mercredi 3 mars 2010

L'axiome de Smith

La pensée d'Adam Smith s'appuie sur un axiome fondamental qu'il énonce dans le livre IV, chapitre 8 de La richesse des Nations et qui, comme d'autres passages cités ci-dessous, mérite de l'être en anglais puis en français :

« Consumption is the sole end and purpose of all production; and the interest of the producer ought to be attended only so far as it may be necessary for promoting that of the consumer. The maxim is so perfectly self-evident that it would be absurd to attempt to prove it. »

« La consommation est le seul but de la production et les intérêts du producteur ne doivent être respectés que dans la mesure où c'est nécessaire pour promouvoir ceux du consommateur. Cette maxime est tellement évidente qu'il serait absurde de tenter de la démontrer. »

Une « maxime tellement évidente qu'il serait absurde de tenter de la démontrer », c'est un axiome, proposition dont on postule la vérité pour en déduire une théorie – ici la science économique dont Smith est le génial créateur.

Il l'oriente ainsi tout entière vers l'intérêt du consommateur. Mais qui est donc celui qui doit veiller à promouvoir les intérêts du consommateur, à leur soumettre ceux du producteur ?

Dans son langage, c'est « le souverain » (the sovereign) (livre IV, introduction), expression qui désigne non pas l'individu qui se trouve sur le trône mais l'institution que cet individu incarne et qui a pour mission de veiller au bien public. Dans un vocabulaire plus proche du nôtre Smith dit aussi « l'État » (the state or commonwealth) pour désigner le responsable des « services publics » (publick services).

Parmi ces services publics, les deux plus importants à ses yeux sont la défense et la justice. La défense d'abord car elle prime les exigences de l'économie : « defense is of much more importance than opulence », « la défense est beaucoup plus importante que la richesse » (Livre IV, chapitre 2). En effet le pays riche qui ne saurait pas se défendre sera bientôt la proie d'un autre pays et il pourra dire adieu à la richesse et au bien-être.

Puis vient la justice, terme qui recouvre à la fois la qualité de la loi et celle de l'appareil judiciaire, deux conditions nécessaires au fonctionnement de l'économie : « Commerce and manufactures can seldom flourish long in any state which does not enjoy a regular administration of justice », « le commerce et l'industrie peuvent rarement se développer dans un État qui ne dispose pas d'un appareil judiciaire convenable » (Livre IV, chapitre 3).

Qu'entend enfin Smith par « les intérêts du consommateur » ? C'est « to provide a plentiful revenue or subsistence for the people, or more properly to enable them to provide such a revenue or subsistence for themselves », « fournir aux gens un bien-être élevé ou plus exactement les rendre capable de se le procurer par eux-mêmes » (Livre IV, introduction). « Les gens » (« the people »), c'est tout individu de la société, toute famille, considérés du point de vue du bien-être matériel, de la satisfaction de leurs besoins.

Tout cela est clair, cohérent et solidement bâti. Toute la théorie de Smith découle de son axiome, lequel est évident. Mais on l'a interprétée de tout autre façon et cette interprétation a eu d'importantes conséquences.

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Le seul passage de Smith que l'on a voulu retenir est celui où il évoque la « main invisible » et que je cite lui aussi :

« [Every individual] intends only his own gain, and he is in this, as in many other cases, led by an invisible hand to promote an end which was no part of his intention [...] By pursuing his own interest he frequently promotes that of the society more effectually than when he really intends to promote it. I have never known much good done by those who affected to trade in the publick good. »

« [Chacun] ne vise que son profit personnel, et en cela, comme en beaucoup d'autres occasions, une main invisible le guide à promouvoir une fin qui n'était pas dans ses intentions [...] En recherchant son propre intérêt, il promeut souvent celui de la société d'une façon plus efficace que s'il en avait eu réellement l'intention. Ceux qui prétendaient œuvrer pour le bien commun n'ont jamais, à ma connaissance, fait beaucoup de bien » (Livre IV, chapitre 2).

Cela répond bien à la tournure d'esprit décrite par Max Weber dans L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme : l'individu que tourmente le souci de la prédestination voit dans la richesse un indice, sinon une preuve, du fait qu'il est un des élus choisis par Dieu. Sa priorité sera donc de s'enrichir.

Voilà que Smith lui dit que c'est la meilleure façon de contribuer au bien commun : cela le libère de toute autre préoccupation. Il considérera ceux qui se soucient du bien commun, ou du malheur des pauvres, comme des rêveurs sentimentaux – ou même comme des hypocrites, puisque leur action ne peut être que contraire à leur but prétendu. L'égoïsme est ainsi sanctifié.

Ainsi les banques américaines s'opposent, de tout le poids de leur lobbying, à une législation qui protégerait les consommateurs : il faut les laisser s'enrichir ainsi que leurs dirigeants, traders et actionnaires, car c'est ainsi qu'elles contribuent au bien commun (Paul Krugman, « Financial Reform Endgame », The New York Times, 28 février 2010).

