Pour comprendre le phénomène de l’informatisation (que l’on préfère souvent désigner par le mot « numérique ») l’Institut de l’iconomie a bâti le modèle d’une économie informatisée par hypothèse efficace1 : l’iconomie.
Nous condensons ici ses principaux résultats, puis en tirons quelques leçons.
L’informatique met sa puissance de calcul au service des actions prévisibles, qui seules peuvent être programmées. L’informatisation d’une institution automatise une part des actions prévisibles : celles qui sont répétitives.
En outre l’Internet permet la communication en s’affranchissant de la distance géographique : l’iconomie est donc ubiquitaire..
L'automatisation et l'ubiquité ont modelé la nature que rencontrent les intentions et les actions humaines. Le travail humain se consacre en effet alors aux tâches non répétitives qui demandent du jugement et de l’initiative. Il en résulte dans les institutions une décentralisation des responsabilités et de la légitimité : l’organisation hiérarchique, qui concentre la légitimité au sommet de l’institution, est obsolète.
La symbiose du cerveau humain et de l’ordinateur a fait naître un individu, le cerveau-d’œuvre, qui supplante la main-d’œuvre dans l’emploi et dont une grande part du temps de travail est consacrée à l’acquisition d’une compétence technique ou relationnelle. Pour procurer sa cohérence à l’action productive, l’organisation d’une institution doit assurer la synergie des cerveaux d’œuvre.
L’automatisation de la production nécessite un important coût fixe : dans l’iconomie le rendement d’échelle est donc croissant. Le modèle de l’équilibre général, admirable construction intellectuelle, fait alors naufrage comme le disait John Hicks : le coût moyen étant supérieur au coût marginal, les marchés ne peuvent pas obéir au régime de la concurrence parfaite2.
Le régime du monopole s’impose si le produit n’est pas différentiable en variétés dont les qualités sont différentes. La plupart des produits étant différentiables, c’est la concurrence monopolistique qui s’impose sur la plupart des marchés.
Chaque entreprise a alors pour stratégie de conquérir un monopole sur un segment des besoins. Ce segment est mondial en raison de l'ubiquité de l'informatisation.
La concurrence conçoit cependant des variétés qui, apportant une nouvelle réponse aux besoins (ou une réponse à de nouveaux besoins), déplacent la frontière des segments : l’innovation est vive et les monopoles sont temporaires. La mission du régulateur est alors de régler la durée des monopoles et non de promouvoir la concurrence parfaite.
L’importance du coût fixe implique un risque élevé car l'institution est ultra-capitalistique : la concurrence monopolistique est donc ultra-violente, les institutions sont tentées de recourir à une prédation que les appareils législatif et judiciaire doivent contenir.
Étant par hypothèse efficace, l’iconomie met en évidence les conditions nécessaires de l’efficacité. Ces conditions fournissent autant de critères pour poser un diagnostic sur une institution, une économie, une société qui, étant inscrites dans l’histoire réelle, ne sont pas nécessairement parvenues à la pleine efficacité. Le modèle de l’iconomie pose ainsi les fondations d’une théorie de la société informatisée.
iconomie, cerveau d’œuvre, concurrence monopolistique, ubiquité et risque d’une prédation : ces cinq concepts fondamentaux aident à concevoir la dynamique de l’informatisation.
Nous nous sommes appliqués à élucider cette dynamique (De l’informatique : savoir vivre avec l’automate, Economica, 2006), à en tirer les conséquences économiques (iconomie, Economica, 2014) et anthropologiques (Valeurs de la transition numérique, Institut de l’iconomie, 2018), à faire aussi apparaître ses dangers (Prédation et prédateurs, Economica, 2008) : ces ouvrages illustrent la pertinence des concepts fondamentaux en les confrontant à l’expérience concrète et pratique.
L’Institut de l’iconomie poursuit et approfondit cette étude. Ses travaux ont un succès honorable mais la plupart des économistes les ignorent car ils ne croient pas devoir faire le travail, lourd et long il est vrai, qui leur permettrait de se familiariser avec l’informatique et avec les systèmes d’information dans lesquels se concrétise l’informatisation des institutions.
La sociologie de leur corporation les incite en effet à croire que l’informatique, « c’est de la technique », « un travail d’ingénieur », voire même qu’elle « n’apporte rien de nouveau », et qu’elle ne mérite donc pas qu’un économiste consacre du temps à son étude3. Celui qui le ferait s’exposerait sans doute à une réprobation de la part de ses collègues.
Ils ne peuvent donc pas franchir le fossé intellectuel qui sépare la description de l’explication : ils savent certes décrire à longueur d’article, et avec force détail, certaines des conséquences économiques de l’informatisation (intelligence artificielle, plateformes, marchés biface, robotisation, etc.), mais ils ne peuvent pas les expliquer car ils ne possèdent pas les concepts auxquels ils auraient pu accrocher leur raisonnement.
La plupart d’entre eux restent d’ailleurs enfermés dans le modèle obsolète de l’équilibre général qu’ils s’efforcent seulement de perfectionner et d’enrichir4. Si par exemple certains sont conscients de l’importance des coûts fixes, rares sont ceux qui en tirent toutes les conséquences : leur théorie néglige en particulier la violence de la concurrence monopolistique et la prédation.
C'est dommageable : comme les économistes conseillent des dirigeants, et que leur enseignement inculque des valeurs à leurs étudiants, l'état de la science économique a des conséquences pratiques. Il serait donc préférable qu'elle reflétât convenablement la situation historique que l'informatisation a fait émerger.
Comme tout modèle celui de l’iconomie est schématique : il n’épuise pas le phénomène qu’il considère. Nous invitons donc les économistes à l’étudier, le critiquer, enfin se l’approprier afin de le préciser et de l’enrichir.
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1 Est ici « efficace » l’activité qui satisfait au mieux les besoins tout en détruisant le moins de ressources (nous nous écartons donc de l’usage qui distingue « efficacité » et « efficience »).
2 Selon la théorie de l'équilibre général la concurrence parfaite permet aux prix de se fixer à un niveau tel que la production et les échanges conduisent à un optimum de Pareto. Cependant « on ne peut éviter le naufrage de la théorie de l'équilibre général qu'en supposant que pour la plupart des entreprises le régime du marché ne s'écarte pas beaucoup de la concurrence parfaite et que les prix ne s'écartent pas beaucoup du coût marginal de production en niveau comme en évolution » (John Hicks, Value and Capital, Oxford University Press, 1939, p. 84).
3 Pour comprendre comment fonctionne une blockchain il faut avoir acquis une compétence en cryptographie. Quels sont les économistes qui accepteront de faire un tel effort ? Quels sont ceux qui auront pris le temps d’étudier The Art of Computer Programming de Donald Knuth ? De composer quelques programmes dans divers langages ? De s’enquérir des ingénieries que nécessite la construction d’un système d’information, etc. ?
4 Comme l’on fait Keynes avec l’incertitude et les anticipations, Tirole avec les dissymétries de l’information, etc.
Lieber Michel,
RépondreSupprimerDein Artikel ist hervorragend. Die künstliche Intelligenz entwickelt sich schneller als wir glauben. Die Kombination vom menschlichen Gehirnen und KI auf Basis von Computern ist nicht mehr fern!
Gruß Ulrich
c'est un excellent résumé ! bravo Michel !! ça permet de situer notre époque très rapidement et d'en tirer très vite une vision de là où nous allons.
RépondreSupprimerMerci
olivier Piuzzi