samedi 13 mai 2023

La doctrine russe de la guerre

À la p. 367 du livre de Dimitri Minic intitulé Pensée et culture stratégiques russes se trouve une citation qui éclaire utilement la situation présente.

On y trouve par exemple ce paragraphe : « une opposition est formée, exerçant une pression sur les autorités, critiquant les méthodes de gouvernance de l’État, convainquant la population du pays de l’illégitimité des dirigeants, de leur corruption et de l’inefficacité de leur gestion de l’économie. »

Lorsqu’un texte est intéressant, il faut aller à la source. La voici : Сержантов А.В., Смоловый А.В., Долгополов А.В. Трансформация содержания войны: от прошлого к настоящему — технологии «гибридных войн», Военная Мысль, 2021, n° 2.

Je publie ci-dessous une traduction de cet article. Il décrit la doctrine de l’armée russe que Dimitri Minic a analysée. Cette doctrine accorde une place très importante à la « guerre de l’information », supposée affaiblir le pays cible à tel point qu’il sera facile de le conquérir sans même éventuellement devoir utiliser la force des armes.

En lisant ce texte on pense à la guerre qui se déroule en Ukraine : les Russes ont cru avoir suffisamment affaibli ce pays avec les banderilles de la guerre de l’information, et pouvoir l’achever d’une estocade. Cela n’a pas été le cas.

Ces banderilles, la Russie les plante dans les pays dont elle veut affaiblir les institutions afin d’y créer un désarroi et des désordres propices à ses ambitions. La lecture de cet article aide à percer à jour l’attitude des partis, syndicats, hommes politiques, journalistes et influenceurs français qu’elle a séduits ou achetés.

mardi 18 avril 2023

La nature hybride du système d'information

La domestication du cheval a fait naître le personnage du cavalier, être hybride, ou encore celui du chevalier, cavalier expert dans le maniement de ses armes1.

Le couple que forme l’être humain avec son « ordinateur » fait lui aussi émerger un être hybride, le « cerveau d’œuvre » qui résulte de la symbiose de l’informatique avec un être humain2. L’informatisation d’une société, d’une institution ou d’une entreprise réalise une autre symbiose : celle de l’informatique avec une organisation ayant une histoire, des valeurs, sa sociologie intime et un comportement collectif. Comme toute symbiose, cette dernière fait émerger un être nouveau : le système d’information.

L’intelligence humaine qui a été stockée dans les processeurs, mémoires, logiciels et réseaux, rencontre dans le système d’information une intelligence humaine vivante, active mais emmaillotée dans la sociologie de l’organisation. La complexité de cette hybridation ne peut être surmontée que par une technique particulière, qui ajoute aux techniques de l’informatique des exigences analogues à celles du métier des armes ou de la diplomatie, arts confrontés tous deux aux aléas et incertitudes des comportements.

Ces aléas et ces incertitudes n’empêchent pas qu’il existe, pour répondre à ces exigences, des principes qui certes ne suffisent pas à garantir le succès, mais dont on ne saurait s’écarter sans courir à l’échec. On pourrait croire qu’une intuition éclairée par le bon sens puisse suffire pour posséder et appliquer ces principes, mais la décision risque d’errer – et, en fait, errera fatalement – si elle n’est pas guidée par un intellect qu’ont armé l’expérience et la réflexion.

On rencontre parfois, trop rarement, des entreprises admirablement informatisées – Amazon, Décathlon, etc. Elles ont été organisées, elles sont animées par des entrepreneurs : lorsqu’on s’enquiert auprès des salariés des raisons d’une telle réussite, ils répondent invariablement « le patron s’est impliqué personnellement ». C’est en effet nécessaire pour que l’entreprise puisse surmonter les obstacles que les habitudes et la sociologie des pouvoirs opposent toujours à l’informatisation.

La construction et le fonctionnement d’un système d’information obéit à quelques ingénieries dont chacune apporte son lot de principes et que l’on peut délimiter ainsi : l'ingénierie sémantique définit le langage de l’entreprise avec l'administration des données et les référentiels ; l'ingénierie des processus structure l'action productive avec la pensée procédurale et la modélisation ; l'ingénierie du contrôle éclaire le pilotage avec les indicateurs et tableaux de bord ; l'ingénierie d'affaires éclaire l'orientation stratégique et le positionnement de l'entreprise en interprétant les données que procurent le système d’information et l’observation du monde extérieur.

L'ingénierie du système d’information ne se confond donc pas avec l'ingénierie de l'informatique qui, avec l'architecture des logiciels et le dimensionnement des ressources, fournit sa plate-forme physique et logique à l'informatisation : l'informatique et l'informatisation sont dans un rapport dialectique analogue à celui qui existe entre la construction navale et la navigation.

Cette dialectique est cependant masquée par la simplicité illusoire de la vie quotidienne :

– les personnes, équipées à leur domicile d’un ordinateur et d’un réseau WiFi, accompagnées par un smartphone qui leur procure un accès permanent à la ressource informatique, peuvent croire celle-ci banale et « naturelle » ;

– les salariés, dont l’activité passe par l’interface qui les relie au système d’information, ignorent la complexité de son architecture et s’irritent de ses éventuels défauts ;

– parmi les dirigeants, rares sont ceux qui possèdent une intuition exacte de ses exigences et de ses apports ;

– de grands informaticiens, fascinés et passionnés par leurs techniques, ne s’intéressent pas aux systèmes d’information dont la nature hybride les contrarie ;

– l’enseignement de l’informatique ignore souvent les systèmes d’information et n’explique donc pas aux étudiants à quoi sert l’informatique ;

– des méthodes pompeusement nommées « méthodologies » proposent des garde-fous, mais ils ne peuvent être respectés que par des personnes conscientes de leur raison d’être ;

– alors que la qualité des systèmes d’information est cruciale pour l’efficacité des services publics comme pour la compétitivité des entreprises, elle ne figure pas parmi les priorités de l’État.

Il résulte de cette situation une surprenante abondance d’erreurs dans la démarche de l’informatisation et dans l’ingénierie des systèmes d’information. Le bon sens devrait suffire, semble-t-il, pour s’en prémunir et les corriger quand elles se révèlent. Il n’en est rien : il faut donc connaître et expérimenter les principes techniques propres à l’informatisation.

La série « ingénierie du système d’information » en contient une description schématique.

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1 Marc Bloch, La société féodale, Albin Michel 1939.

2 « The hope is that, in not too many years, human brains and computing machines will be coupled together very tightly, and that the resulting partnership will think as no human brain has ever thought and process data in a way not approached by the information-handling machines we know today » (Joseph Licklider, « Man Computer Symbiosis », IRE Transactions on Human Factors in Electronics, mars 1960).

samedi 15 avril 2023

Prévisible ≡ programmable

Je dis que tout ce qui est prévisible est programmable, et que tout ce qui est programmé est prévisible. Il y a donc identité entre « programmable » et « prévisible ».

