samedi 25 mai 2024

L’essentiel du modèle de l’iconomie

Je vous propose ici un survol rapide du modèle de l’iconomie.

Avec l’informatisation tout a été transformé : techniques, produits, marchés, organisations. Pour évaluer la portée de ce phénomène il faut se rappeler ce que furent les conséquences de la mécanisation.

Elle a apporté des techniques nouvelles, occasionné une prise du pouvoir par la bourgeoisie, fait émerger le capitalisme et la classe ouvrière, suscité des guerres pour la conquête des marchés et des ressources naturelles.

Les succès de la mécanique ont été considérés comme une preuve de la valeur universelle de la pensée rationnelle. Les qualités de la machine, qui est puissante, efficace, infatigable et dépourvue de sensibilité, ont été données en exemple aux humains : Lénine a cultivé une conception mécanique de l’histoire et les nazis ont voulu être impitoyables, « unbarmherzig ».

Avec l’informatisation apparaissent une nouvelle organisation de la production et de nouveaux produits. Toutes les techniques s’informatisent : mécanique, chimie, énergie, biologie, etc. La pensée s’informatise elle aussi avec les moteurs de recherche, l’intelligence artificielle et l’ubiquité de la ressource documentaire : derrière l’ordinateur individuel se trouve la « ressource informatique » à laquelle l’Internet donne accès, faite de processeurs, mémoires, documents et programmes.

L’exemple de l’ordinateur s’imposant aux esprits après celui de la machine, on va jusqu’à croire que son intelligence va surpasser celle de l’être humain et que les humains doivent se comporter comme des ordinateurs.

Que se passe-t-il au juste ? Quelles sont les lignes de force, les piliers structurants de la situation que l’informatisation fait émerger ? Le modèle de l’iconomie en a identifié quelques-uns.

1) d’abord, l’automatisation : l’informatisation s’appuie sur des automates qui exécutent un programme. Ce qui est programmable, c’est ce qui est prévisible : on ne peut pas programmer ce qui est imprévisible.

Or ce qui est prévisible dans l’économie, c’est ce qui est répétitif : si un travail est répétitif, on peut prévoir qu’il faudra bientôt faire la même chose que maintenant. L’automate va donc s’emparer du travail répétitif qui occupait la quasi-totalité de la main-d’œuvre dans l’économie mécanisée.

Nota Bene : on peut prévoir que le programme obéira exactement à la liste des instructions qu’il contient, et non ce qui résultera de leur application aux données imprévisibles que saisissent des individus ou que fournissent des capteurs.

Le travail répétitif étant réalisé par les ordinateurs, reste à l’être humain le travail non répétitif (conception et programmation des automates, conception des produits) ainsi que tout ce qui exige une compétence relationnelle (coopération entre les agents dans l’entreprise, relation de service avec les clients, relation avec les partenaires et les fournisseurs).

2) lorsque les humains ont commencé à se doter d’outils ils ont formé un être nouveau, l’ouvrier. Alors que l’outil sert une action individuelle, la machine sert une action collective : la mécanisation a organisé le couple que forment l’humain et la machine, formant ainsi un autre être nouveau, la main-d’œuvre.

Avec l’informatisation le couple que forme l’humain et l’ordinateur donne naissance au « cerveau-d’œuvre » : « humain + ordinateur » succède ainsi, comme cellule élémentaire de l’action productive, aux couples « humain + outil » et « humain + machine ».

L’écologie, les écolos et nous

On trouve dans la vallée de Grenoble un écosystème de 40 000 personnes travaillant dans la micro-électronique :

- STMicro fabrique des microprocesseurs, son chiffre d’affaires annuel est de l’ordre de 12 milliards d’euros. C’est sans doute le site industriel le plus capitalistique de France : STMicro utilise les machines d'ASML dont chacune coûte entre 100 et 200 millions d’euros, il en faut une trentaine pour monter une chaîne de production (une par couche du circuit que l’on construit). La fabrication est automatisée mais la conception et le réglage des processus est un travail délicat fait par des ingénieurs et des techniciens de haute compétence ;

- Soitec produit les tranches de semi-conducteur (wafers) sur lesquelles sont gravés les composants de microélectronique ;

- d’autres entreprises sont actives dans la préparation, la conception et le conditionnement en collaboration avec le LETI, laboratoire du CEA.

