samedi 11 septembre 2010

La nature et nous

English version

On peut voir la nature selon au moins deux points de vue différents :
- soit on pense qu'elle constitue l'ordre physique du monde, ordre qui obéit à des lois immuables et qui est extérieur à la connaissance et l'action humaines ;
- soit on pense qu'elle est « l'état des choses », c'est-à-dire tout ce qui se présente devant nos intentions et nos désirs comme obstacle ou comme outil : alors elle est transformée par l'extension de nos connaissances ainsi que par notre action.

Le premier point de vue considère la seule nature physique, avec sa complexité qui est un défi pour la connaissance : il nous est impossible d'atteindre la connaissance absolue, complète, de cette nature car notre savoir ne découpe qu'une sphère finie dans un espace illimité. La nature physique est, dans l'absolu, aussi inconnaissable que ne l'est Dieu pour le judaïsme.

Le deuxième point de vue ajoute à la nature physique la sphère de nos savoirs, savoir-faire et artefacts, sphère dont l'extension progressive transforme les obstacles et outils que la nature nous présente. L'art de la navigation transforme l'océan, le tracé d'une route transforme le désert, la construction d'une maison transforme le terrain, nos déchets polluent le sol, l'eau et l'atmosphère.

Ce point de vue étend la notion de nature en englobant, outre la nature physique, la nature humaine et la nature sociale : c'est en ce sens-là que Durkheim disait « il faut considérer les faits sociaux comme des choses ».

Supposons qu'un important gisement de pétrole se trouve sous le sol d'un pays. C'est un fait d'ordre physique, donc indépendant de la connaissance que l'on peut en avoir, mais le jour où ce gisement est découvert ce pays se trouve confronté à des possibilités et dangers nouveaux : en ce sens on peut dire que, pour lui, la nature a changé.

Les propriétés physiques du silicium sont ce qu'elles sont, et ceci depuis toujours. Mais quand nous avons appris à construire des circuits intégrés, nous avons découvert un monde de possibilités nouvelles : cela a transformé la nature, telle du moins qu'elle s'offre à notre action.

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La théorie économique est bâtie sur trois éléments fondamentaux : la fonction d'utilité qui exprime les besoins, la dotation initiale qui répartit la propriété des ressources, la fonction de production qui permet de les transformer en produits utiles. Puis elle exprime comment l'on peut « faire au mieux avec ce que l'on a », agencer la production et l'échange de sorte que l'utilité soit maximale (« optimum de Pareto ») : la théorie économique est une théorie de l'efficacité.

Elle se ramifie selon la façon dont on spécifie ses trois éléments initiaux et selon des hypothèses supplémentaires qu'il faut poser pour explorer la diversité des cas particuliers : ainsi se déploie, à partir d'un point de départ simple, une arborescence complexe que je n'entends pas détailler ici.

Je veux seulement souligner un fait : la théorie économique part d'un état donné des ressources naturelles ou, si l'on accepte mon vocabulaire, de la nature considérée sous le second des points de vue ci-dessus. Il s'agit de faire au mieux avec ce que l'on a une fois « ce que l'on a » donné. Mais elle est mal outillée pour considérer les changements de la donne.

Reprenons l'exemple du pays et du gisement de pétrole. La théorie économique sait dire comment peut s'organiser un pays désertique, privé de ressources naturelles et peuplé de bédouins qui vivent sous la tente. Elle sait dire, aussi, comment ce même pays peut tirer parti du pétrole une fois celui-ci découvert. Mais elle sera mal outillée pour expliquer la transformation que ce pays subit immédiatement après cette découverte, et il lui faudra un délai pour passer du premier modèle au second - délai qui peut être très long si la mise au point du second modèle rencontre un obstacle sociologique ou intellectuel.

Elle sait comment faire à partir d'une nature statique mais elle est mal à l'aise pour considérer une nature en évolution - et si elle possède un modèle de croissance dynamique comme celui de Ramsey, ou un modèle de croissance endogène comme celui de Romer, ces modèles s'appuient tous deux sur une conception statique de la nature.

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La nature a changé au XVIIe siècle en Angleterre : avec l'émergence de la démarche expérimentale un territoire nouveau s'était ouvert à l'action et le système productif a ensuite été progressivement mécanisé. La théorie économique, présente tout entière en germe chez Adam Smith, est l'expression intellectuelle d'une société mécanisée qui se lance à la recherche de l'efficacité. Cette société et cette théorie sauront absorber, par la suite, les perfectionnements qu'apporteront la chimie puis l'électricité.

