer à remettre les pieds (et le cerveau) de ces dirigeants sur terre, de leur apprendre comment porter une planche sans rien casser ?

3 commentaires:

  1. Plus tardivement que Platon :
    "La Finalité est de l’ordre de la compréhension du Comment et non de l’explication du Pourquoi" (St Thomas d'Aquin, in "Somme théologique").

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  2. Le fait que la terre est sphérique n'est pas du tout un fait d'expérience au sens courant, c'est le résultat d'un raisonnement fait sur les longueurs des ombres sur les cadrans solaires. Jusqu'à nouvel ordre, la perception nous apprend que la terre est plate.
    Ensuite, Platon n'a jamais pensé que la planche sensible n'était pas "réelle" et qu'il lui aurait fallu une expérience grossière pour s'en rendre compte. Prendre les gens pour des imbéciles ne mène jamais bien loin.
    Enfin, la pensée n'est pas une fonction du cerveau, sinon on ne penserait rien du tout par nous même, pas plus que nous ne digérons par nous mêmes.
    bref, l'empirisme est la philosophie des ignorants.

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    1. Ni Aristote, ni Eratosthène ne se sont inspirés du cadran solaire pour affirmer la sphéricité de la Terre.
      Platon n'était pas un imbécile mais il a situé la réalité dans le monde des Idées. Aristote l'a contredit : il est donc possible de ne pas être d'accord avec Platon tout en n'étant pas un imbécile.
      La "philosophie des ignorants", c'est le dogmatisme et non pas la science expérimentale. Celle-ci n'est d'ailleurs pas la même chose que l'empirisme.
      Enfin quel est l'organe qui permet de penser, si ce n'est le cerveau ?

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