Soitec et STMicro sont en croissance. Elles ont donc prévu un extension de leurs sites mais les écologistes de Grenoble ont manifesté pour s’y opposer.

Soitec a donc suspendu son plan d’expansion et on craint que STMicro en fasse autant. Ces deux entreprises ont reçu des offres d’hospitalité américaines alléchantes : elles risquent de devenir des entreprises américaines.

Les manifestations des opposants sont le fait de chercheurs CNRS qui vont en vélo à leur travail et n’ont jamais eu à se soucier de gagner leur vie. Cela ne les ennuie pas de saboter des entreprises qui sont une des dernières chances de la France pour maintenir son rôle industriel. Un de leurs leaders est un docteur en sciences physiques…

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Pourquoi les écolos torpillent-ils la micro-électronique ?

L’écologie est étymologiquement la science des rapports entre les humains et la nature (en grec, oikos est la maison, le foyer, l’être humain vivant dans son environnement). C’est une vraie science. Les écolos sont par contre une secte qui a trouvé, en prenant l’écologie pour prétexte, de quoi s’ériger en donneur de leçons et angoisser l’opinion avec des scénarios de catastrophe.

Cette secte a une longue histoire. Pour Jean-Jacques Rousseau, référence fondamentale, seule est bonne la nature vierge et pure de toute intervention humaine. Jacques Ellul et Ivan Illich, personnages sympathiques, ont eu beaucoup d’influence : Illich a milité pour une relation sobre avec la nature, but louable mais qu’il a poussé à l’extrême ; Ellul a vu dans la technique une déshumanisation, oubliant que la technique est comme l’a dit Georges Simondon une part de la culture humaine. Jean-Marc Jancovici souhaite une décroissance nécessaire selon lui pour limiter le réchauffement climatique.

Au fond de la pensée de ces personnes se trouve l’hostilité envers l’action productive qui consomme des matières premières, émet des déchets et encombre la nature avec ses produits. Cette hostilité vise naturellement aussi les entreprises qui produisent et les institutions dont l’organisation leur semble n'être qu'un artefact.

Ces errements découlent d’un mouvement philosophique ancien, profond, qui postule une cloison étanche entre la pensée et l’action organisée. Parmi les philosophes, seul Raymond Aron a su ce qu’est l’entreprise en tant qu’institution. Sartre n'a jamais pensé l'« entre-deux », les institutions qui se trouvent « entre l'individu et l'humanité » (Raymond Aron, Mémoires, Robert Laffont, 2010, p. 954). Il en est de même des intellectuels médiatiques et de la majorité de nos universitaires (sauf peut-être dans les sciences de la gestion).

Dans le milieu des économistes et des statisticiens personne ne se soucie de l’informatisation des entreprises. Les économistes se focalisent sur le marché. Schumpeter lui-même a mal compris les entrepreneurs, qu’il assimile aux joueurs qui osent prendre des risques. Les instituts statistiques n'observent pas l’organisation des entreprises ni leur système d’information. 

Le thème essentiel de nombre de politiques « de gauche » est la « lutte contre le capitalisme », c’est-à-dire la lutte contre les entreprises. Ils croient que le capital est un monstre qui dévore l’humanité, laquelle dans leur esprit se réduit à l’ensemble des individus : tout ce qui est dirigé et organisé leur semble oppressif.

Or l’entreprise est essentiellement le lieu d’une action collective organisée et dirigée afin de produire (cette définition s’applique aussi aux SCOP, aux « communs », etc.). Une pensée qui ne veut voir que des individus d’une part, et le vaste monde de l’autre, rate l’être organique qu’est l’entreprise et la complexité des relations entre l’individu et l’entreprise, entre la pensée et l’action organisée.

Les mêmes veulent supprimer aussi le libéralisme selon lequel les entreprises sont libres d’agir comme bon leur semble dans le cadre de la loi. Ils agissent comme s’ils lui préféraient le collectivisme qui organise le système productif comme une seule et gigantesque entreprise.