Qu’est-ce que cela veut dire ? Il est clair qu’un programme peut parfois fournir un résultat surprenant, donc imprévu. Comment puis-je alors dire que « programmable » et « prévisible » sont des mots pratiquement synonymes ?

Ce qui est prévisible, c’est le fait que l’exécution d’un programme consiste à effectuer l’une après l’autre les opérations qu’il prescrit au processeur, opérations qui sont inscrites dans les lignes de son code et donc, oui, prévues.

Cependant les résultats que donne le programme peuvent être imprévus car les données qui sont insérées dans le programme y introduisent un aléa, celui du monde extérieur, de l’Existant que ces données reflètent. Ainsi ce qui est prévisible, c’est l’exécution du programme et non son résultat, lequel dépend certes du programme mais aussi de l’aléa qu’y introduisent les données.

Ce qui est prévisible est programmable, mais il ne s’agit pas de prévoir un événement : on ne peut prévoir que la succession des opérations que le programme accomplira sur l’événement initial que lui apportent les données (succession compliquée parfois par des branchements if… then… ou par des interventions humaines qui insèrent des données en cours d’exécution), et comme cet événement initial introduit un aléa dans l’exécution du programme il se peut que celle-ci donne comme résultat un événement imprévu et surprenant : les résultats de l’intelligence artificielle peuvent ainsi nous sembler parfois magiques.

Résumons : ce qui est prévisible, c’est la suite des opérations, des actions, que le processeur exécute automatiquement en obéissant aux instructions que contient un programme. Le résultat dépend bien sûr du programme, mais aussi des données qui y sont introduites et qui sont une image du monde réel, de l’Existant dont elles partagent la complexité sans limite : il est donc naturel que souvent (et non toujours, certes) les résultats soient imprévisibles.

Ajoutons une réserve : si tout programme est un produit de la pensée humaine la plupart des grands logiciels, construits par fusion d’éléments dont le programmeur ne peut connaître que l’interface de programmation, sont le produit d'une pensée en cascade dont la compréhension ne se transmet pas d'un étage à l'autre. Cela les rend aussi complexes devant l’intellect qu'un être naturel ou matériel et leur exécution, pourtant automatique, peut donc comporter des surprises (les « bogues »).

La phrase « tout ce qui est prévisible est programmable » donne cependant une règle utile pour délimiter le domaine propre de l’informatisation : les tâches prévisibles et en particulier les tâches répétitives, qui sont éminemment prévisibles, ont vocation à être informatisées et automatisées sous la seule contrainte de la rentabilité de l’investissement nécessaire.

Il est vrai que l’on peut programmer une production de nombres pseudo-aléatoires, donc imprévisibles en principe. Ce qui sera prévisible alors, ce ne sera pas les nombres que le programme fournit mais le fait qu’il exécute une instruction (comme par exemple $RANDOM sous Linux) dont le résultat, pseudo-aléatoire, peut avoir une influence elle-même programmée sur l’exécution des instructions suivantes.

dimanche 5 mars 2023

Produire et reproduire

Lorsqu’on visite l’usine qui produit des automobiles, on voit partout le même objet, la même voiture, à des stades divers de son élaboration. On comprend alors que, dans cette usine, produire c’est reproduire la même chose en un grand nombre d’exemplaires. Le modèle de la voiture a été conçu dans une étape antérieure, un prototype a été construit selon des procédés qui confinent à l’artisanat, une chaîne de montage a été organisée pour le reproduire en volume.

La reproduction du prototype est une opération codifiée et répétitive. Parmi les ouvriers, l’un installe le réseau de câblage, l’autre installe le moteur, un autre encore installe le tableau de bord, etc. C’est toujours le même réseau, le même moteur, le même tableau de bord que l’on installe dans les voitures qui se succèdent sur la chaîne – le même par sa forme, sinon par sa matière. Le travail du monteur est répétitif, et grâce à cette répétition son geste a pu atteindre un haut degré de justesse et de rapidité.

Il se peut qu’une des pièces qui arrivent sur la chaîne pour être montées soit détériorée : elle sera mise de côté afin d’être réparée. Robert Linhart a dans L’établi (Éditions de Minuit, 1978) décrit le travail d’un ouvrier qui répare des éléments cabossés de la carrosserie. Contrairement à celui du montage, ce travail-là n’est pas répétitif car il existe diverses formes de cabossage et pour chacune l’ouvrier doit trouver une solution. Le héros du livre de Linhart s’est construit un établi qui l’aide dans son travail mais sa hiérarchie, contrariée par l’apparence biscornue de cet établi, le contraint à adopter une installation plus « normale » : alors son travail devient impossible…

Il existe ainsi une grande différence entre le travail de l’ouvrier sur la chaîne de montage, et le travail de celui qui répare les pièces détériorées. Le premier doit acquérir les réflexes qui lui permettront de travailler efficacement, en répétant un même geste pratiquement sans y penser, tandis que le deuxième doit trouver devant chaque pièce les gestes appropriés pour la réparer.

Le premier agit ainsi dans un monde défini, balisé, normé, qui lui présente une même forme qui se répète. Le deuxième agit dans un monde ouvert car la diversité infinie des pièces qui lui sont présentées exige une infinie diversité de solutions. Cette diversité est certes limitée, car il s’agit toujours d’éléments de carrosserie, mais les logiciens savent que l’infini peut se nicher dans d’étroites limites.

L’exercice de la pensée – et l’action qu’il éclaire – sont de nature fondamentalement différente selon que l’on est confronté à un monde qu’une grille conceptuelle peut définir ou au monde ouvert de l’Existant, de ce qui existe en dehors du monde de la pensée. Certains magistrats, pensant qu’il peut suffire d’« appliquer la loi », distribuent mécaniquement les peines standard que prévoit le Code. D’autres possèdent, comme Salomon, le jugement qui permet d’interpréter chaque cas particulier.

samedi 31 décembre 2022

L’ordinateur quantique est-il vraiment une priorité ?

Communications of the ACM, revue dont la qualité est reconnue, a consacré en octobre 2022 à l’ordinateur quantique un article dont la structure paradoxale a attiré mon attention :

Advait Deshpande, « Assessing the Quantum-Computing Landscape ».

Le paradoxe est qu’alors que la tonalité de cet article est positive et optimiste, il est étrangement truffé de phrases qui nient la possibilité réelle et pratique de l’ordinateur quantique ou du moins la repousse dans un futur très lointain (decades away).

Je cite ici quelques-unes de ces phrases en mettant en italique ce qui me semble le plus significatif :

“Existing proposals for building quantum computers focus on using ion traps, nuclear magnetic resonance (NMR), optical/photonic, and solid-state techniques. These approaches all suffer from quantum noise and scaling problems to impede progress beyond tens of qubits and into the hundreds of qubits.

