lundi 19 avril 2010

France Telecom : une cassure symbolique

Toute entreprise est marquée par son histoire : Didier Toussaint a montré que Renault, par exemple, portait aujourd'hui encore la trace du style de Louis Renault, son fondateur mort en 1944. Les valeurs, habitudes et procédures étant transmises aux « nouveaux » par les « anciens », la structure symbolique d'une entreprise est étonnamment solide - mais comme toute structure elle peut se briser.

La crise qui se manifeste à France Telecom par des drames individuels, un malaise psychologique, un stress dont témoignent de nombreuses anecdotes, s'explique par une cassure symbolique.

Pour comprendre cela il faut revenir sur l'histoire de l'entreprise, sa culture, ses valeurs : cette histoire a en effet subi une torsion profonde qui a provoqué les dégâts apparus à la surface.


Pour représenter ce tremblement de terre nous allons comparer schématiquement la DGT (direction générale des télécommunications) et France Telecom selon un modèle en couches qui articule (1) les dirigeants (directeur général de la DGT devenu président de France Telecom, puis ensemble du comité exécutif), (2) l'encadrement, (3) les agents opérationnels.

La DGT (avant 1988)

Les dirigeants et les cadres de la DGT sont des polytechniciens du corps des ingénieurs des télécoms dont la formation militaire se résume par la phrase « une mission, cela s'apprend par cœur et s'exécute à la lettre ». Ils sont autoritaires, l'encadrement est discipliné, l'entreprise se manœuvre comme une armée : cela donne au dirigeant suprême une puissance qui perdurera chez France Telecom et éblouira Michel Bon.

La DGT est fière de ses compétences et de son utilité. Les rapports humains sont rudes : l'encadrement n'a pas d'états d'âme, le syndicalisme est musclé, certaines grèves sont énergiques (il arrive que les camions du service des lignes bloquent une préfecture). En cas de panne, cependant, le dévouement est sans limite et le service est promptement rétabli : les agents sont fiers d'être des soldats de la République et dans l'ensemble ils ont de bonnes relations avec les « usagers ».

De 1974 à 1981, sous la direction extrêmement autoritaire de Gérard Théry et après avoir été enfin autorisée à s'endetter, la DGT a équipé le territoire à bride abattue et comblé le retard du taux de raccordement des Français. Mais comme l'entreprise est amoureuse de la téléphonie filaire qu'elle connaît et maîtrise parfaitement, son encadrement renâcle devant les extensions possibles de l'offre : le Plan câble, la téléphonie mobile, l'Internet, les services à valeur ajoutée sont autant de sujets de doute et de conflit.

France Telecom et la nouvelle mission

Devenue France Telecom en 1988 l'entreprise est progressivement privatisée : en juin 2008 l'État ne détiendra plus que 26,7 % du capital tandis que les actionnaires institutionnels (sociétés d'investissement, fonds de pension, assurances) en détiendront 64,3 %. Par ailleurs le secteur des télécoms, naguère un monopole, est désormais soumis au régime de la concurrence.

Dès lors la mission change : la priorité n'est plus tant de fournir un réseau efficace à la nation que de créer de la valeur pour les actionnaires tout en accroissant la part de marché. Les dirigeants de France Telecom appliqueront à la réalisation de cette nouvelle mission la même énergie, la même autorité qu'autrefois. L'encadrement, toujours marqué par la culture d'origine militaire, l'exécutera même s'il n'en pense pas que du bien.

Mais le sol se dérobe sous les agents opérationnels. Quand ils avaient conscience de servir la Nation, ils pouvaient obéir sans rien perdre leur dignité – que ce soit à leurs propres yeux ou à ceux, si importants, de leur famille. L'entreprise se mettant désormais au service de ses actionnaires, on enjoint à une armée de citoyens de devenir une armée de mercenaires ! Mais travailler pour Carlyle est infiniment moins gratifiant que de travailler pour sa femme ou son mari, ses enfants, ses voisins : la contrepartie psychologique de la discipline ayant disparu, le sens du travail s'est évaporé.

Les dirigeants ont gardé de leur formation une mentalité de bon élève avide de bonnes notes mais, étant des bizuts dans le monde de l'entreprise concurrentielle, ils appliquent avec un zèle maladroit les dernières modes du management. Creusant le fossé qui la sépare de ses agents comme de ses clients, France Telecom cultivera ainsi une anglomanie vulgaire, sous-traitera la maintenance, comprimera ses effectifs, stérilisera sa R&D. Confondant énergie et brutalité, ses dirigeant appelleront les agents au « changement » par des propos déplacés (« la pêche aux moules, c'est fini », leur dira Didier Lombard le 20 janvier 2009).

