mardi 31 mai 2011

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Lors de la préparation du rapport de l'institut Montaigne sur l'informatisation nous sommes allés voir une dame ministre. Dès notre première phrase elle nous a coupé la parole en s'exclamant « informatisation, c'est ringard ! ». Elle n'a pas pensé à demander ce que nous mettions au juste sous ce terme.

J'ai compris la leçon : dans notre rapport, « informatisation » a été remplacé par « numérique » car pour se faire comprendre il faut parler la langue des indigènes. Pourtant elle présente des inconvénients.

Pourquoi cette dame a-t-elle dit qu'« informatisation » est ringard ? Parce que le mot « informatique » est entouré de connotations négatives. Les informaticiens sont des techniciens ennuyeux dont tout le monde rêve de se débarrasser, tandis que le numérique, l'Internet, c'est jeune, c'est super.

mardi 24 mai 2011

"Le défi numérique" : un rapport de l'institut Montaigne

J'ai eu l'honneur de présider le groupe de travail de l'institut Montaigne sur l'informatisation.

Son rapport, intitulé Le défi numérique, est publié sur le Web (cliquer sur le lien pour télécharger le fichier pdf).

On trouvera une courte présentation du rapport sur la page http://www.institutmontaigne.org/le-defi-numerique-comment-renforcer-la-competitivite-de-la-france-3392.html.

Voir aussi la vidéo de l'entretien avec Laurent Faibis sur Xerfi Canal :

lundi 23 mai 2011

D'un monde à l'autre (série)

L'économie informatisée diffère, sur des points essentiels, de l'économie mécanisée qui l'a précédée : aux alentours de 1975, nous sommes ainsi passés d'un monde à l'autre.

Cette contribution aux réflexions du groupe de travail « Modernité Économie » de Laser comporte les trois textes suivants :

Le bloc historique

Le nouveau monde

Vers la maturité

Il s'agit de comprendre ce qui a changé et de voir pourquoi la théorie économique peine autant à en rendre compte. 

Le bloc historique

(Ce texte appartient à la série D'un monde à l'autre)

Le monde actuel diffère qualitativement du « bloc historique », expression qu'utilise Yann Moulier-Boutang pour désigner le monde dans lequel nous avons vécu dans les quelques dizaines d'années qui précédèrent 1975 (et qui n'a rien à voir avec le bloco historico de Gramsci).

Dans ce monde-là, le PIB et l'indice de la production industrielle croissaient de 5 % par an et le secteur secondaire employait une part croissante de la population active (le maximum a été atteint en 1975). On dénombrait de l'ordre de 700 000 chômeurs.


Sans le savoir, nous vivions alors les « trente glorieuses » qui allaient bientôt s'achever. La France avait dès le début des années 1950 achevé la reconstruction d'une économie détruite durant la deuxième guerre mondiale et dans la foulée la croissance s'était poursuivie, aiguillonnée par l'exemple américain.

La population avait cependant été marquée par le souvenir de la crise des années 1930 puis de la pénurie des années 1940 : les Français éprouvaient le besoin de s'équiper, de consommer, voire de se gaver pour oublier ces souvenirs pénibles.

Le nouveau monde

(Ce texte appartient à la série D'un monde à l'autre)

L'économie passe aux alentours de 1975, pour reprendre l'expression de Bertrand Gille [3], d'un « système technique » à l'autre.

Les techniques fondamentales du système productif avaient été jusqu'alors celles de la mécanique, de la chimie et de l'énergie. À partir de 1975 elles sont détrônées par la synergie de la micro-électronique, du logiciel et des réseaux de télécommunication.

Ce changement n'est cependant pas plus absolu que ne l'avait été, aux alentours de 1775, le passage d'une économie agricole à l'économie mécanisée que l'on a qualifiée d'industrielle : l'industrialisation n'a pas supprimé l'agriculture, elle l'a industrialisée. De même l'informatisation ne supprime pas l'industrie mécanisée : elle l'informatise.

Notons au passage que le mot « industrie » a pris vers 1800 un sens étroit. Étymologiquement, il désigne l'ingéniosité dans l'action, la mise en œuvre efficace d'un savoir-faire : ce sens s'est conservé dans l'adjectif « industrieux » comme dans l'expression « chevalier d'industrie » qui désigne un escroc trop habile.

Aux alentours de 1800 la production mécanisée et chimisée était de loin la plus efficace : on lui a donc appliqué le mot « industrie » qu'elle a accaparé, et qui s'est trouvé ainsi bientôt connoté par des images d'engrenages, de cheminées d'usine etc. Si l'on revient cependant à son étymologie, on peut dire que l'informatisation est la forme contemporaine de l'industrialisation et que 1975 est la date de la troisième révolution industrielle.

Vers la maturité

(Ce texte appartient à la série D'un monde à l'autre)

Napoléon avait mesuré l'avantage que l'industrialisation pouvait procurer aux nations. Dans le traîneau qui le ramène de Russie en décembre 1812 il se confie à Caulaincourt : « On a beau faire, dit-il, c’est moi qui ai créé l’industrie en France. Le but du système continental est de créer en France et en Allemagne une industrie qui l’affranchisse de celle de l’Angleterre [10] ».