“Experts suggest that for quantum computers to be useful in solving real-world problems, the devices need to scale up to millions of qubits.

“As of 2021, a universal quantum computer capable of performing operations equivalent to current computers, smartphones, and other smart devices remains decades away.

“Google’s Sycamore represents an important step, since it can detect and fix computational errors. However, Sycamore’s current system generates more errors than it solves.

“Due to the hype surrounding the technology, there is a risk that quantum-computing research may suffer the same fate as AI research die in the 1980s, resulting in the quantum equivalent of the AI winter.

“Given the known limitations of the technology in terms of its need for error correction, uncertain quality of qubits, and the challenges in managing decoherence (to name a few), the first market-ready applications of real quantum computers are likely to be discrete, focused on specific uses or outcomes such as verifying random numbers.”

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Ces phrases incitent pour le moins à la prudence. Mais comme on dit que l’ordinateur quantique sera un milliard de fois plus rapide qu’un supercalculateur d’aujourd’hui et qu’il ouvrira tout un continent de nouvelles possibilités, cela fait rêver et l'on est facilement séduit par des promesses que l'on est incapable d’évaluer. Dans le cas particulier de l’ordinateur quantique on ne peut en outre rien comprendre car comme le disait Feynman « si quelqu’un vous dit qu’il a compris la mécanique quantique, c’est qu’il n’y a rien compris ».

lundi 26 décembre 2022

La guerre de Poutine : histoire intime d'une catastrophe

Le New York Times a publié le 16 décembre des témoignages sur la guerre que la Russie mène en Ukraine. J’ai traduit de mon mieux cet article et comme il me semble pouvoir intéresser mes lecteurs je publie ici cette traduction.

Anna Colin Lebedev a publié une analyse de la situation en Russie : ces deux textes me semblent se compléter utilement.

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Après avoir lu ces témoignages, on peut être tenté de sous-estimer la Russie mais ne serait-ce pas une erreur ? Les derniers paragraphes de l’article du New York Times contiennent un avertissement discret :

Aleksandr avait été recruté en septembre avec trois amis d'enfance proches. Lui et un autre ont subi des commotions cérébrales, le troisième a perdu ses deux jambes et le quatrième a disparu.

Mais lorsqu'il sortira de l'hôpital il s'attend à retourner en Ukraine et il le fera de son plein gré. « C'est comme ça que nous avons été élevés, dit-il. Nous avons grandi dans notre pays en comprenant que peu importe la façon dont il nous traite. Peut-être que c'est mal, peut-être que c'est bien. Il y a peut-être des choses que nous n'aimons pas dans notre gouvernement. Mais lorsqu'une situation comme celle-ci se présente, nous nous levons et nous y allons. »

Voici ma traduction :

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Une enquête du New York Times basée sur des interviews, des écoutes téléphoniques, des documents et des plans de bataille secrets montre comment une « promenade dans le parc » est devenue une catastrophe pour la Russie.

Les soldats russes vont au combat avec peu de nourriture, de munitions et des cartes anciennes de l’Ukraine. Le peu d’information qu’ils ont sur la façon d’utiliser leurs armes est ce qu’ils ont trouvé sur Wikipédia.

Ils utilisent des téléphones mobiles non cryptés, révélant ainsi leur position ainsi que l’incompétence et le désarroi qui règnent dans leurs rangs.

« Notre artillerie est en train de tuer nos propres soldats. Ces cons tirent sur les leurs. Nous sommes juste en train de nous tuer les uns les autres ».

Ils ont été entraîné dans des bases qui sont en très mauvais état à cause de la corruption. Ils disent qu’on leur a imposé des buts et des délais grossièrement irréalistes et se plaignent d’avoir été envoyés dans un abattoir.

Voici l’histoire intime des échecs de la Russie.

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Ils n’avaient pas la moindre chance de s’en tirer

Tâtonnant aveuglément dans des fermes en ruine, les troupes de la 155e brigade d'infanterie navale russe n'avaient pas de cartes, de trousses médicales et de talkies-walkies en état de marche. Quelques semaines plus tôt avant d'être enrôlés en septembre ils étaient ouvriers d'usine ou chauffeurs de camion et regardaient à la télévision d'État l’interminable suite des « victoires » militaires russes. Leur infirmier était un ancien serveur de bar qui n'avait reçu aucune formation médicale.

samedi 24 décembre 2022

Pour (un peu) mieux comprendre la Russie

Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) a publié sur Twitter un fil que je reproduis ici avec l’aimable autorisation de son auteur. Il donne sur le fonctionnement de la Russie un éclairage qui surprendra beaucoup de Français et corrige utilement notre biais cognitif.

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La fascination pour les sondages comme indicateurs d’une «opinion publique russe» ne faiblit pas. On le comprend: les observateurs ont besoin d’indicateurs facilement lisibles. Pourtant, on a tout intérêt à se dégager de ces enquêtes d’opinion.

Tout d’abord (et désolée de faire la prof qui radote, mais c’est mon rôle de faire ça) depuis des décennies les sociologues nous enseignent qu’il n’y a pas d’équivalence entre « enquêtes d’opinion » et « opinion publique ». Ceux qui ont fait de la sociologie se le rappellent ne serait-ce que par l’iconique « l’opinion publique n’existe pas » de Bourdieu. Tout le monde n’a pas une opinion sur tout ; toutes les opinions ne se valent pas; la question posée crée une réalité politique plus qu’elle ne la révèle.

On a souvent eu l’occasion d’ajouter que dans un régime autoritaire, l’opinion ne s’exprime pas librement et qu’en contexte de guerre les enquêtes d’opinion n’ont pas non plus de pertinence. Je vais ajouter d’autres arguments à charge appliqués au cas russe.

En regardant les sondages, nous partons de deux présupposés faux parce que calqués sur le fonctionnement de notre régime politique:
1. Qu’il existe un lien entre expression d’une opinion en désaccord avec le pouvoir et protestation ouverte contre le pouvoir ;
2. Que le pouvoir politique ajuste ses décisions en fonction de ce qu’il perçoit de l’opinion publique.

Ces deux idées se basent sur le modèle de nos régimes politiques où existe la sanction des urnes, et où la protestation exerce une pression sur le pouvoir.

En Russie la protestation est décorrélée de l’opinion critique exprimée. Elle émerge au contraire souvent du contraste entre une position loyaliste et un choc subi de la part de l’État. Et surtout, elle est le résultat d’un arbitrage entre plusieurs actions possibles.

