lundi 11 avril 2011

Informatisation et compétitivité

Je reproduis ci-dessous le texte de mon exposé le 4 avril 2011 à la fondation Res Publica, think tank qu'anime Jean-Pierre Chevènement.

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Le monde a changé, mais le savons-nous ?

Dans beaucoup d'entreprises, l'informatique est considérée comme un « centre de coûts », comme une dépense qu'il convient de comprimer. Pour beaucoup de dirigeants, il s'agit d'une question technique qu'ils jugent indigne de retenir l'attention d'un stratège.

Pourtant l'informatisation a changé le monde, et donc notre façon d'agir et de penser.

Elle a changé le monde parce que les réseaux, l'Internet en particulier, ont supprimé les effets de la distance géographique : la relation entre mon ordinateur et un serveur quelconque est la même, qu'il soit situé dans le même immeuble ou à l'autre bout du monde. Étant également accessible de partout, le « cyberespace » est ubiquitaire. L'informatique ayant par ailleurs permis d'automatiser la logistique des containers, le coût du transport des biens non pondéreux est devenu négligeable. Tout cela concourt, pour le meilleur et pour le pire, à une mondialisation de l'économie qui a complétement transformé les conditions de la concurrence comme de l'équilibre économique.

Nous reviendrons sur d'autres aspects du phénomène : il est utile, dans cette introduction, de considérer une analogie éclairante.

À la charnière des XVIIIe et XIXe siècle la richesse relative des nations a été bouleversée par l'industrialisation – ou, pour être plus précis, par la mécanisation et la chimisation du système productif d'abord en Grande-Bretagne, puis en France et en Allemagne.

Les pays qui se sont tenus à l'écart de cette évolution ont bientôt été dominés et parfois même colonisés : ce fut le cas de la Chine qui avait été au XVIIe siècle la plus riche, la plus prospère des nations – les paysans chinois étaient alors plus à l'aise que les paysans français et cela avait impressionné les missionnaires jésuites. Mais comme la dynastie mandchoue, profondément conservatrice, avait refusé l'industrialisation, la Chine devint au XIXe siècle une proie pour les pays industrialisés.

Eh bien l'informatisation succède aujourd'hui à l'industrialisation – nous dirons plutôt, pour être plus précis, qu'elle constitue l'étape actuelle de l'industrialisation. Son émergence ne supprime ni la mécanique, ni la chimie – pas plus que la mécanisation n'avait supprimé l'agriculture qui avait été, jusqu'au XVIIIe siècle, la principale source de richesse – mais elle les transforme.

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Cela nous invite à approfondir, à enrichir les exigences de la compétitivité. Lorsque la technique est stable, ou du moins lorsque l'économie reste dans un même système technique fût-il évolutif, la compétitivité peut jouer sur deux attributs des produits : le prix et la qualité. Lorsque l'économie migre en masse d'un système technique à l'autre, il ne suffit pas pour une entreprise, pour un pays, de s'appliquer au prix et à la qualité des produits : il faut aussi se réorganiser, se redéfinir dans le cadre du nouveau système technique.

De ce point de vue on peut s'inquiéter pour la France. Si l'on considère la valeur du PIB elle est classée cinquième parmi les nations. Si l'on considère l'informatisation, les études disponibles la classent vingtième (OCDE, The Economist etc.). Pourra-t-elle rester cinquième selon la richesse alors qu'elle est vingtième selon la maîtrise des techniques fondamentales ? Bien sûr que non. Elle risque plutôt de se retrouver dominée, colonisée, comme le furent au XIXe siècle la Chine et les autres pays qui ne s'étaient pas industrialisés.

Regardez les grands accidents industriels, les grands échecs de l'industrie contemporaine : ils ont presque tous pour cause un problème informatique. La construction de l'A380 a été ralentie parce que les Français et les Allemands n'utilisaient pas le même logiciel pour le plan de câblage. La mise au point de l'A400M est ralentie parce que l'on peine à mettre au point le programme informatique qui commande ses moteurs. La fusée Ariane a explosé à cause d'une bogue dans un logiciel.