La toile de fond individualiste de notre formation intellectuelle s’oppose ainsi à tout ce qui est organisé et institutionnel, sauf paradoxalement si l’organisation est le fait d’un pôle institutionnel unique, d’un Gosplan source de toutes les décisions. Dans l’attente d’une réalisation de cet idéal qui élimine le personnage de l’entrepreneur il est excitant, romanesque et romantique de détruire les institutions « capitalistes et libérales ». Cette orientation séduit de jeunes adultes vigoureux et immatures.

Consolation, cela ne se passe pas qu’en France. Les universités américaines sont aujourd'hui débordées par des manifestants qui, sous le prétexte légitime de la compassion envers les Gazaouis, se livrent au blocage des routes et au saccage des universités afin de prendre la défense du Hamas.

Les écolos rêvent poétiquement d’un retour à la civilisation des chasseurs-cueilleurs mais ils ne supporteraient certainement pas qu’on leur coupe le téléphone, l’électricité ou qu’on les prive des autres apports de la société moderne. Leur inconséquence est évidente mais ils sont éloquents, influents et capables de remporter un succès lors des élections : les thèmes écolos sont médiatiquement porteurs.

Il se trouve ainsi en France nombre de traîtres qui veulent détruire les institutions pour lesquelles les Français se sont tant battus dans le passé. Il est donc logique qu’ils s’attaquent à ce qui est aujourd’hui le plus productif et le plus efficace, en l’occurrence la microélectronique. D’autres pays, ayant une autre culture, ne sombrent pas dans ce délire et vont de l’avant.

mardi 14 mai 2024

Valeurs, Situation et Action

Pour nommer « tout ce qui existe », tout ce qui « se tient debout à l’extérieur » (ex-sistere) de la pensée et de la volonté d’un humain, le mot « monde » serait impropre car notre langage admet une pluralité de mondes : le monde de la nature, le monde politique, le monde des idées, etc.

« Tout ce qui existe », nous le nommerons donc « Existant » : ce mot englobe la nature physique et biologique, mais aussi les édifices, institutions, idées et autres artefacts que des humains ont construits naguère et dont la présence se manifeste devant eux.

Le détail de la description d’un objet concret (une tasse de café, un fauteuil, etc.) n’a aucune limite logique : chaque objet possédant donc une liste illimitée d’attributs, il est impossible d’en avoir une connaissance absolue et complète. Chaque objet est à cet égard « complexe » et il en est a fortiori de même de l’Existant. La plus grande des difficultés que rencontrent la communication et la coopération entre les individus résulte du fait qu’ils ne considèrent pas les mêmes objets ni, dans les objets, les mêmes attributs.

Alors que la nature évolue selon ses lois, l’être humain exerce en face de l’Existant une volonté qui oppose la néguentropie de l’action à l’entropie de la nature et choisit pour agir, dans la complexité de l’Existant, les objets qu’il lui convient de considérer et les attributs qu’il lui convient d’observer. Nous voulons éclairer cette volonté et pour cela il faut entrer dans quelque détail.

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Un individu n’est pas directement confronté à l’Existant mais à une facette que celui-ci lui présente, la situation dont il constate l’existence et dans laquelle il est invité à agir ou à subir. Cette situation s’exprime en termes de lieux dans l’espace et de moments dans le temps, et selon la part de l’Existant que l’individu rencontre dans ces lieux et ces moments : une part des autres individus, une part de la nature, une part des institutions et des édifices, etc. Cette situation n’est qu’une partie de l’Existant mais elle est, comme lui, d’une complexité illimitée (un infini peut se nicher dans un autre infini comme les nombres pairs parmi les nombres entiers).

L’individu lui-même est porteur de ce que lui ont apporté son éducation, sa formation, les expériences et péripéties de sa vie, fatras dans lequel il a choisi les valeurs qu’expriment ses goûts, dégoûts, habitudes et préférences.

Ce choix ne l’a pas nécessairement conduit à des valeurs qu’une société juge moralement positives (bonté, dignité, honnêteté, loyauté, etc.), mais elles se trouvent au cœur de sa personnalité et sa vie a pour but de graver leur image dans le monde.