Le coût de la protestation est très élevé en Russie. Pour faire face à l’État le citoyen russe évaluera les options qui s’offrent à lui et choisira la moins dangereuse et la plus efficace. Cette option sera très rarement la protestation ouverte dans la rue.

vendredi 2 décembre 2022

Trois penseurs autour de la technique : Ellul, Gille et Simondon

Jacques Ellul, Bertrand Gille et Gilbert Simondon ont tous trois consacré d’importants travaux à la technique, en particulier dans les ouvrages suivants : 
Jacques Ellul, Le Bluff technologique, Hachette, 1988,
Bertrand Gille, Histoire des techniques, Gallimard, coll. La Pléiade, 1978,
Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, 2012.

Comme aucune pensée ne peut entièrement embrasser son objet, chacun de ces penseurs a des lacunes mais celles des uns sont comblées par la pensée des autres : ils offrent à eux trois une panoplie conceptuelle qui peut permettre de comprendre la technique et, à travers elle, l’iconomie.

Jacques Ellul

Ellul est un adversaire de la technique car il en voit surtout les conséquences négatives. Il déplore par exemple que l’industrialisation ait au XIXe siècle fait disparaître la culture paysanne. Il décrit très finement les dégâts que la mécanisation a causés dans la structure anthropologique des sociétés, mais il ne semble pas voir que ce fait a eu des précédents : l’agriculture et l’élevage ont au néolithique détruit la culture des chasseurs-cueilleurs, etc.

L’apport d’Ellul est cependant précieux parce qu’il illustre ce qui se passe à la charnière de deux systèmes techniques, lorsque les conditions matérielles de la vie sont transformées ainsi que le contenu du travail et les relations sociales. Le passage d’un système technique à l’autre fait des dégâts dans l’architecture des institutions et l’équilibre des relations sociales, dans la façon dont chacun se représente soi-même et son destin, etc.

Mais Ellul a malheureusement servi de référence intellectuelle à tous ceux qui estiment que les entreprises, l’industrie, la technique n’ont pas lieu d’être parce que « tout ça détruit l’humain ». Il a eu le succès extraordinaire qu’ont tous ceux qui répondent au besoin, déplorable mais naturel, d’une vengeance de l’individu envers tout ce qui lui semble oppressant car institutionnel.

Ceux qui apportent une critique destructrice du fonctionnement de la société et de ses institutions seront toujours les bienvenus pour une fraction de la population et même sans doute pour une fraction des désirs que chacun peut éprouver lui-même.

Gilbert Simondon

Simondon estime que la technique est une expression de la culture humaine : dans les produits techniques sont incorporés une volonté humaine, une conception humaine de la vie. Il illustre cela par des exemples.

Il dit qu’un produit technique est d’autant plus concret que ses parties se complètent mutuellement et coopèrent dans son fonctionnement. Il cite le moteur de la motocyclette : les ailettes contribuent au refroidissement des cylindres, et en même temps elles contribuent à la solidité du carter auquel elles servent en quelque sorte d’arcs boutants. Les diverses parties d’un objet technique sont en synergie, ce qui lui confère une consistance organique semblable à celle des êtres vivants (que Simondon a elle aussi étudiée).

lundi 28 novembre 2022

Quelle est votre situation ?

Vous vivez hic et nunc : à chaque instant, votre corps occupe un volume. Vous êtes ainsi situé dans l’espace et le temps.

Cette situation détermine votre point de vue sur le monde, le point à partir duquel votre regard aligne la perspective selon laquelle les objets se présentent à votre perception, chacun à sa distance et avec son orientation.

Votre situation et votre action

Votre situation délimite aussi les possibilités offertes à votre action : vous pouvez toucher et saisir ce qui est à la portée de vos mains, vous pouvez parler aux personnes qui ne sont pas loin de vous. Vos mains peuvent saisir les appareils qui étendent la portée de votre action à condition que vous possédiez le savoir-faire nécessaire : des leviers, des outils, un téléphone, un ordinateur, etc. Votre parole peut influencer immédiatement d’autres personnes par des conseils, des indications ou des ordres. Vos écrits auront eux aussi une influence, mais après un délai.

Votre situation n’est pas déterminée seulement par le point que vous occupez dans l’espace et le temps : elle comporte diverses couches qui s’empilent ou s’emboîtent en entourant votre situation physique. Votre situation familiale et votre situation professionnelle reflètent votre insertion dans la société et cette insertion détermine un potentiel offert à votre action, votre « pouvoir ».

La société à laquelle vous participez et dans laquelle vous agissez occupe elle-même une situation particulière dans une histoire dont résultent ses institutions et jusqu’à l’ambiance, civilisée ou barbare, de la vie quotidienne.

Votre situation est la facette selon laquelle le monde de ce qui existe (l’Existant, ce qui « se tient debout à l’extérieur » de votre représentation et de votre volonté, ex-sistens) se présente à vous et s’offre à votre perception, votre pensée et votre action. Cette facette ne comprend qu’une partie de l’Existant mais elle est, comme lui, d’une complexité sans limite car aucun discours ne peut en rendre compte de façon complète. Cependant elle comporte des « poignées » – vos mains, votre savoir-faire, vos outils, votre parole, etc. – qui vous permettent d’agir pour la modifier et, à travers elle, modifier l’Existant lui-même, fût-ce de façon minuscule.

Votre corps vous impose ses besoins : alimentation, activité physique, sexualité, expulsion des excréments, repos, etc. Il répond d’instinct à la situation dont il fait partie par des réactions de plaisir, de désir, de douleur, de peur, qui vous incitent à agir.

jeudi 27 octobre 2022

Le Virtuel et l’Existant

Ni les mondes virtuels que l’on découvre sur l’écran de l’ordinateur, ni notre rapport avec eux ne sont radicalement nouveaux : les mondes qu’offre depuis longtemps la littérature (au sens large qui inclut les contes, le théâtre et le cinéma) sont, eux aussi, « virtuels ». J’en ai fait l’expérience.

*     *

C’est ma mère qui m’a appris à lire. Je pleurais : « il y a trop de lettres, je n’y arriverai jamais ! », mais finalement j’ai su lire lettre à lettre. Ma mère m’a alors donné un livre qui contenait des dessins et de petites histoires, il m’a exercé à lire les syllabes et les mots. Puis elle m’a donné Les malheurs de Sophie.

Merveille ! Cette lecture, enrichie par mon imagination, y a fait apparaître un monde de personnages et de situations. Chacun des livres de notre bibliothèque m’a alors semblé contenir un trésor qui n’attendait que ma lecture pour se révéler.

Ma mère lisait beaucoup. De Proust, de Colette et de quelques autres, elle disait « comme c’est bien écrit ! ». Cela m’a rendu attentif à la qualité de l’écriture. Mes lectures ont comporté deux niveaux : celui des personnages et des situations ; celui du style et de la construction du texte, dont je m’efforçais de percer les secrets.