Dans la conception des produits, l'informatique occupe une place prépondérante : d'abord parce que l'on utilise massivement la simulation en 3D pour préciser le dessin et l'ajustement des pièces qui le composent, mais aussi parce que l'informatisation a transformé la mécanique. Auparavant, la transmission d'information, la synchronisation des organes d'une machine, d'un moteur, étaient réalisées à l'aide d'engrenages, arbres à cames, courroies, poulies etc. Elle est de plus en plus réalisée par des composants électroniques, des bus informatiques et des logiciels et cela la rend à la fois plus précise et plus riche en possibilités.

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Oui, le monde a changé, la nature a changé – si l'on accepte d'appeler « nature » non seulement la nature physique et biologique, mais aussi l'état des choses qui résulte de l'action humaine : une fois qu'une maison a été construite ou qu'une route a été tracée, ces artefacts dont la conception est sortie de l'esprit humain s'agrègent au monde de la nature qui s'offre à notre action comme ressource, outil et obstacle.

Il en est résulté dans les entreprises un changement brutal de la structure de l'emploi, de la nature des produits et de la façon de produire. Ce changement a été plus subi que voulu ou même pensé : il s'est produit sous la pression de la nécessité et ses conséquences se déploient avec la vigueur d'un phénomène naturel.

La production des biens s'est massivement automatisée : dans une usine, presque tout est fait par des automates (il suffit pour s'en convaincre de visiter des usines, ou à défaut de regarder la série « Comment c'est fait » sur Discovery Channel) : seul reste à faire le travail de supervision, de réglage, de maintenance, et aussi parfois l'emballage parce que celui-ci est trop difficile à automatiser. Bien sûr cette automatisation a un coût qui ne fait que renchérir la conception du produit : l'entreprise contemporaine est ultra-capitalistique car l'essentiel du coût de production réside dans l'investissement initial.

Les effectifs consacrés à la conception sont donc plus importants qu'autrefois. Les entreprises qui veulent satisfaire et fidéliser leurs clients doivent par ailleurs développer des services financiers, de conseil, d'assistance, de maintenance etc. L'emploi, chassé de la production physique, se retrouve ainsi dans le déploiement de la conception et des services.

L'évolution de la façon de produire change la façon de penser. L'informatisation implique d'équiper l'entreprise d'une doublure informationnelle, d'un langage qui représente dans le système d'information les êtres avec lesquels elle est en relation et sur lesquels elle agit. Cela suppose une « pratique de l'abstraction », une abstraction à finalité pratique qui diffère beaucoup de l'abstraction contemplative, héritée de notre tradition intellectuelle et déconnectée de l'action.

Elle modifie aussi l'organisation et la façon d'agir. Dans l'entreprise industrielle, mécanisée d'autrefois, la conception et l'organisation étaient le fait d'une petite équipe d'ingénieurs et de dirigeants puis la production était réalisée, de façon répétitive, par une foule d'ouvriers travaillant selon des consignes strictes. Dans l'entreprise informatisée, le travail répétitif est automatisé : seule reste à faire par l'être humain la partie non répétitive ou même imprévisible du travail.

Ainsi le « cerveau d’œuvre » a remplacé la main d’œuvre, et il lui est demandé de prendre des décisions, d'exercer des responsabilités que l'organisation ne peut pas assurer : traiter la demande qu'un client formule dans un langage qui n'est pas celui de l'entreprise, agir à chaud pour régler un incident, bref agir à l'interface entre l'entreprise et la nature extérieure à l'entreprise – que ce soit la nature des matières premières, celle des techniques, ou celle des besoins des clients. L'informatisation ne se réduit pas à une automatisation : elle a fait émerger un être nouveau, l'alliage du cerveau humain et de l'automate.

Nous pourrions détailler d'autres conséquence de l'informatisation : la diversification des produits, la nécessité de partenariats, la relation transcanal avec les clients – mais ce n'est pas le but principal de cet exposé. Regardons plutôt ce qui se passe dans les entreprises et, à un niveau plus global, dans la société tout entière.

Les entreprises avancent et évoluent, certes, mais comme à reculons, donc lentement et en faisant beaucoup d'erreurs. Dans leur majorité, comme nous l'avons dit, les dirigeants n'ont pas compris l'informatisation et ils n'en tirent pas les conséquences. La qualité du système d'information n'étant pas évaluée dans le bilan d'une entreprise, ceux qui ne pensent qu'à « maximiser le profit » ou à « créer de la valeur pour l'actionnaire » n'en perçoivent pas la nécessité.