Entre ces valeurs et la situation existe en effet éventuellement un écart, une « contradiction » qui éveille chez l’individu l’intention de résorber cet écart. Si cette intention peut se saisir de moyens d’agir, il en résulte une action volontaire.

dimanche 7 avril 2024

Libéralisme et liberté

Le mot « libéralisme » est accompagné de connotations suggestives : « liberté » bien sûr, et à travers lui « individu » car on suppose que l’individu a été libéré par le libéralisme. 

Il est vrai que le libéralisme a supprimé les entraves que les corporations opposaient à la création des entreprises et que les péages et taxations opposaient au commerce. Mais la personne ainsi libérée, c’est la « personne morale », entreprise ou institution qui organise le travail collectif des « personnes physiques » que sont les individus, et non ces derniers. Certes l’esclavage, qui soumet l’esclave à son maître, a été supprimé et remplacé par le salariat, mais peut-on dire qu’un salarié soit « libre » ?

Il est libre, certes, d’accepter ou non le contrat qui le lie à son employeur, de s’en affranchir s’il le souhaite et le peut. Mais il suffit de se remémorer les épisodes de la vie dans une entreprise pour voir que cette liberté a des limites : une fois le contrat signé le salarié rencontre une organisation à laquelle il doit se conformer et une hiérarchie à laquelle il doit obéir. Les décisions stratégiques sont prises par un petit cénacle auquel il n’appartient pas et qui ne lui demande pas son avis.

Doit-il se révolter devant cette limitation de sa liberté ? L’organisation lui permet de participer à une œuvre collective, la stratégie peut offrir une perspective à ses actions : certes ce n’est pas toujours le cas car certaines organisations sont bancales et certaines stratégies stupides, mais on ne peut pas dire que toute entreprise, toute institution soit révoltante du seul fait qu’elle est organisée et dirigée : il existe des organisations efficaces et des stratégies judicieuses. 

L’organisation est d’ailleurs nécessaire, ainsi que l’autorité d’une direction, pour accomplir des actions qui seraient hors de la portée d’un individu isolé. Construire un immeuble, une route, un navire, des équipements ménagers, etc., sont autant de missions collectives auxquelles un salarié peut adhérer sans compromettre sa dignité. 

Quelle est enfin la liberté que le libéralisme procure aux « personnes morales » que sont les entreprises, les institutions ? Ici l’image du sport s’impose. Une équipe de footballeurs est libre de choisir sa tactique et sa stratégie, mais en respectant des règles du jeu qui définissent le football. De même dans une économie libérale une entreprise est libre d’organiser sa gestion et de choisir ses investissements, mais en respectant les règles du jeu économique. 

Ces règles sont définies par le pouvoir législatif de la cité, mises en œuvre par son pouvoir exécutif, contrôlées par son pouvoir judiciaire. Il se peut qu’elles ne soient pas judicieuses et que leur application entrave l’action productive : la cité devra alors les modifier plutôt que s’entêter à les appliquer, mais pendant le délai parfois long qu’exige leur modification elles restent aussi nécessaires que les règles du football. 

Les décisions concernant l’orientation et l’organisation d’une entreprise sont prises par l’entrepreneur, personnage qui peut s’incarner dans son dirigeant et aussi dans certains actionnaires et même certains salariés, les animateurs. La liberté que le libéralisme procure à l’entreprise, personne morale, est donc exercée au jour le jour par la personne physique qu’est l’entrepreneur, lequel peut être un petit nombre de personnes physiques agissant de concert. 

L’entrepreneur est confronté à une situation : celle que définissent les ressources disponibles (technique, compétence, financement), les besoins qu’il s’agit de satisfaire et le marché à travers lequel l’entreprise peut les atteindre. Cette situation étant complexe et évolutive, il est nécessaire qu’elle fasse l’objet d’une observation attentive et continue, que les décisions de l’entrepreneur soient prises ainsi au plus près du « terrain » et que leur rationalité pratique soit orientée par un « coup d’œil » stratégique, seul capable d’embrasser la complexité d’une situation. 

L’entrepreneur, qualifié de capitaliste et parfois excessivement riche, a été la cible d’une réprobation qui a conduit à envisager une autre règle du jeu : celle de l’économie centralisée, soumise à un Plan dont l'exemple le plus achevé a été celui du Gosplan soviétique. 