Cette préoccupation avait quelques inconvénients. M’intéressant exclusivement à ce qu’exprime la langue française, je refusais les langues étrangères et les maths : j’étais « nul ». Les professeurs, exaspérés, se demandaient comment un élève « bon en français », et même disaient-ils parfois « cultivé » (car j’avais lu plus que la plupart de mes camarades), pouvait être un aussi parfait idiot.

Les mondes que la lecture faisait naître dans mon imagination me paraissaient plus colorés, plus intéressants que le monde dans lequel ma vie se déroulait et qui me semblait fade, triste et laid. Il faut dire que jusque vers 1955 la France n’a pas offert aux jeunes un spectacle réjouissant avec les pénuries, les guerres coloniales, le lointain mirage virtuel américain...

La lecture avait aiguisé mon sens esthétique. Lorsque celui-ci découvrit l’élégance que peut avoir une démonstration, je devins « bon en maths » ; un séjour en Allemagne me permit de devenir aussi « bon en allemand ». Mes professeurs furent ébahis par cette métamorphose, mais je restais prisonnier des mondes virtuels qu’offrait la littérature. Un événement me libéra de ma prison.

lundi 10 octobre 2022

Hugues Chevalier

Nous avons appris le 3 octobre 2022 le décès d’Hugues Chevalier, survenu le vendredi 30 septembre. Hugues était un des membres et un pilier de l'Institut de l’iconomie.

Professeur-chercheur en histoire de l’économie, Hugues a fondé des sociétés de conseil auprès de grandes entreprises dans le développement stratégique, la gestion du transfert de technologie et l’intelligence économique. Il a aussi piloté le déploiement de start-ups ainsi que leurs levées de capitaux. Sa pratique du conseil reposait sur une synthèse projective des composants de la stratégie d’entreprise.

Il est l’auteur de Les moutons noirs du management, EMS 2013, et de À la recherche du patron moderne, L’Harmattan 2015.

Il a animé des groupes de travail et apporté d’importantes contributions à des ouvrages collectifs publiés par l’Institut de l’iconomie :
- Élucider l’intelligence artificielle, mai 2018 ;
- Quatre champs de bataille iconomiques, avril 2021 ;
- Informatisation et entreprises : les deux absents de la présidentielle, janvier 2022 ;
- Tectonique de la banque et de la finance, janvier 2022.

Hugues a fait profiter notre institut de son expertise, éclairée par un bon sens ferme et une riche expérience. C’était un excellent camarade, toujours constructif, positif et travailleur assidu.

Malade depuis quelques mois, il avait été hospitalisé pour subir diverses opérations. Il a voulu être présent lors de notre télé-réunion du 21 septembre, il nous est apparu émacié et visiblement très fatigué.

vendredi 7 octobre 2022

L’informatique et l’intellect humain

L’informatique, qui est une science, est aussi une ingénierie qui consiste à construire et programmer des automates : elle est faite pour réaliser tout ce qui est programmable, c’est-à-dire tout ce qui est prévisible.

Les données qui sont fournies à un programme par des capteurs ou saisies par des êtres humains sont des images sélectives du monde réel, produites selon une grille conceptuelle dont le programme contient la définition. Certes, elles ne sont pas prévisibles, et donc le résultat du programme est imprévisible. Mais le traitement auquel les données sont soumises (et qui conduit au résultat) est, lui, parfaitement prévisible – puisqu’il a été programmé !

L’espace logique dans lequel agit l’informatique – grille conceptuelle, traitements programmés – a donc des limites : il ne peut pas rendre compte de la complexité illimitée du monde réel, ni du caractère essentiellement imprévisible du futur. Ces limites sont en fait les mêmes que celles de la pensée rationnelle, faite de concepts et de raisonnements.

Mais l’intellect humain ne se réduit pas à la pensée rationnelle : il possède une pensée pré-conceptuelle, faite d’intuition et d’anticipation, capable de bâtir les concepts qui, rendant compte d’une situation historique concrète, permettront d’y agir de façon judicieuse. Une autre forme d’intuition lui permet en outre de surmonter les différences qui existent entre des langages et des points de vue afin de comprendre ce qu’a voulu dire une autre personne.

Ainsi l’informatique qui est parfaite, complète et efficace dans un monde qui serait rempli d’automates, rencontre un tout autre monde lorsqu’elle est confrontée à l’intellect humain tel qu’il se manifeste dans les comportements et les actions des individus et, en particulier, dans l’action productive et collective qui est celle d’une entreprise.

La rencontre de l’informatique avec l’entreprise donne naissance à un être hybride et complexe, le système d’information, qui assure l’insertion de la ressource informatique dans l’action productive. Il ne faut pas s’étonner si nombre d’informaticiens, séduits par la clarté logique de leur discipline et trouvant dans sa complexité de quoi satisfaire leur intellect, ignorent les systèmes d’information ou les jugent répugnants lorsqu’ils leur sont confrontés.

La science économique, la monnaie et les crypto-monnaies

La science économique a longtemps ignoré la monnaie. Le modèle néoclassique qui lui servait de référence se focalise en effet sur la relation entre la « fonction de production » des entreprises et la « fonction d'utilité » des consommateurs : l'« optimum de Pareto » est atteint lorsque les prix relatifs sont tels qu'il serait impossible d'accroître le bien-être d'un consommateur sans diminuer celui d'un autre.

Certes le fait est que chacun accepte, comme paiement de ce qu'il vend, des billets de banque ou un virement sur son compte, mais comment comprendre la « confiance » qu’évoquent les économistes1 ? Dans leur raisonnement elle tombe du ciel et elle explique tout. Comment peut-on, d’ailleurs, croire que la monnaie est « transparente », comme ils le disent parfois, alors qu’une crise monétaire peut mettre l’économie à l’arrêt ?

Ne faut-il pas tirer cette question au clair avant de se lancer dans les monnaies non seulement électroniques mais cryptées et inscrites dans une blockchain, fussent-elles « de banque centrale » ? Quels sont les critères selon lesquels on pourra évaluer leur qualité, leur solidité et, finalement, la confiance que l’on peut ou doit leur accorder ?

La réponse à cette question, trop souvent ignorée, se trouve dans un article de John Hicks2. Il a suggéré d'associer à chaque individu non pas une, mais deux fonctions d'utilité : l'une concerne sa consommation, c'est la seule que le modèle économique de référence considère ; l'autre concerne le patrimoine que forment les actifs qu'il possède : biens meubles et immeubles, équipements ménagers, actifs financiers, enfin monnaie.

