lundi 14 février 2022

L'iconomie : un modèle de l'économie numérique

(Publié par Pierre-Olivier Beffy, Jean-Marc Béguin, Pierre-Jean Benghozi, Laurent Bloch, Hugues Chevalier, Vincent Lorphelin et Michel Volle dans la Revue d'économie industrielle n°165.)

Le mot « informatique » allie l'« automate » à l'« information », cette dernière procurant à qui sait l'interpréter la forme intérieure qui lui permet d'agir1. Le mot « informatisation » désigne la dynamique du déploiement de l'informatique et de ses conséquences dans une entreprise, une institution ou un pays. À ces deux mots, l'usage a substitué « numérique » au risque d'un appauvrissement que nous éviterons en lui donnant pour contenu celui des mots qu'il a supplantés.

Le numérique fait l'objet de jugements opposés. Nicholas Carr estime qu'il n'a aucune importance (Carr, 2003) car comme les entreprises en tirent toutes également parti il n'aurait aucune incidence sur leur compétitivité. Robert Gordon, héritier du paradoxe de Solow2, pense qu'il ne procurera jamais un gain de productivité comparable à celui qu'ont apporté la mécanisation et la maîtrise de l'énergie (Gordon, 2012).

D'autres auteurs ne partagent pas ce pessimisme. Au MIT, Erik Brynjolfsson soutient que le numérique transforme en profondeur l'économie et dit que si ses effets sur la productivité semblent faibles, c'est en partie parce que les instruments de mesure sont devenus inadéquats, en partie parce que l'économie est en transition et que les institutions ne se sont pas encore adaptées au numérique (Brynjolfsson et McAfee, 2011).

En France, des chercheurs encouragés par le CIGREF3 ont produit une série d'études sur les effets du numérique dans les entreprises (Bounfour, 2016) et l'école de l'économie de la régulation voit dans le numérique un facteur déterminant de l'évolution des institutions (Boyer, 2018).

Les techniques du numérique (langages de programmation, algorithmes, systèmes d'exploitation, systèmes d'information, sécurité informatique, etc.‪) font l'objet d'une abondante littérature destinée à des spécialistes. La plume des essayistes a été tentée par certaines d'entre elles, notamment par l'« intelligence artificielle » qui attise dans le public des espoirs et des craintes également extrêmes.

Nous avons nommé iconomie (du grec eikon, image, et nomos, organisation) le modèle d'une économie numérique par hypothèse efficace (Saint Étienne, 2013 ; Volle, 2014 ; Rochet et Volle, 2015). Ce modèle n'est ni une représentation de l'économie présente ni une prévision de l'économie future : c'est un repère placé à l'horizon du temps. Comme tout modèle, il est schématique et ce schéma est fait pour orienter les intentions vers l'action judicieuse.

dimanche 13 février 2022

Réalité du virtuel

Les mondes virtuels existent depuis très longtemps, utilisant diverses techniques. Le conteur captive et fascine son auditoire, le théâtre ou le cinéma aident le spectateur à s’évader un temps de sa vie quotidienne, la littérature propose au lecteur de partager la vie de ses personnages : n’avons-nous pas fait depuis longtemps l’expérience de tous ces mondes virtuels ?

Le métavers nous propose, moyennant des lunettes spéciales, l’immersion visuelle et sonore dans une simulation 3D qui sera, si les promesses de la technique sont tenues, aussi réaliste en apparence que le monde réel lui-même. La distance qui séparait le spectateur du spectacle semblera supprimée : il pourra se déplacer et agir réellement dans un monde simulé.

Il y a là une nouveauté pratique dont il est difficile d’évaluer aujourd’hui toutes les conséquences économiques, psychologiques, sociologiques et culturelles, mais pour s’en faire une idée il est utile de la comparer à nos expériences antérieures.

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Que veut-on dire quand on oppose le réel et le virtuel ?

On pense que le virtuel, c’est ce que l’on voit sur l’écran de l’ordinateur, tandis que le réel, c’est ce qui se trouve dans l’espace physique. Ce que l’on voit sur l’écran de l’ordinateur a pourtant une réalité, sans cela on ne le verrait pas. Mais quelle est cette réalité ? Pour tirer cela au clair il est bon de chercher des analogies, puis de les dépasser.