Si les entreprises étaient bien organisées et mettaient efficacement en scène l'alliage du cerveau humain et de l'automate, la France serait compétitive et le plein-emploi serait assuré. Il est trop évident que nous en sommes loin. Beaucoup de décisions stratégiques sont prises au rebours de ce qui serait nécessaire. Pour faire des économies de bouts de chandelle, l'entreprise sous-traitera sa relation avec les clients – le centre d'appel, le service de dépannage etc. – et gaspillera ainsi l'expérience précieuse qui s'acquiert à la première ligne. De façon très générale les entreprises répugnent à développer les services pourtant nécessaires à la qualité de leur produit : elles croient que les services, « ce n'est pas de la production », et que seuls méritent le nom de « produit » les biens que l'on peut toucher de ses mains et soupeser.

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L'informatisation, il faut le dire, apporte autant de risques que de possibilités. Les automates tombent en panne, les logiciels ont des défauts : il faut donc une supervision attentive, il faut se protéger des manœuvres malveillantes. Il faut aussi ne pas être dupe de la puissance des automates.

On peut expliquer la crise financière par l'illusion de sécurité qu'apporte l'informatique et par la puissance incontrôlée qu'elle a mise entre les mains des opérateurs : lorsque la sensation du risque disparaît, l'arbitrage entre rendement et risque qui fait le cœur de la finance est déséquilibré et le risque réel croît jusqu'à la catastrophe.

L'informatique a donné d'ailleurs, avec la complicité des banques et de pays voyous, l'arme du blanchiment à des prédateurs qui font fortune en s'emparant de patrimoines mal protégés et en les dépeçant. Les gains que procurent la fraude, la corruption et la criminalité peuvent aussi se recycler dans l'économie légale : la mafia a pris le contrôle de régions entières, de secteurs de l'économie, voire dans certains pays du pouvoir politique – et cela ne lui aurait pas été possible sans le blanchiment informatisé.

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Face aux possibilités et aux risques que nous venons de décrire sommairement, où en est la prise de conscience de la société ? Où en sont les économistes ? Quelle est l'initiative du politique ?

La société est fascinée par des gadgets, iPhones et autres iPads, dont la commodité lui donne l'illusion que « l'informatique, au fond, c'est très simple » et qu'il n'y a donc pas à se casser la tête. Cette conviction est renforcée par la virtuosité des adolescents dans l'utilisation du clavier et de la souris, ou dans le chat et les jeux sur l'Internet – il y a pourtant loin entre cette virtuosité et la compétence en modélisation et en programmation qui est nécessaire pour mettre en place un système d'information.

La science économique, née en 1776 avec la Richesse des nations d'Adam Smith, s'est formée en symbiose avec l'industrialisation. Elle peine donc à assimiler le nouveau système technique et beaucoup de ses recommandations sont à contre-courant : ni l'apologie de la concurrence et du libre échange, ni la démolition du service public à laquelle les « libéraux » s'acharnent, ne sont de mise dans une économie informatisée.

Le politique, lui, est fasciné par le « numérique » : il déploie des réseaux en fibre optique et des micro-ordinateurs, il « dématérialise » les paperasses, mais tout cela reste marginal par rapport au phénomène. On ne voit jamais mentionner l'informatisation parmi les priorités de la nation. Et pourtant s'il est vrai comme nous le croyons qu'elle est la forme actuelle de l'industrialisation, que sa réussite conditionne à terme la place de notre pays et son droit à la parole dans le concert des nations, il serait temps que les politiques l'assument et nous en parlent.

Quelles sont d'ailleurs les priorités de la population française ? L'éducation, la santé, l'emploi, la justice, le logement : sur chacune de ces priorités, l'informatisation peut apporter une efficacité inédite. Mais sans doute préfère-t-on, pour pouvoir gagner les élections, créer de l'inquiétude à droite en évoquant une insécurité fantasmatique et en érigeant l’immigration en épouvantail – ou, à gauche, en promettant toujours plus d'assistance à une population à laquelle on ne sait pas offrir de travail tandis que des extrémistes ne rêvent à rien moins que de mettre par terre toutes les institutions et l'économie avec elles.