Ainsi le lobby des compagnies d'assurance maladie américaines s'oppose au projet d'un système public qui permettrait de soigner les Américains, mais restreindrait leur part de marché : il faut bien qu'elles s'enrichissent elles aussi, ainsi que leurs dirigeants et leurs actionnaires (David D. Kirkpatrick, « Health Lobby Takes Fight to the States », The New York Times, 28 décembre 2009).

Lors de son discours d'adieu, le 17 janvier 1961, Eisenhower a mis les Américains en garde contre le lobbying du « complexe militaro-industriel » mais il n'a pas été écouté : aujourd'hui les Etats-Unis dépensent autant pour leur armement que tous les autres pays réunis. Ce surarmement démesuré n'a pas pour but la défense du pays – elle se satisferait d'une dépense bien moindre – mais l'enrichissement des entreprises qui produisent des armes et savent comment s'y prendre pour avoir des contrats.

Ces comportements nous étonnent mais nous ne valons pas mieux. Assurément, les délocalisations ne sont pas favorables au consommateur français - elles l'appauvrissent en le privant du revenu de son travail.

Beaucoup des dirigeants de nos grandes entreprises, nos banquiers, nos traders prétendent posséder un talent rare qui justifie leurs rémunérations extravagantes : s'ils s'enrichissent, si l'échelle des revenus se distend démesurément, si une oligarchie se forme à l'une de ses extrémités tandis que la pauvreté et l'exclusion se développent à l'autre, c'est donc pour le bien commun !

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Ces comportements, étant manifestement contraires aux intérêts du consommateur, ne peuvent pas se concilier avec l'axiome fondamental de Smith. Si l'on s'était appuyé sur lui pour interpréter le fameux passage qu'il a consacré à la main invisible, si l'on avait situé ce passage dans son contexte on aurait évité un contresens grossier.

Mais la tentation du contresens était tellement forte ! La main invisible apportait à notre égoïsme, à notre étroitesse, une justification tellement opportune ! Elle a permis à des cohortes d'économistes de balayer d'un revers de main, sous prétexte de réalisme, les exigences les plus limpides de la morale (cf. Joseph Stiglitz, La grande désillusion, Fayard, 2002).

Partons donc de l'axiome fondamental et du contexte pour interpréter la main invisible. Le passage en question est inséré dans une critique du mercantilisme, théorie selon laquelle la richesse d'un pays se mesure selon la quantité d'or et d'argent qu'il accumule et qui, en conséquence, recommande de limiter les importations en usant de taxes ou de prohibitions. Ces mesures sont par ailleurs réclamées par les producteurs nationaux car elles leur procurent un monopole profitable.

Smith estime qu'en déformant les prix relatifs elles orientent l'investissement vers des activités non rentables, il veut aussi s'opposer au lobbying des producteurs : c'est dans ce contexte qu'il fait l'éloge de la libre initiative de l'agent économique, seule capable de concourir à la formation de prix d'équilibre et d'orienter l'économie vers un optimum (j'utilise ici un vocabulaire qui n'est pas celui de Smith, mais dont sa théorie contient le germe).

Son intuition anticipe donc, de façon géniale, les développements de la théorie de l'équilibre général. Mais il n'entend aucunement faire l'apologie de l'égoïsme, ni dénigrer les exigences du bien commun et celles de la morale : les textes que nous avons cités indiquent clairement quelle était sa priorité, et pour faire bonne mesure en voici un autre qui s'applique bien à nos oligarques :

« Merchants, artificers and manufacturers: narrowness, meanness, and a selfish disposition [...] The mean rapacity, the monopolizing spirit of merchants and manufacturers, who neither are, nor ought to be, the rulers of mankind... »

« Marchands, artisans et fabricants : étroitesse, mesquinerie, tournure d'esprit égoïste [...] La rapacité mesquine, le goût pour le monopole des marchands et des fabricants qui ne sont pas et ne doivent pas être les dirigeants de l'espèce humaine... » (Livre IV, chapitre 3).

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Il faut lire Smith – il le mérite - , percevoir l'axiome fondamental sur lequel il a bâti la science économique, le suivre dans ses déductions et ne pas s'étonner s'il semble se contredire dans certains passages : une lecture soigneuse montre que la contradiction n'est qu'apparente et il faut d'ailleurs pardonner à un penseur créatif les maladresses qui parsèment inévitablement ses textes.

Quant à ceux qui ne retiennent de Smith que sa fameuse « main invisible », on peut douter de la qualité de leur lecture : elle ne les encourage que trop à céder aux tentations de l'égoïsme comme aux séductions superficielles du « bling bling » qu'émet la richesse.

2 commentaires:

  1. Merci de cet article qui m'a donné envi de lire les écrits de Smith.

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  2. @pop
    Bravo !
    Le livre est long et touffu, sa lecture demande de la patience mais cela vaut la peine.

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