mercredi 25 décembre 2019

Bertrand Gille et son Histoire des techniques

Bertrand Gille a publié l’Histoire des techniques en 1978 dans la collection de la Pléiade. Ce livre n’a pas été réimprimé depuis et il coûte cher chez les bouquinistes. C’est grand dommage car il mérite de nombreux lecteurs.

Bertrand Gille a proposé de voir l’histoire à travers une succession de systèmes techniques : à chaque époque la synergie de quelques techniques fondamentales suscite un édifice institutionnel qui, structurant l’ensemble de la vie sociale, favorise une économie spécifique. Quand apparaissent de nouvelles techniques permettant une nouvelle synergie, un autre système technique se met en place, appuyé sur un nouvel édifice institutionnel.

Bertrand Gille distingue ainsi diverses civilisations techniques : le néolithique ; les systèmes des premiers grands empires, Égypte et Mésopotamie ; celui des Grecs, puis des Romains ; celui du Moyen Âge ; le « système classique » qui se déploie à partir de la Renaissance ; le « système moderne » qu’apporte à la fin du XVIIIe siècle la première révolution industrielle ; le « système moderne développé » à partir de la fin du XIXe siècle ; enfin un « système technique contemporain » à partir des années 1970.

L’évolution économique de la société suit lors de chacune de ces époques une courbe en S : le nouveau système technique s’installe d’abord lentement, puis commence une phase de croissance pendant laquelle son potentiel est mis en exploitation, enfin la croissance ralentit lorsque ce potentiel s’épuise. La succession des époques se présente comme une suite de ces courbes en S.

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Le schéma de Bertrand Gille éclaire ce qui s’est passé après les trois révolutions industrielles que l’on peut dater approximativement de 1775, 1875 et 1975.

La première révolution industrielle est celle de la mécanisation, avec des machines en acier plus robustes et plus précises que les machines en bois, en synergie avec les progrès de la chimie. Elle fait naître l’industrie textile et la sidérurgie, transforme le transport avec les chemins de fer et les bateaux à vapeur.

Cette révolution technique est aussi une révolution sociale : le pouvoir de la bourgeoisie supplante celui de l’aristocratie, une classe ouvrière nombreuse se crée. De ce bouleversement résulte un désarroi qu’exprimera le romantisme.

La deuxième révolution industrielle ajoute à la mécanique et la chimie la maîtrise de l’énergie avec l’électricité et le pétrole, plus commodes que le charbon. Alors que la puissance de la machine à vapeur était transmise aux machines par un arbre de transmission collectif, le moteur électrique s’accouple à chaque machine. Cela transforme et l’organisation de l’usine, tandis que le moteur à combustion interne transforme la logistique. Les courants faibles se prêtent au transport de l’information (télégraphe, puis téléphone) et à son traitement (mécanographie).

Les entreprises, jusqu’alors été de taille modeste, deviennent immenses (Standard Oil, Carnegie Steel, etc.) et leur organisation exige des ingénieurs et des administrateurs : l’ascenseur social par les études s’amorce. Le bouleversement de la société provoque une épidémie de troubles psychologiques (hystérie, névrose) à laquelle répondra la psychanalyse : une pulsion suicidaire collective sera sans doute la cause la plus profonde des deux guerres mondiales. Il faudra attendre les « trente glorieuses » du deuxième après-guerre pour que l’économie connaisse une période continue de croissance.

La troisième révolution industrielle, celle de l’informatisation, met en exploitation la synergie du logiciel, de la microélectronique et de l’Internet. Cette synergie entièrement nouvelle apporte des phénomènes d’une ampleur comparable à ceux des révolutions industrielles précédentes, les travaux sur l’iconomie les ont décrits en détail : mise sous tension de la mission et de l’organisation des institutions, transformation des produits et de la façon de produire, mondialisation, prédation financière et, de nouveau, désarroi devant le bouleversement de la vie en société.

L'intelligence créative

La créativité est un mystère. Comme nous tendons spontanément à reproduire nos conditions d’existence nous sommes tous fondamentalement conservateurs, même ceux qui se qualifient de « révolutionnaires ». Comment se fait-il que nous puissions pourtant évoluer ?