Hicks classe ces actifs selon qu'ils sont plus ou moins « liquides », c'est-à-dire plus ou moins immédiatement échangeables sur le marché. Les actifs parfaitement liquides sont de la « monnaie », les mots « monnaie » et « liquidité » étant pratiquement synonymes. Les autres actifs sont d'autant moins liquides que leur échange nécessite une négociation et un délai plus longs (que l'on pense aux démarches que nécessite la vente d'un appartement), mais ils ont l'avantage de « rapporter quelque chose » alors que la monnaie « ne rapporte rien ».

Dans un bilan le classement des actifs selon leur rendement est de sens contraire au classement selon leur liquidité : un actif rapporte d'autant moins qu'il est plus liquide. La monnaie ne rapporte rien et même son pouvoir d’échange se dégrade au cours du temps en raison de l’inflation.

Pourquoi donc les agents souhaitent-ils détenir de la monnaie, actif qui ne leur rapporte rien, au lieu de faire des « placements » qui, eux, peuvent rapporter des loyers, des dividendes, des intérêts, des plus-values ?

L'explication se trouve dans l'incertitude du futur. Il est évident pour chacun que le futur est essentiellement incertain, mais la science économique a longtemps ignoré ce fait, ajoutant simplement dans ses calculs un indice t à des données futures supposées connues. John Maynard Keynes a été le premier à considérer les effets de l’incertitude des anticipations, pour le grand scandale des autres économistes.

L'individu, l'entreprise et leurs drames

(Exposé à l’EHESS, Marseille, 5 octobre 2022)

Parmi les personnes on distingue les « personnes physiques », qui sont des humains comme vous et moi, et les « personnes morales », qui sont des entreprises ou, de façon plus générale, des institutions.

Je dirai ci-dessous, comme le fait le langage courant, « entreprise » (au sens large qui désigne toutes les institutions) pour parler des personnes morales, et « individu » pour parler des personnes physiques, sans pour autant nier l’individualité des personnes morales.

Une société humaine fait naître une entreprise lorsqu’un travail jugé nécessaire ou utile excède les capacités d’un individu mais se trouve à la portée d’une action collective. Accomplir ce travail (produire des automobiles, instruire les jeunes, exploiter un réseau de télécoms, etc.), c’est la mission d’une entreprise et pour qu’elle puisse être accomplie il lui faut organiser l’action collective.

Les entreprises et les individus ont un destin qui les conduit de la naissance à la mort, ils ont des valeurs1 que leur action inscrit dans la situation historique : la mission générale de l’entreprise est ainsi, quoique l’on puisse dire d’autre, de « produire efficacement des choses utiles » afin de contribuer au bien-être d’une population.

Les valeurs ne sont pas nécessairement conformes à la réalité d’un destin individuel ou collectif : certaines sont donc perverses. Les prédateurs2, qui s’emparent de la richesse par la force, nient de partager une humanité commune avec les autres individus (négation qui est à la source du Mal) ; se donner pour mission « produire de l’argent » pervertit l’action de l’entreprise car l’argent n’est pas un produit, etc.

Chaque entreprise a une individualité, une « personnalité » : l’INSEE, France Télécom, Air France, le Pôle emploi ont chacun une « culture », une « ambiance » qui expriment leurs valeurs.

I – Les « drames »

1 - Drame de l’entreprise

L’organisation est nécessaire à la réalisation de la mission de l’entreprise, mais une fois installée son formalisme pèse d’un tel poids sur les individus qu’il se substitue souvent en eux à la conscience de la mission, à laquelle il oppose alors des valeurs parasitaires : quand par exemple « faire carrière » est devenu le but principal des individus, la mission de l’entreprise est entravée par une foule de trahisons quotidiennes.

vendredi 2 septembre 2022

Voyage dans l’espace de Riemann

Connaissez-vous l’espace de Riemann1 ?

Sa définition est simple : c’est un espace dans lequel la mesure de la distance (ou « métrique ») varie selon le point que l’on considère.

Regardons par exemple une carte géographique. C’est la projection plane d’une surface approximativement sphérique et bosselée (puisque notre Terre possède des montagnes et des vallées), réduite à l’échelle puis enrichie de lignes de niveau, noms des lieux et autres indications.

À chacun des points de la surface de la Terre sont associées une longitude et une latitude : c’est donc un espace à deux dimensions. La distance à vol d’oiseau entre deux points est celle qui apparaît sur la carte, une fois celle-ci reportée à l’échelle et sous l’approximation que comporte la projection plane d’une sphère.

Mais on peut aussi vouloir mesurer comme des arpenteurs la distance « au ras du sol » qui suivra les accidents du terrain entre les deux points : elle sera plus élevée que la distance à vol d’oiseau car le terrain comporte des dénivellations, et d’autant plus élevée que leurs pentes seront plus fortes.

La mesure de cette distance au ras du sol dépend donc autour de chaque point de la pente du terrain. Elle dépend aussi de l’orientation du trajet : l’écart avec la distance à vol d’oiseau est nulle le long des lignes de niveau, elle est maximale dans le sens de la pente.

La surface de la Terre est ainsi un espace de Riemann. Il en est de même de toutes les surfaces à deux dimensions qui, n’étant pas exactement planes, ne sont pas des « espaces euclidiens » : la sphère par exemple ainsi que la « selle de cheval », morceau d’un « paraboloïde hyperbolique ».

Sur de telles surfaces le chemin le plus court entre deux points ne suit pas une ligne droite mais une courbe nommée « géodésique » : sur la sphère, les géodésiques sont des arcs de grand cercle et deux géodésiques localement parallèles se coupent en deux points. Sur la surface d’une sphère la somme des angles d’un triangle est supérieure à deux droits, elle leur est inférieure sur une « selle de cheval ».

Il faut donc dans un espace de Riemann se résoudre à abandonner les axiomes de la géométrie euclidienne ainsi que les résultats qui s’en déduisent. Or l’enseignement primaire et secondaire est totalement « euclidien » : notre première formation aux mathématiques nous ainsi a donné des habitudes dont il sera ensuite difficile de se défaire.

Nous pouvons certes admettre qu’une surface soit bosselée, que la plus courte distance ne s’y mesure pas le long d’une droite, etc. Mais qu’en est-il de l’espace à trois dimensions dans lequel nous vivons : est-il possible de le considérer comme un espace de Riemann ?

jeudi 18 août 2022

La clé de la situation présente

Je viens de publier un livre intitulé L’iconomie, clé de la situation actuelle. Cette publication fait suite à une conversation que j’ai eue voici quelques jours avec Christophe Dubois-Damien.

« C’est tout de même extraordinaire », lui ai-je dit. « Nous avons entre nos mains, à l’Institut de l’iconomie, la clé de la situation présente : une explication de la crise de transition que connaissent notre économie et notre société, offrant le repère qui peut permettre de s’orienter pour en sortir comme l’on sort d’une forêt en s’orientant sur le pic d’une montagne.