L'industrialisation avait démarré vers 1775, l'informatisation a débuté vers 1975 : pouvons-nous espérer que nos politiques auront en 2012 compris et sa nature, et son importance ?

On doit craindre plutôt qu'ils n'aient pas, sur ce point, un jugement aussi pénétrant que celui de l'empereur. Leurs initiatives restent en effet terriblement limitées en regard de l'ampleur du phénomène : tandis que les grands systèmes de la nation (enseignement, santé, justice etc.) s'informatisent dans le désordre et comme à reculons, le législateur se focalise sur les droits d'auteur des produits culturels.

Les économistes sont pour une part responsables de cette inconscience. Adam Smith avait dès 1776 publié, avec la Richesse des Nations, le modèle qui permettait de penser l'industrialisation. Mais ce modèle, ayant inauguré la théorie économique, a comme emmailloté celle-ci dans l'alliage de la main d’œuvre et de la machine.

Pour penser l'informatisation il faudra retrouver l'énergie créatrice qui en son temps a permis à Smith de modéliser l'industrialisation, puis appliquer cette énergie à l'alliage du cerveau d’œuvre et de l'automate que fait émerger l'informatisation. Ce travail n'est pas impossible mais il sera difficile car il suppose de rebâtir l'imposant édifice théorique, mathématique, statistique, comptable et institutionnel qui a été construit pour faire mûrir les germes que contient l’œuvre de Smith.

dimanche 22 mai 2011

Deux topiques

Francis Jacq m'a conseillé la lecture des Topiques d'Aristote (les « topiques » sont comme des boîtes dont certaines contiennent, toute faite, une façon de se représenter le monde). Cela m'a permis d'en repérer deux que j'ai souvent vu batailler : la descriptive et l'explicative.

La topique descriptive

Les adeptes de la représentation descriptive voient le monde comme une liste de choses posées les unes à côté des autres. Cette liste peut être éventuellement hiérarchisée en niveaux, des choses s'emboîtant (Word et Excel s'emboîtent dans le logiciel ; le lit, la table de nuit et l'armoire s'emboîtent dans la chambre etc.) : la description est souvent ensembliste et classificatoire comme en statistique.

À chaque chose elle associe en outre des propriétés et des poignées qui permettent de s'en servir : « voici comment il convient d'utiliser Word », « voici comment on doit conduire une voiture ».

L'approche descriptive est donc à la fois érudite et pratique : son détail satisfait les spécialistes (ingénieurs, médecins, juristes) qui se reconnaissent par la maîtrise ésotérique d'un vocabulaire spécial. Lorsque deux ingénieurs font connaissance, leur conversation commence ainsi par quelques phrases qui, riches en mots et acronymes techniques, permettent à chacun de savoir « à qui il a affaire ».

La représentation descriptive est, comme de juste, photographique : elle fige l'image d'un instant. Il lui arrive aussi d'être cinématographique, succession de photographies : les informaticiens aiment à se remémorer l'époque héroïque des cartes perforées et celle du PDP-11.

lundi 16 mai 2011

A propos de l'Internet des objets

Philippe Gautier m'a aimablement demandé une postface pour L'Internet des objets est-il soluble dans les Systèmes d'information ?, qu'il publie avec Laurent Gonzalez chez l'AFNOR. Je la reproduis ci-dessous.

*     *

Pour anticiper les conséquences positives ou négatives d'une technique nouvelle il est utile de s'en remémorer d'autres, autrefois nouvelles, auxquelles nous sommes habitués.

Le pilote automatique d'un avion reçoit des signaux et émet des commandes qui mettent l'avion dans l'attitude où il consomme le moins de carburant. La maintenir serait pour un pilote humain aussi difficile que de tenir une assiette en équilibre sur la pointe d'une épingle. Peut-on dire que ce pilote automatique « décide » ? Non, mais il fait des chose qu'un être humain ne saurait pas faire. Est-il « intelligent » au sens de « doté de la faculté de comprendre » ? Non, mais il complète efficacement le cerveau du pilote humain.

Une centrale nucléaire est un gros « objet » doté de programmes qui réagissent automatiquement en cas d'incident. La probabilité d'un incident auquel le programme ne pourra pas répondre est d'un par période de trois ans, et il faut qu'alors un superviseur humain puisse prendre la main. Mais si un être humain reste sans rien faire pendant trois ans, sa capacité d'action s'annule. On a dû sous-automatiser délibérément ces centrales pour que le superviseur reste actif et vigilant.

On dit parfois à propos du Web que « trop d'information tue l'information ». C'était déjà le cas avec les livres car depuis l'invention de l'imprimerie personne ne peut avoir tout lu. Le livre n'est-il pas d'ailleurs un objet communicant ? Il a un identifiant (ISBN), des attributs (titre, nom de l'éditeur, date, nombre de pages), une forme (typographie), une interface (page) et un contenu « virtuel », le texte. Sa lecture a des effets fastes ou néfastes sur le lecteur dont elle peut aiguiser ou égarer le discernement.