La théorie économique a ainsi dès sa naissance partie liée avec un système technique (comme dit Bertrand Gille) fondé sur la synergie de la mécanique, la chimie et l'électricité : elle a suivi son développement et exploré ses implications.

Mais voici qu'arrive un nouveau système technique, fondé cette fois sur la synergie de la microélectronique, du logiciel et du réseau - ou, pour dire les choses autrement, sur l'alliage entre le cerveau de l'être humain inséré dans une organisation et l'automate programmable ubiquitaire que lui offre l'informatique.

L'émergence de cet alliage change la donne, modifie les conditions pratiques de l'action, apporte des dangers nouveaux : bref, elle transforme la nature. Mais elle déconcerte la théorie économique, construite pour exprimer une autre nature. Les économistes ne savent donc ni la penser, ni en tirer les conséquences.

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La théorie avait dans les années 1930 connu un désarroi analogue : alors qu'elle avait cru jusqu'alors devoir négliger l'incertitude inhérente au futur, elle a été soudain contrainte de l'assimiler. Ce fut l'apport de Keynes, dont l'œuvre est essentiellement une analyse critique des anticipations.

Le désarroi actuel est plus profond encore, plus radical, car ce sont les éléments fondamentaux de la théorie eux-mêmes qui sont modifiés. Les dotations initiales, la fonction d'utilité, la fonction de production ne s'expriment plus en effet, dans la société informatisée, comme elles le faisaient dans une société dont le système technique s'appuyait sur le triplet mécanique - chimie - électricité.

Certes, la répartition du savoir-faire et de la capacité à s'organiser faisait déjà partie des dotations initiales, mais elle est désormais prépondérante. Certes, la qualité des produits était déjà un des arguments de la fonction d'utilité, mais elle est passée au premier rang. Certes, la fonction de production avait pratiquement toujours comporté, dans les petits volumes, une zone de rendement croissant (elle était parfois assez large pour que le secteur soit un monopole naturel). Mais l'automatisation a tellement étendu cette zone qu'à l'équilibre la concurrence monopoliste, jadis curiosité théorique, s'impose désormais dans la plupart des secteurs et supplante le couple autrefois canonique que formaient le monopole et la concurrence parfaite.

Les conséquences de l'informatisation crèvent les yeux : déformation de la structure de l'emploi et des échanges internationaux, baisse du coût du transport, mondialisation, financiarisation, délocalisation, caractère hybride des produits (devenus des assemblages de biens et services) et de leur production (faite par plusieurs entreprises organisées en partenariats), rôle crucial du système d'information, violence extrême enfin de la concurrence associée à l'émergence d'une prédation de grande ampleur.

Ces conséquences, les économistes les voient bien sûr et ils les décrivent une par une dans des travaux monographiques détaillés. Mais ils ne les rattachent pas à la cause qui les explique tous, ils ne remontent pas jusqu'au changement de système technique qui en est le ressort. Ils se contentent pour l'essentiel de décrire alors qu'il faudrait expliquer et, quand ils tentent d'expliquer, ils obéissent à une sociologie professionnelle qui les contraint à chercher dans le vocabulaire de l'économie l'explication de tout ce qui est économique (tout comme les sociologues prétendent trouver, dans la sociologie elle-même, l'explication de tout ce qui est sociologique).

C'est donc par la conjoncture économique, le cycle économique, le comportement des agents économiques qu'ils vont s'efforcer d'expliquer les phénomènes qu'ils constatent, et non par une transformation des ressources naturelles qui modifie les conditions pratiques de l'action, les possibilités qui lui sont offertes et les risques qui les accompagnent.

Ils vont ainsi expliquer la crise financière par l'avidité (greed), la peur (fear), l'excès de confiance en soi (overconfidence), l'effondrement moral (moral meltdown), la recherche du profit immédiat (need for short-term gratification) etc. (Hersh Shefrin, Beyond Greed and Fear, Oxford University Press, 2007).

Mais ils n'expliquent pas pourquoi de tels comportements se sont imposés : il leur aurait fallu pour cela identifier la cause matérielle qui, les ayant d'abord rendus possibles, les a finalement rendus obligatoires car celui qui ne s'y pliait pas était éjecté de sa profession.