« Notre modèle de l’iconomie fournit ce repère. Comme tout modèle il est schématique et ignore des pans entiers de la réalité, pourtant il est éclairant car il se focalise sur ce que notre situation historique a d’essentiel et de particulier. Mettant en évidence les conditions nécessaires de l’efficacité dans une économie et une société informatisées, il permet de poser un diagnostic sur des entreprises, des institutions, dont les errements sont manifestes, et aussi de formuler le diagnostic qui leur permettra d’en sortir.

« Encore une fois, il n’a pas réponse à tout, aucun modèle ne le pourrait, mais la clarté qu’il projette sur notre situation est utile.

« Je connais des dirigeants n’ont pas eu besoin d’un modèle, d’une théorie, pour comprendre cette situation : ils possèdent l’intuition exacte qui conduit droit à la décision judicieuse. Ils sont ce que furent dans le métier des armes le grand Condé, Turenne, Bonaparte, Leclerc et quelques autres peu nombreux. J’estime que ces personnes admirables représentent au plus 10 % de nos dirigeants.

« L’intuition exacte d’une situation n’est cependant pas nécessairement le fait d’un génie personnel : elle peut s’acquérir grâce à l’expérience, la réflexion, la curiosité, les lectures et les conversations. Publier nos travaux peut donc accroître le nombre des dirigeants qui la possèdent.

« Il est vrai que les dirigeants n’ont souvent ni le temps de s’instruire, ni parfois le goût. Nous serions en outre naïfs si nous pensions que la lecture de nos travaux, s’ils les lisent, va leur procurer comme par un coup de baguette magique l’intuition exacte de la situation.

« Par contre nous pouvons toucher les experts qui les conseillent et forment leur état-major. En 1835 la femme de Clausewitz a publié De la guerre, ouvrage posthume qui apportait une conception nouvelle de la stratégie. Ce livre n’a pas été lu par les généraux qui commandaient l’armée prussienne mais par des capitaines qui, quelques dizaines d’années après, sont devenus des généraux, et alors l’œuvre de Clausewitz a exercé une grande influence.

« Il en sera sans doute de même de nos travaux sur l’iconomie. Ils attireront, souhaitons-le, l’attention des « capitaines » d’aujourd’hui qui, voulant faire l’effort de comprendre notre situation et d’y trouver un repère pour s’orienter, cherchent de quoi alimenter leur réflexion.

« Il se trouve cependant que la façon dont la théorie économique est présentée les engage dans une voie sans issue car l’informatisation a transformé les conditions pratiques et l’organisation de l’action productive ainsi que le régime des marchés. Des préceptes comme « concurrence parfaite », « prix égal au coût marginal », « libre échange » et « création de valeur pour l’actionnaire » sont fallacieux si on les prend au pied de la lettre comme le font des personnes influencées par la doctrine néo-libérale.

« Nous avons reformulé la théorie économique de façon à rendre compte de la situation présente, et ce faisant nous avons été plus fidèles à sa démarche que ceux qui s’efforcent de perfectionner le modèle de l’équilibre général pour comprendre le mécanisme de la « création de valeur pour l’actionnaire ».

« Nous avons tiré les conséquences sociologiques, psychologiques, stratégiques que cette situation fait émerger, et mis en évidence l’étendue des possibilités qu’elle présente ainsi que celle des dangers qu’elle comporte.

« Nous avons publié des livres et des articles, mais nous n’avons sans doute pas été assez habiles pour "communiquer", comme on dit, et pour convaincre. Il est vrai que nous avons contre nous des forces puissantes : celles de l’habitude et du conformisme, celles aussi des préjugés sociologiques de ceux qui, voyant dans l’informatique une technique, se font gloire de la mépriser et de l’ignorer. »

*     *

Nous invitons donc les « capitaines » qui forment l’état-major des dirigeants de l’économie et de la politique à se procurer L’iconomie, clé de la situation actuelle : ils n’ont rien à y perdre et ils ont tout à y gagner.

Nous serions heureux de recevoir des critiques, commentaires et suggestions.

samedi 13 août 2022

Dan McCrum, Money Men, Penguin Random House, 2022

Dan McCrum a consacré à sa lutte contre Wirecard un livre touffu et un peu difficile à lire. Il s’en dégage cependant une histoire : je vais tenter d’en expliquer le mécanisme, du moins ce que j’en ai compris, puis d’en tirer quelques leçons.

*     *

Wirecard était une entreprise allemande qui offrait des services sécurisés de paiement en ligne, ce qui implique de savoir traiter les données que l’on échange avec les clients, les banques, les systèmes de cartes de crédit ou de paiement, enfin avec les commerçants qui offrent leurs produits sur l’Internet.

Wirecard a commencé, de façon modeste, par outiller la pornographie payante. Le développement envahissant de la pornographie gratuite a mis un terme à ce commerce, donc à cette activité de Wirecard.

Elle s’est alors repliée sur le jeu en ligne (casinos, poker, etc.) mais le développement explosif de celui-ci, sa commodité pour blanchir les revenus des activités criminelles et les effets dévastateurs de l’addiction au jeu ont conduit les États à le réguler et le limiter : le flux de cette deuxième activité a donc lui aussi tari.

L’expérience acquise dans le paiement en ligne a cependant permis à Wirecard de proposer ses services à des activités commerciales moins controversées, se campant ainsi en rivale européenne de PayPal.

Mais le ver était sans doute dans le fruit : les premières activités de Wirecard l’ayant fait flirter avec les milieux de la délinquance, elle n’était pas immunisée contre les tentations.

L’une d’entre elles était de « créer de la valeur pour l’actionnaire » en faisant croître démesurément le cours de l’action et, pour cela, en faisant croître la taille de l’entreprise. Wirecard a donc étendu son activité en achetant des entreprises de paiement en ligne partout dans le monde et notamment en Asie, elle a aussi utilisé quelques astuces sur lesquelles nous reviendrons.

Le chiffre d’affaires a crû fortement, le profit aussi ainsi que le cours de l’action. Wirecard est devenue une grande réussite allemande dans la high tech, comparable à SAP. L’opinion, les analystes financiers, les journalistes, les régulateurs, les commissaires aux comptes, tous étaient admiratifs. Wirecard était la chérie de la bourse : consécration, elle est entrée dans le DAX, l’équivalent allemand du CAC 40.

Sa capitalisation boursière a atteint 24 milliards d'euros, le double de celle de la Deutsche Bank : Wirecard a envisagé d’acheter cette dernière, ce qui l’aurait placée parmi les institutions emblématiques de l’Allemagne.

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Certains doutaient cependant de la réalité de cette réussite. Des lanceurs d’alerte émettaient des signaux inquiétants. Les comptes étaient-ils fidèles ? Ernst & Young, le commissaire aux comptes, avait-il convenablement vérifié tout ce que Wirecard lui annonçait ? L’activité des entreprises que Wirecard avait achetées était-elle réelle et, avec elle, le chiffre d’affaires et le profit annoncés ?