La photographie d’une personne propose à notre vue une image de cette personne. À cette image le film ou la vidéo ajoutent le mouvement, mais c’est toujours une image. La personne est réelle, ou elle l’a été ; l’image à certes une réalité, mais c’est celle d’une image et elle évoque une autre réalité qu’elle-même, celle de la personne.

Ainsi le virtuel propose à l’ imagination l’image d’un objet réel (ou imaginaire, dont réalité est alors simulée). Pour prendre le phénomène selon toute son extension, il faut voir que sa réalisation informatique n’est qu’un cas particulier, et récent, parmi beaucoup d’autres.

jeudi 3 février 2022

Industrialiser aujourd’hui, c’est informatiser !

(Contribution au livre Informatisation et entreprises : les deux absents de la présidentielle, Institut de l’iconomie, janvier 2022.)

On se représente souvent l'entreprise comme le lieu de l'efficacité et de la rationalité, mais ceux qui y travaillent la vivent comme un être psychosociologique soumis à des habitudes et à des traditions. Quand la situation change, comme dans la révolution actuelle avec le bouleversement des techniques, de la concurrence et des réglementations, l’entreprise, avec ses habitudes et sa structure de pouvoirs, risque de rater des possibilités et de tomber dans des dangers.

Pour s’orienter il faut voir ce que l'informatisation, que l'on préfère souvent nommer « numérique », peut nous apporter après la mécanisation des XIXe et XXe siècles.

Nous venons de la mécanisation, avec ses apports et ses limites

Avant la première révolution industrielle l'agriculture et les mines produisaient l'essentiel de la richesse. Puis l’industrie a déployé à partir de 1775 la synergie de trois techniques : mécanique, chimie et énergie. Sa dynamique dépendait de trois acteurs : l'équipementier, l'entrepreneur et l'homme d'État. C’est ce dernier qui, par sa lucidité et son autorité, a permis de surmonter les obstacles culturels et sociologiques que rencontrait l'industrialisation.

En dénigrant l’État, on oublie son rôle d’entraînement et de contrôle dans les périodes de révolution technologique

La Chine est le meilleur contre-exemple de sa nécessité. En 1820 elle est le pays le plus riche du monde. Convaincus qu’elle a atteint la perfection, les empereurs de la dynastie Qing refusent l'industrialisation : on connaît la suite.

La mécanisation détermine alors la richesse d'une nation, la puissance de ses armes, sa capacité à imposer sa volonté. Elle est donc la première préoccupation d'un homme d'État car rien n’arrive sans stratégie politique. Le gain d'efficacité qu'apportent la mécanique, la chimie et l'énergie ne jouent pleinement qu'au terme d'une évolution passant par le couple de la main-d'œuvre et de la machine et par une refonte des organisations avec Taylor (1911) et Fayol (1916).

C’est un bouleversement social. La transition dure des décennies et la population, désorientée par la disparition de ses repères habituels, est en proie au désarroi. Ce sont des violences, attentats, révolutions et enfin des guerres auxquelles la mécanique, la chimie et l'énergie procurent des armes puissantes. Puis vient la paix aujourd’hui en jeu.

L’iconomie est écologique

(Contribution au livre Informatisation et entreprises : les deux absents de la présidentielle, Institut de l’iconomie, janvier 2022.)

Taxer ?

Certains polémistes prétendent que l’informatique « consomme de l’énergie » et qu’il faut donc taxer les messages et vidéos qui passent sur l’Internet. Ils ne savent donc pas que l’économie informatisée est une économie des infrastructures, donc à coûts fixes, et que cela interdit d’assigner une dépense d’énergie à chaque transfert d’octets.

Pour éclairer le rapport entre l’informatisation et l’écologie, voyons à long terme

Plaçons-nous dans la situation où les entreprises, les consommateurs, les pouvoirs publics et le régulateur auraient, dans leur orientation et leur comportement, tiré toutes les conséquences de l’informatisation et atteindraient ainsi par hypothèse l’iconomie, économie informatisée pleinement efficace. Dans l’iconomie, chaque produit est un service ou un assemblage de biens et de services. L’Internet des objets permet de suivre les biens pendant leur cycle de vie, jusqu’à leur recyclage. L’iconomie est donc la base de l’économie circulaire qui interdit l’obsolescence programmée, garantit la durée de vie des biens et rend leur recyclage systématique (d’après le rapport de la Circle Economy l’économie circulaire permet de diminuer de 28 % le volume des matières premières consommées et de 1,5 °C le réchauffement du climat).