Cette cause matérielle, c'est l'informatisation de la finance : elle a unifié le marché mondial, facilité l'automatisation et dévalorisé d'autant le contrôle humain, déséquilibré l'arbitrage rendement-risque en réduisant la perception du risque, et il en est résulté une course effrénée au rendement. On connaît la suite.

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La théorie économique peut, sans doute, surmonter ses propres limites : il suffirait pour cela qu'elle s'assimilât la démarche historique de Bertrand Gille (Histoire des techniques, Gallimard, La Pléiade, 1978), qu'elle s'assimilât donc les transformations de la nature, des ressources naturelles, qui résultent du passage d'un système technique à l'autre.

Mais la corporation a jusqu'à présent préféré rester dans son ornière familière tout comme le faisaient les économistes des années 30 lorsqu'ils refusaient d'écouter Keynes. Parlez en effet d'informatique à des économistes et vous verrez comme ils sont méprisants. « C'est du technicisme étroit », disent-ils (dans leur langage le « technicisme » est toujours « étroit »), car ils estiment voir les choses de plus haut, et de façon plus large, que ne le font des « techniciens » au savoir ancillaire.

Lors d'une conférence à l'école des Ponts et Chaussées dans les années 1980 j'avais dit que le réseau était en train de devenir une place de marché. « Il n'y a rien de neuf là-dedans, déclara alors un économiste des plus distingués : depuis longtemps, les hommes d'affaires utilisent le téléphone ». Dans les années 1990, le Commissariat général du Plan a refusé de lancer une étude sur l'informatisation : « l'informatique, c'est de la technique et non de l'économie », disaient ses experts.

Encore une autre anecdote parmi toutes celles qui illustrent la même attitude. Parlant un jour de la fonction de production, je fus interrompu par un économiste porteur d'un nom célèbre. « La fonction de production, dit-il avec une moue dédaigneuse, c'est un concept d'ingénieur, ce n'est pas de l'économie. La seule chose qui compte en économie, c'est l'offre et la demande ». Ne voulant connaître que l'équilibre partiel, il ignorait sans doute que l'offre et la demande s'obtiennent, par calcul différentiel, à partir des trois éléments fondamentaux cités ci-dessus - et donc qu'elles dépendent, en particulier, de la fonction de production.

Le mépris condescendant des économistes envers la « technique » est pour eux un handicap à la fois sociologique et intellectuel : il les empêche de comprendre et donc de s'expliquer les phénomènes qu'ils constatent.

Pendant qu'ils ferment ainsi leurs oreilles, l'informatisation transforme la nature et le monde tout comme le firent, au XVIIIe siècle, la mécanisation et la chimisation, tout comme l'ont fait à la fin du XIXe siècle l'électrification et la motorisation. Ce sont les réussites et les échecs de l'informatisation qui, dans quelques décennies, classeront les nations selon leur puissance et leur richesse.

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Certes, l'expression « nouvelle économie » fait se hausser les épaules des gens bien informés : la bulle spéculative qui s'est formée dans les années 1990 autour de l'Internet a fait beaucoup de dupes et cela a laissé des traces. Mais il ne faudrait pas que l'accident qui a donné une si mauvaise réputation aux « nouvelles technologies » empêche de voir l'émergence d'une économie effectivement nouvelle et de prendre les repères nécessaires pour y agir efficacement.

Cela suppose de faire l'effort de comprendre l'informatique et pour cela il ne faut pas se contenter du savoir-faire superficiel que l'on acquiert en utilisant un micro-ordinateur : il faut se plonger dans le contenu de la démarche d'informatisation, les systèmes d'information, l'architecture des réseaux, l'art de la programmation etc. C'est un vrai travail et, en un sens, on peut comprendre que les économistes renâclent : ayant dû travailler dur pour comprendre leur propre discipline, ils estiment en savoir assez pour parler avec autorité.

Eh bien ce n'est pas le cas. Leur façon d'utiliser le mot « numérique » pour désigner l'informatisation prouve, à elle seule, qu'ils n'y ont rien compris. Car s'il est vrai que tous les documents et tous les programmes sont transcrits en 0 et 1 pour passer par le processeur, la « numérisation » qui s'effectue ainsi dans les couches les plus basses de la machine ne résume aucunement le fonctionnement des couches supérieures que l'informatisation comporte aussi : système d'exploitation, compilation, langage de programmation, applications, processus professionnels, sémantique - auxquelles il faut ajouter les couches anthropologique (psychologie, sociologie, valeurs) et géopolitique. Le mot « numérique » masque la réalité de l'informatisation et ne se plie que trop commodément à la paresse intellectuelle.