Ces signaux ont attiré en 2014 l’attention de Dan McCrum, journaliste au Financial Times. Pour tirer l’affaire au clair il a rassemblé des témoignages, épluché des documents, réuni une équipe, et il est allé sur place pour constater l’activité des entreprises que Wirecard avait achetées ainsi que celle de leurs clients.

jeudi 4 août 2022

Notre Russie

Le film qu'Alexeï Navalny a consacré au palais de Poutine décrit l’autocrate, chef d’une bande de prédateurs, entouré d’une cour servile d’anciens du KGB, qui a ces temps derniers plongé la Russie dans une crise et dévasté tout ce qu’il a pu atteindre de l’Ukraine.

La Russie ne se réduit pas aux crimes de ce psychopathe ni aux mensonges dont sa propagande abreuve une population crédule.

La Russie est une très grande nation, héritière d’une histoire longue et riche en enseignements (dont certains douloureux). Comme toute grande nation elle existe ainsi sur deux plans : celui de sa réalité présente, instantanée et en quelque sorte photographique ; et celui, dynamique, de sa respiration et de son rayonnement historique.

Nous avons donc le droit, nous autres Français, de parler de notre Russie qui a eu tant d’influence sur notre identité et enrichi notre conception du monde. Que serions-nous si elle ne nous avait pas donné sa musique, ses livres, et avec eux le grain de folie qui, compensant les limites de notre rationalité, se marie si bien avec elle ?

Notre culture, nos valeurs ne seraient pas les mêmes si nous n’avions pas eu de contact avec la Russie. Natacha Rostova, Pavel Ivanovitch Tchitchikov, Pougatchev, le chat Berlioz, sont aussi vivants dans notre imaginaire que Tartufe, la duchesse de Guermantes et Fabrice del Dongo. Nos scientifiques se sont nourris des travaux de Lev Landau et Andreï Kolmogorov.

Cette Russie nous fait rêver. Oui, notre Russie est un rêve et la France, leur France, fait sans doute aussi rêver des Russes…

Quand on se rend sur place on découvre cependant non une réalité contraire au rêve, mais la réalité d’un rêve. La cathédrale Saint-Basile-le-Bienheureux, les églises du Kremlin avec leurs bulbes dorés, ne sont-elles pas un rêve réalisé ? Ne s’imposent-elles pas à une attention qui refuse de voir les parallélépipèdes de l’architecture soviétique ?

Visitant ces églises en 1978 j’ai prié l’interprète de commenter les fresques d’Andreï Roublev. Cela lui a pris du temps et a rendu furieux un de mes compagnons de voyage. Il m’a réprimandé : il aurait sans doute préféré parler de moissonneuses-batteuses, d’usines sidérurgiques, de grands chantiers et autres réalisations du régime soviétique.

Un monde en désarroi

Plusieurs facteurs contribuent à une pandémie de désarroi. L'intensité des changements apportés par l'informatisation déroute, l'imaginaire a altéré la perception du réel, un sentiment d'absurdité et d'injustice incite à la révolte et à la destruction.

Certaines personnes souffrent de ce désarroi, d'autres se laissent aller à un individualisme capricieux. Il faut oser s'affranchir du conformisme à la mode pour observer et penser la situation présente.

Pour se libérer de ce désarroi, il faut tirer ses ressorts au clair.

Un monde déroutant

Chacune des révolutions industrielles a été suivie par un épisode de désarroi : l'émergence de nouvelles formes de l'action productive déconcertait les habitudes et déstabilisait les institutions.

Que l'on pense à ce qui s'est passé au début du XIXe siècle : une population principalement rurale a migré vers les villes pour travailler dans des usines où elle a formé la classe ouvrière ; s'étant enrichie, la bourgeoisie industrielle et financière est devenue une nouvelle aristocratie ; les nations, qui avaient jusqu'alors rivalisé pour le contrôle d'un territoire, se sont combattues pour assurer leur approvisionnement en matières premières et le débouché de leur production.

La stabilité apparente du monde ayant été ébranlée, il a été difficile pour chacun de trouver ses repères alors que le contenu du travail, son organisation, la répartition des pouvoirs et des légitimités ont changé sans que toutes les conséquences de ce changement soit tirées, ce qui crée des situations absurdes. Certaines questions fondamentales deviennent alors autant d'énigmes pour les individus : « quel est le sens de mon travail ? », « quelle est ma place dans la société ? », « qui suis-je ? », etc.

Il en est de même aujourd'hui avec la révolution industrielle que provoque l'informatisation. C'est un des facteurs explicatifs du désarroi dont on a tant de témoignages. Ce n'est sans doute pas le seul facteur, car il ne pourrait pas s'exprimer si d'autres facteurs ne jouaient pas, mais c'est peut-être le facteur le plus important.

Un monde imaginaire

La puissance que l'informatique confère à l'intellect peut être dévoyée.

mardi 29 mars 2022

De l’analyse des données à l’intelligence artificielle

J’ai inauguré le cours d’analyse des données à l’ENSAE de 1972 à 1982. Il a pris forme petit à petit et sa version la plus achevée est Analyse des données, 4ème édition, Economica, 1997.

Contrairement à l’apprentissage profond de l’intelligence artificielle, qui peut donner de bons résultats mais sans que l’on puisse savoir comment et pourquoi, l’analyse des données est logiquement transparente car elle utilise des opérations mathématiques bien définies et donc parfaitement claires.

Les données qu’il s’agit d’analyser donnent naissance, selon une formule judicieusement choisie, à un nuage de points munis d’une masse et plongés dans un espace métrique (ou plutôt à deux nuages, liés par une relation de dualité). Un algorithme récursif permet de trouver les « axes factoriels » le long desquels le nuage de points est le plus étiré. En projetant le nuage sur un couple d’axes, on obtient une visualisation et elle sera encore plus éclairante si l’on projette aussi le nuage dual.

Tout tableau de nombres est opaque : personne ne sait vraiment lire un tableau ayant plus d’une dizaine de lignes et de colonnes. L’image qu’en donne une analyse factorielle permet, moyennant une perte d’information aussi faible que possible, de voir ce qu’il contient : cette analyse est analogue à la radiographie qui surmonte l’opacité du corps humain et permet de voir ses organes.

Le calcul répétitif nécessaire pour trouver les axes factoriels était théoriquement possible avant que l’on dispose d’un ordinateur, mais épouvantablement fastidieux et donc en pratique impossible. Avec l’informatique, le processeur exécutera très rapidement les calculs que nécessite l’algorithme : c’est l’informatisation qui a permis de développer l’utilisation de l’analyse des données à partir des années 1960.