mardi 26 janvier 2021

La pensée préconceptuelle

Le rapport entre la pensée et le réel comporte deux moments : celui où la personne rencontre la complexité d’un monde dans lequel il lui faut trouver des repères pour pouvoir agir ; celui où, sachant ce qu’elle veut faire, elle recherche la précision nécessaire à l’action.

Nous dirons que la pensée est « préconceptuelle » dans le premier moment, « rationnelle » dans le deuxième (d’autres mots pourraient convenir, ceux-là nous ont semblé acceptables).

Beaucoup de personnes croient la pensée constituée de concepts et de raisonnements : l'expression « pensée préconceptuelle » risque de leur sembler dépourvue de sens. Cependant le fait est que les concepts ont été choisis, définis, nommés, et pour cela il a bien fallu qu'existe une pensée chronologiquement et logiquement antérieure aux concepts qu'elle construira. C'est cette pensée-là que nous voulons explorer ici. 

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Pour se convaincre de l’existence de ces deux moments chacun peut se remémorer des expériences : l’arrivée dans un pays étranger, l’apprentissage d’une nouvelle technique, nous confrontent à la complexité d’un monde devant lequel nous sommes privés de nos repères habituels. Cela est vrai aussi dans la pensée pure : le mathématicien qui entrevoit une théorie anticipe les résultats qu’il pourra en obtenir, mais ne possède alors ni la clarté des définitions, ni la rigueur des démonstrations.

Notre mémoire s’empresse d’oublier ces moments d’apprentissage dont elle ne veut conserver que le résultat, la clarté enfin acquise. Il est donc pénible de se les remémorer, et pourtant c’est utile car cela prépare à mieux trouver son chemin lorsque l’on se trouvera, une fois de plus, confronté à la complexité d’un monde que l’on ne connaît pas.

Un autre exemple éclairera ce qu’est la pensée préconceptuelle. Le général à la tête d’une armée est confronté, a dit Jomini, à « la tâche, toujours difficile et compliquée, de conduire de grandes opérations au milieu du fracas et du tumulte des combats ». Accomplie dans l’urgence, face aux initiatives de l’ennemi et en recevant des rapports incomplets et parfois fallacieux, cette tâche ne peut pas bénéficier de la rigueur des concepts et démonstrations. Le fait est pourtant que certains stratèges la maîtrisent : ils possèdent le « coup d’œil » qui leur présente à l’instant la décision juste sous la forme d’une évidence.

« Rien de plus juste que le coup d’œil de M. de Luxembourg, a dit Saint-Simon, rien de plus brillant, de plus avisé, de plus prévoyant que lui devant les ennemis, ou un jour de bataille, avec une audace, une flatterie, et en même temps un sang-froid qui lui laissait tout voir et tout prévoir au milieu du plus grand feu et du danger du succès le plus imminent ; et c’était là où il était grand. Pour le reste, la paresse même1. »

On pense aussi à Leclerc qui, outre l’habileté tactique, avait le sens des possibilités stratégiques comme il l’a montré à propos de l’Indochine2.

lundi 25 janvier 2021

La tectonique des monnaies

L’Institut de l’iconomie vient de publier un livre collectif, Dollar, Euro, Yuan, Bitcoin, Diem, cryptos : la tectonique des monnaies.

Il rassemble les contributions de Jean-Paul Betbeze, Laurent Bloch, Nathalie Janson, Vincent Lorphelin, Pascal Ordonneau et moi-même.

Je reproduis ici l’introduction et la conclusion de cet ouvrage.

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Introduction

Notre époque est celle d’un grand chambardement avec des révolutions technologique, climatique, géopolitique, religieuse, sanitaire. Pour couronner le tout, une révolution s’annonce dans la monnaie.

Cela peut surprendre et pourtant c’est logique. Au nœud de toutes ces révolutions se trouve en effet un même phénomène : l’informatisation ou, comme on dit, le « numérique ». La synergie de la microélectronique, du logiciel et de l’Internet a supplanté celle de la mécanique, de la chimie et de l’énergie, qui avait dominé le système productif, l’économie, le travail et la société jusqu’aux années 1970.

La concurrence entre les nations pour la domination géopolitique se joue désormais sur le terrain des « technologies de l’information ». L’intégrisme, qu’il soit religieux, sectaire ou partisan, s’est emparé de leurs moyens pour empoisonner les esprits. En sens inverse, la mise au point très rapide d'un vaccin contre la Covid-19 illustre les progrès de la bio-informatique. Alors que la consommation de l’énergie d’origine fossile, cause du réchauffement climatique, est comme un souvenir de l’économie révolue, les « nouvelles technologies » apportent la voiture électrique informatisée.

