mardi 29 mars 2022

De l’analyse des données à l’intelligence artificielle

J’ai inauguré le cours d’analyse des données à l’ENSAE de 1972 à 1982. Il a pris forme petit à petit et sa version la plus achevée est Analyse des données, 4ème édition, Economica, 1997.

Contrairement à l’apprentissage profond de l’intelligence artificielle, qui peut donner de bons résultats mais sans que l’on puisse savoir comment et pourquoi, l’analyse des données est logiquement transparente car elle utilise des opérations mathématiques bien définies et donc parfaitement claires.

Les données qu’il s’agit d’analyser donnent naissance, selon une formule judicieusement choisie, à un nuage de points munis d’une masse et plongés dans un espace métrique (ou plutôt à deux nuages, liés par une relation de dualité). Un algorithme récursif permet de trouver les « axes factoriels » le long desquels le nuage de points est le plus étiré. En projetant le nuage sur un couple d’axes, on obtient une visualisation et elle sera encore plus éclairante si l’on projette aussi le nuage dual.

Tout tableau de nombres est opaque : personne ne sait vraiment lire un tableau ayant plus d’une dizaine de lignes et de colonnes. L’image qu’en donne une analyse factorielle permet, moyennant une perte d’information aussi faible que possible, de voir ce qu’il contient : cette analyse est analogue à la radiographie qui surmonte l’opacité du corps humain et permet de voir ses organes.

Le calcul répétitif nécessaire pour trouver les axes factoriels était théoriquement possible avant que l’on dispose d’un ordinateur, mais épouvantablement fastidieux et donc en pratique impossible. Avec l’informatique, le processeur exécutera très rapidement les calculs que nécessite l’algorithme : c’est l’informatisation qui a permis de développer l’utilisation de l’analyse des données à partir des années 1960.

samedi 26 mars 2022

Les fondamentaux de la société informatisée

Pour comprendre le phénomène de l’informatisation (que l’on préfère souvent désigner par le mot « numérique ») l’Institut de l’iconomie a bâti le modèle d’une économie informatisée par hypothèse efficace1 : l’iconomie.

Nous condensons ici ses principaux résultats, puis en tirons quelques leçons.

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L’informatique met sa puissance de calcul au service des actions prévisibles, qui seules peuvent être programmées. L’informatisation d’une institution automatise une part des actions prévisibles : celles qui sont répétitives.

En outre l’Internet permet la communication en s’affranchissant de la distance géographique : l’iconomie est donc ubiquitaire..

L'automatisation et l'ubiquité ont modelé la nature que rencontrent les intentions et les actions humaines. Le travail humain se consacre en effet alors aux tâches non répétitives qui demandent du jugement et de l’initiative. Il en résulte dans les institutions une décentralisation des responsabilités et de la légitimité : l’organisation hiérarchique, qui concentre la légitimité au sommet de l’institution, est obsolète.

La symbiose du cerveau humain et de l’ordinateur a fait naître un individu, le cerveau-d’œuvre, qui supplante la main-d’œuvre dans l’emploi et dont une grande part du temps de travail est consacrée à l’acquisition d’une compétence technique ou relationnelle. Pour procurer sa cohérence à l’action productive, l’organisation d’une institution doit assurer la synergie des cerveaux d’œuvre.

samedi 5 mars 2022

Les métavers et la dynamique de l’informatisation

Le métavers apparaît comme une nouveauté radicale, susceptible de faire émerger un monde de possibilités étranges et de dangers inédits. L’idée en avait été éveillée par des romans et des films évocateurs : Brazil (1985) de Terry Gilliam a décrit un monde soumis à un pouvoir policier manipulateur qui, comme celui du 1984 d’Orwell, écrase les esprits par la force de sa propagande ; les héros du Ready Player One (2018) de Steven Spielberg, qui vivent dans un monde réel désagréable, se réfugient dans un oasis virtuel. Les annonces de Mark Zuckerberg et la transformation de Facebook en Meta semblent annoncer la réalisation de cet oasis, et apporter ainsi le risque d’une évasion généralisée dans l’imaginaire.

Quelle est la place de cet imaginaire dans notre esprit ? Le cerveau humain filtre et classe ce qu’il perçoit à travers une grille sélective, formée par l’éducation et par l’expérience et qui impose sa structure à la représentation mentale de tout ce qui existe « réellement et de fait1 ». Les contes, romans et spectacles présentent à ce même cerveau un monde imaginaire dont l’expérience, se combinant à celle du réel, la modifie, l’enrichit, la déforme aussi et peut même chez certains la supplanter : l’évidence sensorielle du métavers apportera à ce phénomène une puissance inédite.

Le monde virtuel en 3D auquel on accède en portant des « lunettes » semble sensationnel la première fois mais il faut relativiser sa nouveauté. Il est depuis longtemps possible de représenter le monde en 3D sur l’écran 2D de l’ordinateur : on peut alors à l’aide de la souris faire pivoter les objets en tout sens et, de façon paradoxale, on les « voit » mieux ainsi que dans l’espace réel où il ne serait pas possible de les manier de la sorte. L’Internet des objets, qui associe à chaque objet matériel une identité et une représentation informatiques, contribue lui aussi à la fusion du virtuel et du réel.

Ce que le monde virtuel du métavers apporte de nouveau, c’est l’immersion dans une représentation visuelle, comme si l’on avait plongé à travers l’écran. Les sensations sont naturellement alors beaucoup plus fortes, en outre il sera possible pour chacun de s’incarner avec un avatar dans ce spectacle, d’y agir, d’y produire et échanger des objets virtuels ou des objets réels qu’ils représentent.

Outre les dimensions physique et psychique d’un changement de la perception du monde, le métavers a donc une dimension financière : cela ne doit pas surprendre car c’est le cas de tout ce que l’informatisation a apporté. A chacune des étapes de son évolution sont apparus des modèles d’affaires qui utilisaient des instruments nouveaux : que l’on pense à l’automatisation des opérations répétitives, à la rentabilisation de services gratuits par la publicité, au commerce en ligne, à la gestion électronique des comptes, à celle de la compensation interbancaire, à la monnaie virtuelle, etc.

Le métavers fera naître lui aussi de nouveaux modèles d’affaire et donc de nouveaux acteurs, de nouveaux produits, de nouveaux instruments financiers. La blockchain et les jetons ou « tokens » (en particulier les NFT, « non fungibles tokens2 ») lui procureront la sécurité, au moins en principe, et feront émerger une « économie décentralisée » qui promet de nouvelles formes de richesse et d’efficacité3.

Comme beaucoup de ceux qu’a fait émerger l’informatique le métavers est donc un être hybride qui conjugue une dimension physique à une dimension financière et fait converger plusieurs innovations techniques. Son apparition est un des épisodes de la dynamique de l’informatisation qui impulse, depuis les années 1970, l’histoire des sociétés et des économies.