Ce Gosplan supposé omniscient prend dans le détail toutes les décisions de gestion et d’investissement que nécessite l’action productive. Il n’y a pas d’autre entrepreneur que le Gosplan et ce que l’on nomme « entreprise » n’en est qu’une filiale soumise et obéissante : il n’y a en réalité qu’une seule véritable entreprise, celle, gigantesque, que constitue l’ensemble du système productif. Le Gosplan étant cependant loin du terrain, l’action productive est alors privée de l’intellect d’un entrepreneur attentif aux particularités de la situation. 

Un telle organisation ne peut être efficace que pour de grands projets (installations nucléaires, barrages et irrigation, production d’armements, etc.) assez énormes pour que le Gosplan y délègue des responsables qui joueront alors le rôle de l’entrepreneur, non sans risque d’erreur car le Gosplan est soumis aux injonctions et caprices du pouvoir politique.

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Seule la décentralisation du pouvoir de décision permet le fonctionnement continu du réseau d’agriculteurs, pêcheurs, éleveurs, coopératives, transporteurs, négociants et détaillants qui a pour pivot le marché de Rungis, et dont la complexité outrepasse les capacités d’un planificateur. 

Les partisans de la centralisation disent qu’elle est efficace : les entreprises n’ont plus besoin de faire de la publicité car le Gosplan leur apporte leurs clients (ainsi d’ailleurs que leurs fournisseurs) et c’est autant d’économisé. 

Ils disent aussi que la centralisation apporte par construction la cohérence des décisions, toutes prises par un même centre : mais que vaut une cohérence si elle n’est pas orientée de façon pertinente, et comment atteindre la pertinence quand on décide loin du terrain ? 

Ils disent enfin que la décentralisation peut inciter des entreprises à s’affranchir des règles du jeu. C’est vrai, et le libéralisme ne peut se concevoir que si le pouvoir judiciaire remplit sa mission de contrôle : « Commerce and manufactures can seldom flourish long in any state which does not enjoy a regular administration of justice, in which the people do not feel themselves in the possession of their property, in which the faith of contracts is not supported by the law » (Adam Smith, The Wealth of Nations, Livre V, chapitre 3).

Il ne semble d’ailleurs pas que les économies centralisées aient pu contenir mieux que les économies libérales les initiatives prédatrices du crime organisé : les « voleurs dans la loi » (Воры в законе, Vory v zakone) ont su maintenir sous le régime du Gosplan soviétique les traditions qui étaient depuis toujours la «loi» du milieu en Russie.

dimanche 14 janvier 2024

Frédéric Lefebvre-Naré, Les data en 120 points et 0 prérequis, Amazon KDP, août 2023.

Frédéric Lefebvre-Naré a acquis une expérience professionnelle de la gestion et du traitement des données. Il l’a approfondie par la réflexion et transmise par l’enseignement : ce livre en est le résultat.

C’est un monument sans rival : il accomplit, en 120 pages, un tour d’horizon complet du monde des données. Chaque page contient un texte d’une remarquable sobriété, une illustration, un ou deux exemples. Ces pages ont pour titre (échantillon tiré au hasard) « la moitié de l’informatique ne relève pas de la programmation », « lutter intelligemment contre la fausse alerte intelligente », « la différence entre les données structurées et non structurées, c’est le moment où l’on structure », « beauté et finesse des variables quantitatives », etc.

Ce livre sera utile aux étudiants mais aussi aux experts dont il rafraîchira et complétera les connaissances, et enfin à tous ceux dont la curiosité est éveillée par le bruit médiatique qui entoure les données, « or noir du XXIe siècle ». Comme l’indique le titre sa lecture ne demande aucun prérequis, du moins en principe. Ceux qui se sont déjà frottés aux problèmes que pose le codage, le traitement et l’interprétation des données verront cependant plus vite que les autres de quoi il retourne.