Les consommateurs suivront les entrepreneurs

Les consommateurs, eux aussi par hypothèse efficaces, savent choisir les produits qu’ils consomment ou utilisent selon le rapport de leur qualité subjective à leur prix, et non selon le seul prix seul : ils sont sensibles à leur utilité ainsi qu’à la désutilité que provoquent les atteintes à l’environnement et la destruction des ressources naturelles. Le consommateur qui achète des vêtements, des chaussures, des équipements ménagers dont la qualité lui convient n’éprouve pas le besoin d’en avoir un grand nombre ni de les renouveler fréquemment : il est donc sobre en quantité. L’iconomie connaît ainsi une croissance en qualité et non plus en quantité, donc économe en matières premières.

On peut bien sûr douter de la possibilité d’une telle évolution. Un pessimiste dira que l’économie et la société peuvent rester indéfiniment embourbées dans l’inefficacité, que l'iconomie ne sera jamais atteinte, que la croissance en qualité est un doux rêve et que seule une « décroissance » pourra répondre aux exigences de l’écologie.

On constate qu’une prise de conscience écologique se fait jour

Pourquoi « l’informatique réelle » est incomprise… et absente des programmes

(Contribution au livre Informatisation et entreprises : les deux absents de la présidentielle, Institut de l’iconomie, janvier 2022.)

L’informatique est essentielle en France pour la croissance et l’emploi, mais les candidats à la présidentielle en parlent peu ou pas du tout : cette absence est gravissime. Faut-il l’attribuer à la complexité du problème, ou au fait qu’il n’est, au fond, ni de droite ni de gauche ?

Dans chaque entreprise l’informatisation se concrétise par un « système d’information » qui comporte deux « couches » : l’une sémantique : les données\,; l’autre technique : la plateforme informatique (machines, logiciels). Ces deux couches interagissent pour servir l’action productive mais rencontrent des écueils dont la plupart des dirigeants sont peu conscients et les politiques moins encore, semble-t-il.

La sémantique, d’abord

L’entreprise observe les faits dont la connaissance est utile à son action : investissement, production et distribution, ainsi que relation avec les clients, fournisseurs et partenaires. De cette observation, résultent les données inscrites dans le système d’information. Deux obstacles se présentent alors :

– du désordre, car chaque direction, chaque usine, chaque partenaire classe, code et nomme les données à sa façon. Synonymes et homonymes abondent, et les derniers font que l’on ne peut plus savoir quel fait précis désigne une donnée\,;

– des difficultés : le désordre des données altère le processus de production, surtout lorsqu’il traverse les frontières entre plusieurs directions ou avec divers partenaires. Le souci de la qualité des données, le traitement des séries chronologiques, l’estimation des données manquantes, la présentation des tableaux de bord, etc. nécessitent par ailleurs des compétences en statistique et en économie que la plupart des entreprises, même les plus grandes, ne possèdent pas à un degré suffisant.

La plateforme, ensuite

On pourrait croire que le logiciel est logique, car il appartient au monde de la pensée alors que la matière dont sont faits les processeurs, mémoires et réseaux est soumise aux aléas du monde de la nature (transformation de la structure cristalline, effets du rayonnement cosmique, etc.).

Mais les logiciels qu'une DSI achète à des fournisseurs (systèmes d'exploitation, « progiciels », ERP, CRM, etc.) ne sont pas vraiment des « êtres logiques » : la plupart sont un assemblage de « boîtes noires » dont on ne connaît que les interfaces d'entrée et de sortie (les « API ») et qui ont été collées ensemble par une « glu » de code.

Intelligence artificielle : une urgence politique

(Contribution au livre Informatisation et entreprises : les deux absents de la présidentielle, Institut de l’iconomie, janvier 2022.)

Une « chose qui pense » ?

Le silicium dans lequel sont gravés processeurs et mémoires, muni d'un programme, serait capable de « penser comme un être humain », voire mieux ?

Une « chose qui pense » et qui n'est pas même vivante ! S'il est facile de l'imaginer dans des œuvres de fiction, cela risque de nous faire croire à un réel qui n’existe pas. Certains vont même plus loin : « si je peux imaginer une chose, semblent-ils dire, c'est qu'elle est réelle ». La porte à une « réalité alternative » est alors ouverte.

