Le mot « libéralisme » est accompagné de connotations suggestives : « liberté » bien sûr, et à travers lui « individu » car on suppose que l’individu a été libéré par le libéralisme.
Il est vrai que le libéralisme a supprimé les entraves que les corporations opposaient à la création des entreprises et que les péages et taxations opposaient au commerce. Mais la personne ainsi libérée, c’est la « personne morale », entreprise ou institution qui organise le travail collectif des « personnes physiques » que sont les individus, et non ces derniers. Certes l’esclavage, qui soumet l’esclave à son maître, a été supprimé et remplacé par le salariat, mais peut-on dire qu’un salarié soit « libre » ?
Il est libre, certes, d’accepter ou non le contrat qui le lie à son employeur, de s’en affranchir s’il le souhaite et le peut. Mais il suffit de se remémorer les épisodes de la vie dans une entreprise pour voir que cette liberté a des limites : une fois le contrat signé le salarié rencontre une organisation à laquelle il doit se conformer et une hiérarchie à laquelle il doit obéir. Les décisions stratégiques sont prises par un petit cénacle auquel il n’appartient pas et qui ne lui demande pas son avis.
Doit-il se révolter devant cette limitation de sa liberté ? L’organisation lui permet de participer à une œuvre collective, la stratégie peut offrir une perspective à ses actions : certes ce n’est pas toujours le cas car certaines organisations sont bancales et certaines stratégies stupides, mais on ne peut pas dire que toute entreprise, toute institution soit révoltante du seul fait qu’elle est organisée et dirigée : il existe des organisations efficaces et des stratégies judicieuses.
L’organisation est d’ailleurs nécessaire, ainsi que l’autorité d’une direction, pour accomplir des actions qui seraient hors de la portée d’un individu isolé. Construire un immeuble, une route, un navire, des équipements ménagers, etc., sont autant de missions collectives auxquelles un salarié peut adhérer sans compromettre sa dignité.
Quelle est enfin la liberté que le libéralisme procure aux « personnes morales » que sont les entreprises, les institutions ? Ici l’image du sport s’impose. Une équipe de footballeurs est libre de choisir sa tactique et sa stratégie, mais en respectant des règles du jeu qui définissent le football. De même dans une économie libérale une entreprise est libre d’organiser sa gestion et de choisir ses investissements, mais en respectant les règles du jeu économique.
Ces règles sont définies par le pouvoir législatif de la cité, mises en œuvre par son pouvoir exécutif, contrôlées par son pouvoir judiciaire. Il se peut qu’elles ne soient pas judicieuses et que leur application entrave l’action productive : la cité devra alors les modifier plutôt que s’entêter à les appliquer, mais pendant le délai parfois long qu’exige leur modification elles restent aussi nécessaires que les règles du football.
Les décisions concernant l’orientation et l’organisation d’une entreprise sont prises par l’entrepreneur, personnage qui peut s’incarner dans son dirigeant et aussi dans certains actionnaires et même certains salariés, les animateurs. La liberté que le libéralisme procure à l’entreprise, personne morale, est donc exercée au jour le jour par la personne physique qu’est l’entrepreneur, lequel peut être un petit nombre de personnes physiques agissant de concert.
L’entrepreneur est confronté à une situation : celle que définissent les ressources disponibles (technique, compétence, financement), les besoins qu’il s’agit de satisfaire et le marché à travers lequel l’entreprise peut les atteindre. Cette situation étant complexe et évolutive, il est nécessaire qu’elle fasse l’objet d’une observation attentive et continue, que les décisions de l’entrepreneur soient prises ainsi au plus près du « terrain » et que leur rationalité pratique soit orientée par un « coup d’œil » stratégique, seul capable d’embrasser la complexité d’une situation.
L’entrepreneur, qualifié de capitaliste et parfois excessivement riche, a été la cible d’une réprobation qui a conduit à envisager une autre règle du jeu : celle de l’économie centralisée, soumise à un Plan dont l'exemple le plus achevé a été celui du Gosplan soviétique.
Ce Gosplan supposé omniscient prend dans le détail toutes les décisions de gestion et d’investissement que nécessite l’action productive. Il n’y a pas d’autre entrepreneur que le Gosplan et ce que l’on nomme « entreprise » n’en est qu’une filiale soumise et obéissante : il n’y a en réalité qu’une seule véritable entreprise, celle, gigantesque, que constitue l’ensemble du système productif. Le Gosplan étant cependant loin du terrain, l’action productive est alors privée de l’intellect d’un entrepreneur attentif aux particularités de la situation.
Un telle organisation ne peut être efficace que pour de grands projets (installations nucléaires, barrages et irrigation, production d’armements, etc.) assez énormes pour que le Gosplan y délègue des responsables qui joueront alors le rôle de l’entrepreneur, non sans risque d’erreur car le Gosplan est soumis aux injonctions et caprices du pouvoir politique.
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Seule la décentralisation du pouvoir de décision permet le fonctionnement continu du réseau d’agriculteurs, pêcheurs, éleveurs, coopératives, transporteurs, négociants et détaillants qui a pour pivot le marché de Rungis, et dont la complexité outrepasse les capacités d’un planificateur.
Les partisans de la centralisation disent qu’elle est efficace : les entreprises n’ont plus besoin de faire de la publicité car le Gosplan leur apporte leurs clients (ainsi d’ailleurs que leurs fournisseurs) et c’est autant d’économisé.
Ils disent aussi que la centralisation apporte par construction la cohérence des décisions, toutes prises par un même centre : mais que vaut une cohérence si elle n’est pas orientée de façon pertinente, et comment atteindre la pertinence quand on décide loin du terrain ?
Ils disent enfin que la décentralisation peut inciter des entreprises à s’affranchir des règles du jeu. C’est vrai, et le libéralisme ne peut se concevoir que si le pouvoir judiciaire remplit sa mission de contrôle : « Commerce and manufactures can seldom flourish long in any state which does not enjoy a regular administration of justice, in which the people do not feel themselves in the possession of their property, in which the faith of contracts is not supported by the law » (Adam Smith, The Wealth of Nations, Livre V, chapitre 3).
Il ne semble d’ailleurs pas que les économies centralisées aient pu contenir mieux que les économies libérales les initiatives prédatrices du crime organisé : les « voleurs dans la loi » (Воры в законе, Vory v zakone) ont su maintenir sous le régime du Gosplan soviétique les traditions qui étaient depuis toujours la «loi» du milieu en Russie.