*     *

L'entreprise dégage du profit : s'il évite les erreurs stratégiques les plus grossières, l'opérateur historique est trop bien placé sur le marché pour pouvoir faire des pertes. Mais France Telecom brûle des parties essentielles, quoique non comptabilisées, de son capital : la compétence et la bonne volonté de ses agents, la confiance de ses clients, la qualité de son réseau (voir Qualité de service : la boucle locale du réseau téléphonique). L'entreprise survivra sans doute, mais en elle quelque chose est mort.

Certes, l'architecture symbolique d'une entreprise peut être restaurée tout comme celle de son langage, de son système d'information, de ses immeubles etc. Mais une telle restauration suppose que les dirigeants soient sensibles à cette architecture, qu'ils sachent y appuyer un levier puis le faire jouer habilement. L'équipe dirigeante possède-t-elle aujourd'hui cette sensibilité-là ? Je l'ignore, mais l'avenir dépend de ce point précis et crucial.

5 commentaires:

  1. Michel,
    Ton texte fournit à la fois un éclairage nouveau et une synthèse. On voit bien que cette "cassure symbolique" est une rupture traumatisante au sein d'un équilibre jusqu'alors soutenu par un sens profond de l'institution.

    Voici les points qui me semblent mériter une réflexion approfondie :

    1. Tu mentionnes en passant le "modèle en couches" de l'organisation. Ce n'est pas qu'une métaphore. Il y a dans toute entreprise un lien étroit entre structure du produit et structure de l'institution. Chez Renault, la mécanique et le rapport de force sont de mises ; au Club Med, les relations se doivent d'être festives etc ...

    2. Il semble évident à travers ce que tu dis que la fierté du personnel et le commandement autoritaire étaient étroitement liés. L'un n'allait pas sans l'autre. Il est possible qu'une certaine dose d'autoritarisme entretenait même cette fierté. J'ai lu il y a quelques mois un article très drôle sur France Telecom en Pologne. Encouragés par leurs collègues français à faire grève, les polonais auraient répondu qu'il n'en était pas question parce que le polonais est un "dur à cuire" (j'édulcore le propos !), ce qui d'une part est vrai, mais montre d'autre part que fierté et une certaine forme de dureté peuvent parfois avoir partie liée. Le BTP en est un autre exemple ; les relations sont parfois un peu rugueuses mais on n'y souffre pas pour autant au travail.

    3. On sous-estime généralement l'identité de l'actionnaire dans les entreprises. France Telecom est un bon exemple ; le changement d'actionnaire, à l'évidence, a correspondu à un changement de vision du monde. Peu importe qu'il soit public, ce qui était important, avant, c'est que toute l'organisation était tournée vers un service. Aujourd'hui, elle est tournée vers le profit. Le paradoxe c'est qu'aujourd'hui, le client n'a que l'apparence du "roi", à grands renforts d'enquêtes de satisfaction et de "Monsieur ceci" et "Monsieur cela". Voici un exemple : il y a peu, un agent m'appelle et me propose une clé de connexion en tout lieu pour mon PC. Je lui dis que ça ne m'intéresse pas et il me demande : "Qu'est-ce qui vous retient ?" Aujourd'hui, le client est une machine à consommer chez qui il faut vaincre les résistances au passage à l'acte. Edward Bernay aux Etats-Unis théorisait déjà dans les années 30 cette "technologie" de la vente ! On oublie trop souvent que l'apparence de modernité d'un management à l'américaine dissimule de vieilles idées archi-éculées.

    4. Précisément, ton terme "Anglomanie vulgaire" a une grande portée. Voici un autre point trop souvent négligé. On sous-estime largement les méfaits de la culture américaine du management appliquée à un environnement culturel français.

    5. Enfin, le seul remède, en effet, est un retour aux sources. Rien de bon ne sortira de France Telecom tant que ses dirigeants négligeront l'identité de cette entreprise, dont la clé est dans son histoire. Rares sont les managers qui admettent qu'à ignorer le passé, on se condamne à le répéter.