Il était inévitable que ce phénomène touche aussi la monnaie : il va la transformer comme il a transformé tout le reste, apportant comme ailleurs autant de nouveaux dangers que de nouvelles possibilités.

Dans la compétition mondiale les vainqueurs seront ceux qui savent contenir les dangers et tirer parti des possibilités.

dimanche 17 janvier 2021

La réalité des faits

Des réseaux sociaux ont coupé la parole de Donald Trump. Certains de mes amis estiment que c'est là un acte de censure scandaleux, s'agissant d'un dirigeant politique et de sa liberté de parole, freedom of speech

Cependant ces réseaux sociaux ont publié des règles (par exemple les règles de Twitter) et si un réseau social publie des règles, c'est sans doute pour qu'elles soient respectées par les personnes qui utilisent gratuitement ses services.  Ces règles, Trump les a manifestement violées. Ne fallait-il donc pas l'exclure ? 

Oui, disent mes amis, mais alors il aurait fallu l'exclure plus tôt car il viole ces règles depuis très longtemps. Dire "il ne fallait pas l'exclure" puis "il fallait l'exclure plus tôt" est contradictoire mais ils ne semblent pas se soucier de logique. 

Ils disent aussi que si les réseaux sociaux ont exclu Trump, c'est parce que cet épouvantail faisait fuir et compromettait leurs recettes publicitaires. Est-ce vrai ? Je n'en sais rien et eux non plus sans doute, mais le soupçon est à la mode. 

Si l'on estime que la liberté d'expression, de parole, d'opinion doit être sans limite, alors il ne faut pas condamner ceux qui nient l'extermination des juifs par les nazis et que l'on nomme négationnistes - mot qui peut qualifier aussi ceux qui nient un fait avéré ou affirment un fait manifestement faux. 

La science expérimentale soumet la pensée au joug du constat des faits : une hypothèse contredite par un fait que l'expérience révèle doit être abandonnée. Le négationniste qui polémique contre un fait s'attaque, à travers lui, à la science expérimentale elle-même. 

samedi 2 janvier 2021

Jean Chauvel, Commentaire, Fayard 1972

Jean Chauvel est un diplomate qui a traversé certains des épisodes les plus marquants de notre histoire. Il était en poste à Vienne au moment de l’Anschluss ; à Paris, puis Bordeaux, lors de la catastrophe de mai-juin 40 ; à Vichy jusqu’en 42, qu’il a quittée après l’invasion de la zone libre par les Allemands car, pensait-il, une administration française ne pouvait plus être qu’une fiction.

Il organise alors à Paris un administration des Affaires étrangères bis, puis rallie Alger où de Gaulle le nomme secrétaire général du ministère, poste qu’il occupera après la Libération. Il sera ensuite chargé de diverses ambassades.

Il observe, chez les individus, le ressort moral qui sous-tend les intentions et les actions. Certains, dit-il, sont myopes, le regard collé sur la situation présente ; d’autres sont obnubilés par une perspective qui leur cache les particularités du moment. Certains enfin sautent d’instinct sur toutes les opportunités, quelles qu’elles soient, qui promettent immédiatement avancement et carrière.

Les doctrinaires de Vichy, ignorant que l’on n’est vraiment vaincu que si l'on intériorise la défaite, pensaient que la bataille perdue en mai 40 était une défaite totale, irrémédiable. La seule politique raisonnable, pensaient-ils, était de faire aux côtés de l’Allemagne la guerre à l’Angleterre afin de ravir à l’Italie le rang de meilleur allié des nazis – mais ces derniers ont préféré dominer la France plutôt que de lui accorder un statut qui leur aurait imposé quelques obligations.

Chauvel admire la lucidité stratégique de de Gaulle mais lui reproche son indifférence méprisante envers les êtres humains. Il lui reproche aussi de supposer toujours que l’intendance suivra, une fois indiquées les grandes lignes de l’action : or pour qu’une intendance puisse surmonter dans la foulée les mille difficultés que comporte l’exécution, il faut avoir échauffé et mobilisé les intelligences et les cœurs et il ne suffit pas, même si c’est nécessaire, d’évoquer de hautes exigences.