La « data science », dit l’auteur, c’est « la création de connaissances à partir de data », autrement dit l’interprétation des données. Mais pour pouvoir les interpréter il faut les connaître : « la data science sans science des données, c’est l’agriculture sans botanique ». Or elles sont terriblement diverses…

La métaphore de la botanique invite à formuler des diagnostics. En effet les données ne sont pas toutes utilement nutritives : - certaines sont malsaines : les données que fournit la comptabilité sont de faux amis car elles souffrent d’un biais dû à l’écart entre concepts comptables et concepts économiques ; - d’autres sont un poison : les indicateurs de la comptabilité analytique éveillent des rivalités et suscitent des conflits qui brisent la cohésion de l’entreprise.

Les données sont quantitatives, qualitatives ou ordinales ; ponctuelles ou périodiques ; pertinentes ou inadéquates ; exactes ou biaisées, etc. Leur définition comporte deux étapes : celle de la « population » dont on considère les « individus », celle des attributs observés sur chaque individu. Certains « individus » ont un « cycle de vie » car ils se transforment tout en restant les mêmes : pensez aux étapes par lesquelles passe une commande sur leboncoin ou, simplement, à vous-même…

Le flux des données opérationnelles doit être traité pour alimenter l’entrepôt de données qui, seul, se prête à une exploitation. Cela suppose de redresser les données biaisées, interpréter les extrêmes, corriger les aberrantes, estimer les manquantes, accepter des approximations (une traduction de données hebdomadaires en données mensuelles ne peut pas être parfaite), enfin extraire des tendances : des méthodes et des outils informatiques existent mais il faut savoir les utiliser avec discernement.

Il est aisé, pour un esprit logique, d’apprendre à se servir de SQL, XML, Json, etc. car il y retrouve sa démarche familière. Par contre, un esprit sans logique sera tenté de se comporter comme le « singe dactylographe » dont parlait Jean-Paul Benzécri et qui, tapant au hasard les commandes des algorithmes, en obtient des « résultats » dépourvus de sens.

Chaque catégorie de données se prête en effet à certains calculs, mais non à n’importe lequel. Additionner des températures n’a pas de sens, mais c’est une étape pour calculer leur moyenne ; la somme de deux dates n’a pas de sens, mais leur différence mesure un délai ; l’intelligence artificielle s’appuie sur une analyse des corrélations, mais nombre d’entre elles sont fallacieuses.

Pour illustrer ce dernier point voici deux affirmations également vraies (p. 46) : « quelqu’un qui boit de l’alcool risque 1,5 fois plus un cancer du poumon », « boire de l’alcool ne change pas le risque de cancer du poumon ». Si vous n’avez pas déjà deviné la réponse à ce paradoxe, vous la trouverez à la fin de cet article.

Frédéric Lefebvre-Naré dit ce qu’il faut faire, et comment il faut le faire. Il évoque rarement les mauvaises pratiques, or il faut connaître ces pathologies pour pouvoir les diagnostiquer et les traiter. Chaque entreprise est une institution humaine et la nature humaine n’est pas spontanément logique. Ainsi chaque direction, chaque usine définira et nommera les données à sa façon (« c’est comme ça qu’on dit chez nous ») et si l’on peut à la rigueur traduire des synonymes, avec les homonymes on risque de ne plus savoir de quoi on parle.

Si l’on a pris l’habitude de ressaisir le taux de TVA lors de chaque facturation, ou de le coder « en dur » dans chaque programme, il faudra si ce taux change diffuser sa nouvelle valeur ou modifier les programmes : pendant un délai certains calculs seront faux. Les « données de référence » que sont le taux de TVA ou les tables de codage doivent être stockées en un lieu unique et diffusées instantanément dans l’entreprise.

Les actions qui contribuent à un processus de production forment comme un ballet autour de données dont la qualité et la cohérence contribuent à la qualité du produit et à l’efficacité de la production. L’envers de cette phrase, c’est que si la qualité et la cohérence des données font défaut le processus sera coûteux, les produits de mauvaise qualité, les clients mécontents, la part de marché compromise…

Les tableaux de bord sont placés au sommet du système d’information comme le coq au sommet du clocher d’un village : donnant aux dirigeants une vue synthétique de la situation et des activités de l’entreprise, ils font rayonner l’information que contiennent ses données. Comme ils sont le résultat final de leur distillation, les examiner permet de poser un diagnostic sur l’entreprise.

