lundi 15 novembre 2021

L’informatisation, forme contemporaine de l’industrialisation

(Contribution au séminaire « Renaissance industrielle » de l’Institut d’études avancées de Nantes, 30 septembre 2021).

Industrialiser = informatiser

Bertrand Gille a proposé un découpage de l’histoire en périodes caractérisées chacune par un « système technique », synergie de quelques techniques fondamentales1. Il nomme ainsi « système technique moderne » celui qui a émergé à partir la fin du XVIIIe siècle en s’appuyant sur la synergie de la mécanique, de la chimie et de l’énergie.

On a nommé « industrialisation » ce phénomène auquel a été associée l’image d’une cheminée d’usine ou d’un engrenage. L’industrialisation n’a pas supprimé l’agriculture, jusqu’alors principale source de la richesse, mais elle l’a mécanisée, chimisée, et a fortement réduit sa part dans la population active (65 % en France en 1806, 4,5 % en 19962).

Si l’on prend le mot « industrie » par sa racine étymologique, « projection à l’extérieur d’un souffle intérieur » (Pierre Musso), on conçoit qu’il peut également être associé à d’autres systèmes techniques.

Vers 1975 a émergé3 ce que Bertrand Gille a nommé « système technique contemporain », qui s’appuie sur la synergie de la microélectronique, du logiciel et du réseau. Ce nouveau système technique ne supprime pas la mécanique, la chimie et l’énergie mais il les informatise, l’essentiel de leur évolution et de leurs progrès passant désormais par l’informatique (avec par exemple en mécanique la modélisation et la simulation 3D, la production addictive, etc.). La biologie elle-même s’appuie sur une bioinformatique4.

On peut donc dire que l’informatisation est la forme contemporaine de l’industrialisation.

Alors qu’« informatique » désigne un alliage de l’information avec l’automate qu’est l’ordinateur, « informatisation » désigne la dynamique du déploiement des applications de l’informatique et de leurs conséquences. Dans l’alliage, « information » doit être pris selon le sens précis que lui donne Gilbert Simondon :

« L'information n'est pas une chose, mais l'opération d'une chose arrivant dans un système et y produisant une transformation. L'information ne peut pas se définir en dehors de cet acte d'incidence transformatrice et de l'opération de réception » (Gilbert Simondon, Communication et information, Les éditions de la transparence, 2010).

samedi 6 novembre 2021

Le travail de l’écriture

La communication entre des humains transporte, d’une personne à une autre, des idées, images, intuitions, convictions, etc. Orale ou écrite, elle rencontre une même difficulté : alors que l’objet auquel pense le locuteur se présente à lui en entier comme le fait l’architecture d’une maison, il doit pour en communiquer l’image la faire passer par le fil d’un énoncé qui s’inscrit dans le temps avec un début, un développement et une fin.

Cette exigence est plus forte pour la communication écrite à qui font défaut l’éloquence du geste, les intonations de la voix, la chaleur d’une présence, et qui doit compenser cela par un surcroît de clarté, d’exactitude, d’élégance.

Chaque essayiste, chaque penseur rencontre donc cette question : pour communiquer une vision qui lui semble aussi évidente que celle d’un diamant ayant plusieurs facettes, par laquelle commencer, dans quel ordre les présenter, pour que l’interlocuteur puisse accéder à cette vision comme si elle était sienne ?

L’art de l’écrivain peut heureusement faire confiance à l’art du lecteur, dont l’intuition enrichit le texte en comblant ses lacunes. Il n’est donc pas nécessaire de tout lui dire, un exposé complet fatiguerait son attention : l’écriture la plus efficace sera celle qui suggère plus qu’elle ne dit.

Certains écrivains maîtrisent leur art à tel point que leurs phrases sont comme des flèches qui, vibrant en se fichant au cœur de la cible, procurent au lecteur une impulsion puissante : que l'on pense aux Provinciales.

D’autres, dont la langue est aussi fluide que le cours d’un ruisseau transparent, lui font parcourir sans que cela paraisse une architecture savante : je pense aux Liaisons dangereuses ou encore aux romans de Marcel Aymé.

D’autres encore, moins artistes mais plus puissants peut-être, font vivre au lecteur des situations qui irradient une énergie : ainsi chez Stendhal (par exemple lorsque Mme Grandet avoue son amour à Lucien Leuwen, ou pendant l'exquise relation de Fabrice del Dongo avec Clelia Conti), ainsi aussi dans un tout autre registre chez Balzac.

Certaines écritures sont tellement limpides qu’elles semblent couler de source : c’est le sommet de l’art, rarement atteint si ce n'est par La Fontaine. Un lecteur inattentif ne le remarquera pas car on ne remarque pas ce qui semble tout naturel.

Les amateurs de lecture ne se contentent pas d’interpréter un texte, ils veulent aussi savoir comment l’auteur s’y est pris. Ainsi leur lecture est double : tout en suivant le texte, ils cherchent les clés de sa construction.

La même « lecture double » peut être pratiquée lors de l’écoute de la musique, lors de la contemplation d’un tableau, etc. En écoutant par exemple les Lieder de Schubert, on découvre la profondeur généreuse à laquelle a pu accéder un être humain.

lundi 1 novembre 2021

Un exemple de sociologie appliquée

Le Canard Enchaîné a publié le mercredi 28 mars 2001 un petit article auquel je pense souvent. Après l'avoir lu vous saurez sans aucun doute pourquoi.

*     *
Outrage et désespoir

« Votre honneur, b’jour ! »

Le jeune beur qui a l’expérience des tribunaux de séries télé américaines pénètre l’autre semaine dans la salle du tribunal correctionnel de Bobigny tenant à la main la casquette qu’il porte habituellement vissée à l’envers, visière sur le cou. A l’évidence, il n’en mène pas large.

« Vous êtes poursuivi pour outrage à agent, commence le président. Je lis le procès-verbal : vous avez traité le gardien de la paix X d’"enculé".
– Ben oui… j’étais véner. Euh… Vraiment énervé, Votre Honneur, m’sieu. Quand je suis énervé…
– Bon, vous ne niez pas les faits. Il faut tout de même vous contrôler ! Gardien de la paix X, vous êtes partie civile. Quelles sont vos demandes
 ? »

Le policier s’approche de la barre.
« Il n’y a eu qu’un outrage. Pas de violence. Je demande 1 F de dommages et intérêts. »
Sourire de soulagement du prévenu. Il est cool, le keuf ! Le président poursuit :
« Monsieur le Procureur, vous avez la parole pour vos réquisitions. »

Le substitut du procurer se lève. Pas cool du tout :
« L’affaire est grave, tonne-t-il. La police fait un métier difficile. Elle doit être défendue. On connaît l’engrenage. Cela commence par des insultes, ensuite viennent les violences, et après on tue ! Je réclame une peine de 5 000 F d’amende ! »

Le magistrat se rassoit. Le lourd silence est rompu par le jeune beur, qui se lève, indigné :
« C’est quoi ça ? Le keuf, je l’ai traité il demande 1 F, et l’autre bouffon là, je lui ai même rien dit, il veut 5 000 ! »

L’autre bouffon en est resté sans voix. Mais ce cri du cœur a fait rire le tribunal. Ce qui vaut toutes les plaidoiries. L’outrage à bouffon dans l’exercice de ses fonctions n’a pas été poursuivi.