Dans toute entreprise, dans toute institution, les forces conservatrices luttent pour assurer la pérennité de l’organisation et la plupart des dirigeants ne comprennent rien aux nouveautés. Le raisonnement économique ne suffit pas à expliquer qu’il se produise des innovations : pour que l’entreprise se lance dans un projet nouveau il ne suffit pas que l’innovation lui semble rentable, il faut aussi que cette rentabilité potentielle ait été comprise ou du moins entrevue. Comment des dirigeants « qui ne comprennent rien aux nouveautés » peuvent-ils pourtant, finalement, comprendre l'intérêt d'une invention ?

Ces deux mystères sont analogues à celui auquel nous confronte l’évolution des espèces. Si les parents transmettent leurs gènes à leurs enfants, comment se fait-il qu’une espèce puisse évoluer, que les formes que prend la vie puissent se diversifier ? La réponse, on le sait, réside dans les mutations aléatoires : les gènes ne sont pas toujours transmis à l’identique.

La plupart des mutations sont nocives et leurs porteurs disparaissent. Quelques-unes cependant sont tellement positives que leurs porteurs seront avantagés dans la concurrence pour la reproduction : d’où l’évolution.

Ne se produit-il pas dans notre esprit, dans nos institutions, un phénomène analogue à celui-ci, et qui expliquerait à la fois la créativité de la pensée chez l'individu, et l'innovation dans l'entreprise ?

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Nous croyons que la pensée réside tout entière dans les concepts et relations logiques entre concepts, et qu’elle est donc tout entière explicite. Le fait est que l’éducation, l’expérience, l’habitude, nous dont dotés de la grille conceptuelle à travers laquelle nous voyons le monde. Cette grille est nécessaire à l’action mais le « petit monde » qu’elle permet de voir est étroit en regard de la complexité sans limite du monde réel : nos connaissances sont comme un cercle lumineux, entouré par un plan infini et obscur.

« Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement », disait Boileau. C’est faux ou plutôt incomplet : nous concevons bien le visage de l’être aimé mais il n’est pas possible d’« énoncer » un visage. Avant que la pensée ne s’explicite en concepts, qu’elle ne se mette en forme, elle tâtonne dans l’obscurité pour prendre un contact intuitif avec le monde réel et tenter de sortir des limites du « petit monde ».

L’association d’idées, qu’il convient certes de bannir de la pensée explicite et rationnelle, est le moteur de cette phase préconceptuelle de la pensée : elle est comme l’engrais que nous ne mangeons pas mais qui nourrit les plantes qui nous alimentent.

Dans les moments de détente et de rêverie qui précèdent ou suivent le sommeil, lorsque nous nous laissons aller, des idées, images et impulsions se succèdent dans notre esprit : la glande cérébrale les produit spontanément tout comme les glandes endocrines sécrètent des hormones. Le cerveau humain est le lieu naturel de naissance des idées nouvelles.

L’association d’idées n’obéit pas à un ordre logique. Suscitée par l’assonance des mots, par la ressemblance des images, elle suit des chemins aléatoires en regard de l’ordre des choses : elle est comme la main qui bat un jeu de cartes.

Parmi les idées, les images qui défilent ainsi dans notre esprit, la plupart n’ont aucun intérêt : elles seraient aussi nocives que ne le sont la plupart des mutations génétiques. Quelques-unes, rares, sont potentiellement fécondes : elles ont mis en rapport des choses qu’il serait utile de rapprocher, suggéré la démarche ingénieuse à laquelle on n’aurait jamais pensé si l’on était resté enfermé dans la rationalité de la grille conceptuelle, proposé des principes dont il sera possible de tirer une moisson de conséquences.

Pour repérer, dans le flot d'idées que produit spontanément la glande cérébrale, celles qui sont potentiellement fécondes, il faut faire un tri : c'est le rôle de l’intelligence créative, qui suppose de la méthode, une sensibilité d’un type particulier et l'intervention de la mémoire.