Que voit-on alors ? Certains tableaux de bord sont réussis : judicieusement sélectifs, illustrés par des graphiques clairs dont un commentaire permet d’interpréter la tendance et les accidents. Mais on rencontre aussi nombre de tableaux de nombres illisibles produits à grand renfort de moyennes mobiles et de cumuls, de « R/P » (comparaison réalisé sur prévu) et de « m/(m-12) » (comparaison au mois de l’année précédente), et portant éventuellement jusque devant un comité de direction perplexe la trace d’une incohérence des concepts.

Outiller les processus, produire les tableaux de bord, suppose de maîtriser l’art et les techniques du traitement des données, de leur interprétation, de leur présentation : c’est la compétence des « data scientists », que les entreprises appellent pour extraire et exploiter le savoir enfoui dans les données.

Mais ils rencontrent inévitablement l’illogisme des habitudes et de la sociologie des pouvoirs, le particularisme jaloux des directions et des corporations. Il ne leur suffira pas d’être « bons en maths » pour se tirer d’affaire…

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Réponse au paradoxe ci-dessus : la consommation d’alcool est corrélée à la consommation de tabac qui, elle, accroît le risque du cancer du poumon.

mardi 2 janvier 2024

Robert Mazur, The Infiltrator, Little Brown, 2009

French Version

Robert Mazur was a US customs agent in the 1980s. He infiltrated the drug cartels and the banks that helped them launder their profits: the information he gathered started the process that led to the liquidation of the BCCI in 1991.

Under the name of Bob Musella, he provided the cartels with the honeypot of an efficient money-laundering service. As a result, he was able to win the trust of criminals who flocked to his "wedding" in 1988, a mock wedding that led to numerous arrests.

The job of an undercover agent is a perilous one. To make the Mafia believe that he is one of them, he has to create a false identity, false wealth and false criminal activities. At any moment he risks being unmasked and killed.

The book describes his adventure and offers two lessons that I think are worth commenting on.

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The first is psychological.

Bob Musella had conversations with the mobsters in which they confided their worries to him. He was invited to their home and got to know their family. This relationship, which became very personal, also sometimes became friendly.

So he had to live two different lives: that of an undercover agent who records every conversation with his targets, sneaking up on them to accumulate clues and evidence to feed his reports; and that of a human being in a relationship with other human beings who trust him.

His work led to the arrest of criminals, the seizure of their property and the break-up of their families. When it came to those he had come to appreciate in spite of everything, he suffered, he cried and for a while he didn't know where he stood, paying for the duplicity of his double life.

Only those with limited experience can believe that it is possible for a spy to accomplish his mission by keeping a cold emotional distance from each of the people, his targets, whom he comes into close contact with and betrays.

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The second lesson is sociological.

Robert Mazur wanted to go as far up the criminal hierarchy as possible, to unmask its organisation and, ultimately, to give customs the means to destroy it. This action was certainly fundamentally faithful to the mission of customs, but not to the rules and behaviours that had become part of their organisation.

In customs, you had to seize a lot of kilos of drugs to climb the career ladder. Those who had this simple ambition, but considered it sufficient, envied, despised and hated with all their heart the man who had sneaked into the cartels at the risk of his life, and in whom they saw only a schemer. They also feared that his investigations would reveal complicity within the ranks of customs or, worse still, among political leaders.

For his superiors, Mazur was going much too far.

Moreover, when his reports announced a forthcoming drug shipment, how could they resist the temptation to gain fame and promotion by making a major seizure, even if it meant putting the undercover's life in danger because he was the only one who could have given this information? It is also not impossible that some of his superiors may have obscurely wished to be rid of him in this way.

Experience can confront anyone with a situation of this kind. The organisation of an institution or a company is often based on an impoverished definition of its mission: the formalism of the hierarchy and procedures is believed to be sufficient to guarantee the quality of decisions and the effectiveness of action.

On the other hand, those who adhere to the mission and want to serve it authentically will dare, if necessary, to free themselves from this superficial formalism. Like Mazur, they will attract some sympathy, but will run the risk of being seen by their bosses as someone who "makes a fuss", thus attracting the hatred that will manifest itself in invective, obstacles in the way, budgetary pettiness or worse.