Que les économistes s'y mettent donc ! Qu'ils lisent attentivement Histoire des Techniques de Bertrand Gille, Hackers de Steven Levy, The Soul of a New Machine de Tracy Kidder, qu'ils lisent De l'informatique (ce livre a été écrit pour eux), qu'ils s'imprègnent de The Art of Computer Programming de Donald Knuth, qu'ils apprennent à raisonner selon un modèle en couches etc. : ils acquerront ainsi, progressivement, le savoir qui leur est nécessaire pour pouvoir élaborer les modèles économiques dont a besoin la société informatisée.

Et parmi eux pourra alors, enfin, se lever l'Adam Smith ou le John Maynard Keynes qui saura exprimer la nouvelle économie.

4 commentaires:

  1. J'aurais une question complémentaire par rapport aux thèses que vous développez : que pensez-vous du "Cloud Computing" ? Si l'on considère celui-ci comme une sous-traitance de son informatique, qui est alors considérée comme une source d'énergie de calcul au même titre qu'un abonnement EDF est une source d'électricité, il me semble alors qu'elle perd tout son intérêt. L'informatisation consiste à utiliser la puissance de calcul et de gestion des données, au profit d'un modèle qui nous est propre, et devrait permettre à l'entreprise de démultiplier son savoir-faire en tant qu'il lui est unique. Par ailleurs, il est clair que la possession des équipements, et même des logiciels n'offre pas d'intérêt. Le "cloud computing" permet des économies par mutualisation des matériels partagés entre les différents utilisateurs. Mais le vendeur de "Cloud Computing" tire surtout son bénéfice par le partage d'un modèle de données simplifié et peu flexible. Il en est de même pour le traitement de ces données.
    Il semble pourtant que la plupart des entreprises partent dans cette direction pour des raisons de diminution de leurs coûts. Pensez-vous qu'il s'agit d'une erreur de stratégie ou bien que l'on peut aller dans cette direction, tout en gardant une valeur ajoutée à l'informatisation de l'entreprise ?
    Merci pour l'ensemble de vos publications.

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  2. @René
    Le Cloud computing est une façon de commercialiser, sur le réseau, de l'espace mémoire et de la puissance de traitement. Il pose d'évidents problèmes de sécurité.
    Pas plus que les progiciels d'ERP, il n'exonère l'entreprise de la responsabilité du système d'information. Il ne constitue donc pas une "sous-traitance de l'informatique".
    Celle-ci ne se réduit pas à une puissance de calcul : le système d'information doit définir, au-dessus de cette ressource physique, la sémantique de l'entreprise ainsi que l'organisation de ses processus et de leur supervision.
    Le Cloud ne fait qu'accentuer l'ubiquité de l'informatique : la localisation physique des serveurs est devenue indifférente (comme on le constate déjà sur le Web), seule compte le fait que la ressource soit accessible sous la seule contrainte des habilitations.
    Une fois maîtrisées les questions de sécurité, le Cloud peut être une bonne solution pour une entreprise.

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  3. ChdessusATorange.fr25 octobre 2010 à 16:50

    En lisant votre article, je me dis que je suis une bête à part : j'ai commencé par faire 5 années d'économie à l'université pour ensuite travailler dans l'informatique afin de plonger au coeur des organisations et comprendre leurs mécanismes !!!
    Si vous souhaitez que je forme vos économistes à la mise en oeuvre d'un système d'information et à l'amélioration de l'efficacité grâce à la modélisation des processus : il n'y a qu'à demander !

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  4. Excellent billet, bravo et merci. "Elle sait comment faire à partir d'une nature statique mais elle est mal à l'aise pour considérer une nature en évolution" -> je ne l'avais jamais remarqué. C'est pourtant essentiel.

    Cela résonne pour moi avec la phrase de Jean-Marc Jancovici - citation libre - "entre un économiste qui me dit que les prix du pétrole baissent et un physicien qui me dit que les stocks de pétrole baissent, je ferais plutôt confiance au physicien".

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