    6. C'est la raison pour laquelle je te pose la question suivante : certes il y a une cassure, mais ne crois-tu pas que le drame actuel de France Telecom, c'est qu'une mécanique ancienne, celle de l'autoritarisme, continue à fonctionner aveuglément dans un contexte qui a changé ? Autrement dit, c'est d'une réminiscence que souffre le groupe. On a conservé l'autorité sans le sens. La restauration que tu appelles de tes voeux est possible. Le principe en est simple ; il faudrait conserver le sens sans l'autorité. Le concept est clair, mais sa mise en pratique demande un gros travail et ce ne sont pas les dernières "modes" manageriales qui aideront en quoi que ce soit. Qu'en penses-tu ?

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  2. @DT (j'ai reconnu la plume de Didier Toussaint !)
    "Il faudrait conserver le sens sans l'autorité" ?
    Disons plutôt "sans l'autoritarisme", sans croire que l'autorité suffit à tout. Dans toute entreprise il faut une certaine dose d'"autorité", mais fondée sur le respect envers les agents et l'écoute de leur expérience.
    Pour restaurer le sens il faudrait se focaliser sur la mission de l'entreprise : cette mission n'est pas de créer de la valeur pour l'actionnaire, comme le croient les bizuts, mais de produire efficacement un service utile.
    Cette formulation est d'ailleurs celle qui conforte le mieux la valeur de l'entreprise à moyen terme.
    La dignité du travailleur réside tout entière dans la conscience qu'il peut avoir de l'utilité de son travail. Cette utilité, en l'occurrence, réside d'une part dans la satisfaction individuelle de chaque client, d'autre part dans l'apport du réseau à l'ensemble de la population (et des entreprises) considéré globalement.
    Une restauration du sens aurait pour fondation le respect envers le sérieux professionnel et l'expérience des agents, ses pivots symboliques étant les deux termes "utilité" et "efficacité".

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  3. Bravo pour ce billet - j'y retrouve des thèmes sur lequel je travaille en parallèle, ce qui m'encourage !

    (Et merci à DT pour son commentaire exigeant qui oblige à réfléchir au lieu de gober le billet tel quel !)

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  4. Longtemps prestataire de services (consultant SI) j'ai vécu de telles cassures "de près" (mais avec le recul que peut prendre un consultant prestataire externe).
    On a l'impression de voir deux cultures, la nouvelle plaquée sur l'ancienne... avec parfois le placage qui se décolle.
    Par exemple, dans une de ces entreprises (que je préfère ne pas citer mais qui fait souvent la une) la culture de fond était nettement paternaliste. Votre N+1 est "dur mais juste", il vous "aime bien et châtie bien", il a "toujours raison" et tout le monde accepte cet état de fait.
    Là dessus vient se plaquer une fine couche de culture participative. En surface, on encourage l'initiative, la prise de risque individuelle, l'autonomie. Mais en surface seulement.
    De ce placage mal ajusté résulte beaucoup de souffrance, et aussi beaucoup de perte d'énergie. Ainsi, un jour où j'avais organisé une petite réunion informelle d'une demi-heure pour régler un petit problème ponctuel, voilà le N+1 qui passe et me demande des comptes. "Je n'étais pas au courant de cette réunion, dit-il, vous auriez du me tenir informé". Et le voilà parti pour un petit sermon paternaliste qui a bien duré vingt cinq minutes, où il m'expliquait que je ne pouvais pas impunément monopoliser son équipe, même si c'était pour faire avancer le projet.
    Je me suis platement excusé auprès du "chef", en ajoutant que j'avais quand même mis son N+2 au courant, car il était mon unique correspondant dans l'entreprise . Alors, c'est tout juste si le "chef" ne s'est pas mis au garde à vous, s'excusant à son tour avant de quitter les lieux.
    Cette situation m'a fait sourire plus que souffrir, car j'étais un prestataire extérieur à cette entreprise. Mais j'imagine la souffrance des pauvres salariés devant ce "double bind" : prenez l'initiative, mais uniquement si votre chef est au courant de vos moindres faits et gestes, et surtout ne faites rien sans son autorisation.

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  5. Bonjour,

    Lecteur assidu de votre blog, je savoure chaque fois les analyses que vous produisez sur le monde de l'entreprise et l'informatique.

    Cette lettre m'a fait penser aux réflexions que vous menez sur France Telecom : http://www.frenchleaks.fr/France-Telecom-Orange-la-lettre-de.html

    Bien que difficile à déchiffrer pour qui n'y a pas travaillé, elle semble regorger d'informations sur ce qui s'y trame.

    Pourriez-vous à l'occasion d'un de vos prochains billets donner votre analyse sur ce document ?

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