Une réalité pratique résultant d’un travail réalisé par des humains

Chaque application de l'intelligence artificielle s'appuie sur une base de données contenant des observations d’un grand nombre de cas individuels : certaines sont descriptives (symptômes observés sur des patients, données socio-économiques observées sur des ménages, etc.), d'autres classent les individus selon une nomenclature (diagnostic porté par des médecins, remboursement de la dette ou défaut de l'emprunteur, etc.).

Le cadre de cette base (liste des symptômes et des diagnostics) a été choisi par des humains, son contenu a été alimenté par des observations produites ou choisies par des humains. Elle est ensuite soumise à diverses techniques afin de mettre en évidence une corrélation entre symptômes et diagnostics. Lorsque tout se passe bien, ce travail aboutit à un logiciel de taille modeste qui, alimenté par des symptômes observés sur un nouvel individu, fournira une estimation du diagnostic de son cas, accompagnée d'un score de pertinence.

Il ne faut pas sous-estimer l'apport d’un tel instrument : le diagnostic est posé rapidement et de façon éventuellement plus fiable que par un humain. L'intelligence artificielle apporte ainsi rapidité et fiabilité à la fonction de l'intellect qui consiste à classer les objets qu'il perçoit (personnes, arbres, textes, etc.) selon des nomenclatures qui lui sont habituelles. Cette rapidité et cette fiabilité peuvent donner l'impression d'une intelligence supérieure à l'intelligence humaine mais elles caractérisent en fait toutes les applications de l’informatique.

Intelligence en conserve ou humaine ? Ce qui est vraiment nouveau, c’est le « cerveau-d’œuvre »

Pour que l’informatisation soit efficace en France et en Europe : l’« iconomie »

(Contribution au livre Informatisation et entreprises : les deux absents de la présidentielle, Institut de l’iconomie, janvier 2022.)

L’Institut de l’iconomie s’est donné pour mission d’éclairer les possibilités et les dangers que présente le phénomène de l’informatisation afin d’aider les responsables de l’économie et de la politique à prendre des décisions judicieuses. Il regroupe des économistes, sociologues, philosophes, historiens et informaticiens.

L’informatisation est un phénomène anthropologique complet (économique, culturel, intellectuel, sociologique, etc.). Nous en avons produit un modèle, l’iconomie, qui représente une économie et une société qui seraient par hypothèse parvenues à la maturité en regard des changements qu’apporte l’informatisation.

L’iconomie n’est donc ni une image de la situation présente, car nous sommes immatures en regard d’un phénomène dont la dynamique est encore mal comprise, ni une prévision car rien ne garantit que l’économie et la société atteindront un jour cette maturité.

Le modèle de l’iconomie est en fait un repère placé à l’horizon du futur et qui propose une orientation à l'action. Mettant en évidence les conditions nécessaires de l’efficacité, il fournit des critères qui permettent d’évaluer la société informatisée actuelle en diagnostiquant les écarts à l’efficacité qui s’y manifestent.

On peut condenser les principaux résultats de ce modèle en quelques expressions : l’iconomie est une économie de la qualité, une économie du risque maximum, une économie de la compétence.

Une économie de la qualité

L’informatisation a vocation à automatiser toutes les tâches répétitives, qu’elles soient physiques ou mentales. La production étant automatisée, robotisée, l’essentiel du coût de production réside dans le coût fixe de conception, organisation, ingénierie, programmation, etc., et le coût marginal est négligeable.

Les marchés ne peuvent plus alors obéir au régime de la concurrence parfaite : les entreprises recherchent une position de monopole en offrant à un segment de la demande la variété d’un produit dont la qualité répond à ses besoins, le mot « qualité » désignant ici des attributs qualitatifs et non la seule finition du produit.

Ce monopole est cependant temporaire car il est faux que « the winner takes all » : les concurrents réagissent en offrant des produits de qualité différente. Le smartphone d’Apple est ainsi concurrencé par Samsung, Nokia, etc., Amazon est concurrencé par Alibaba et Jumia, Tesla sera concurrencé par d’autres constructeurs. Le régime du marché est alors celui de la concurrence monopolistique.

Le consommateur est invité à choisir selon le rapport qualité/prix des produits et non selon le seul prix : la consommation devient sélective en qualité et sobre en quantité, ce qui répond aux exigences de l’écologie.