La classe politique, dans son ensemble, n'a pas perçu le changement du système technique qui s'est produit depuis 1975 : elle reste aveugle devant la transformation que ce changement provoque dans le système productif et, plus généralement, dans la société.

6 commentaires:

  1. Il ne me semble pas que les smart-phones soient des gadgets. Ils sont une des étapes de la formation de cet alliage dont vous parlez si souvent. L'informatique s'est démocratisée et se répand dans toutes les générations ce qui implique des efforts ergonomiques nécessaires qui masquent la complexité. Cette informatisation du quotidien a provoqué des modifications comportementales qui dépassent de loin le cadre du travail. Il est difficile de les nommer, de les décrire, de les réguler. Des formes de politesse sont à créer, un seul logiciel peut être utilisé pour milles usages différents et fait appel à la créativité parfois maladroite des utilisateurs. Tout ceci est aujourd'hui dans toutes les bouches. Les difficultés sociales que cela génère n'en reste cependant pas moins importante. La prise de conscience est largement faite, les solutions, elles, ne sont pas matures et il faudra beaucoup d'erreurs et beaucoup de temps pour qu'elles le soient. L'angoisse, les mauvais comportements, les investissements douteux, voire la difficulté à se projeter dans l'avenir, l'obsolescence accélérée des compétences générés sont tels que la tentation destructrice du retour en arrière est forte, la volonté de conserver son pouvoir en campant sur ses positions acquises ou ses petites recettes toutes faites aussi. On peut noter également l'innovation désordonnées, mal maîtrisée, non suivie, abandonnée en fonction de phénomènes de mode volatiles et frivoles. La France 20ème ? Cela s'explique aisément. Effectivement la réflexion stratégique en ce domaine manque du simple fait que le désordre semé en arrange plus d'un en fabricant un travail absurde, qui génère de l"entropie", pour reprendre un mot qui revient souvent dans vos propos, mais procure des revenus parfois bien mal acquis.

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  2. @Anonyme
    Vous avez raison, je me suis mal exprimé : ni l'iPhone, ni l'iPad ne sont des gadgets. Mais c'est ainsi qu'ils sont souvent considérés et cela déforme le jugement porté sur l'informatisation.

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  3. Bonjour Michel,

    Il me semble qu'il manque une troisième dimension qui risque de perturber un peu plus le paysage présenté : la limite des ressources naturelles et des matières premières.

    Pour reprendre la phrase du nouveau candidat du mercredi, "Limiter la croissance pour un économiste, c'est une hérésie. Favoriser la croissance pour un écologiste, c'est une hérésie". Informatique ou pas.

    Mais ces mêmes outils informatiques permettent l'accès permanent et immédiat à l'information. Du coup, à l'écart grandissant entre les riches et les pauvres, les développés et les sous-développés, nous ajoutons l'humiliation car tout le monde maintenant le sait et le diffuse.

    Deux cas de figure :
    - soit les politiques captent le message et les enjeux et travaillent intelligemment à trouver des solutions pérennes en intégrant la dimension que vous avez exposée.
    - soit ils se cachent la face ou jouent l'autruche et pour eux et, d'une façon ou d'une autre, ça "pétera".

    Je veux cependant garder espoir car dans notre pratique quotidienne d'accompagnement des entreprises et des structures publiques dans l'intégration des TIC dans leurs environnements, nous arrivons à leur faire définir la valeur ajoutée de ces outils au travers de retours d'expériences, de cas pratiques et de maquettes.

    Oh,ils partent de loin du style "je veux un marteau" et arrivent en final à "voilà ce que je veux construire et pourquoi". Par l'exemple et la pratique ils commencent par dire "ça j'aime, ça je n'aime pas et il me manque" et nous poursuivons la réflexion en tirant sur le bout de la pelote pour revenir à leur métier et élargir la vision des choses. Le bon sens revient, la réalité s'impose et l'objectif se dessine en mesurant les impacts.

    Enfin, c'est juste mon avis.

    Phil.

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  4. "La classe politique, dans son ensemble, n'a pas perçu le changement du système technique qui s'est produit depuis 1975", tout simplement parce que nous avons gardé 30 ans la même classe politique qui imposait son prisme d'analyse de la société.

    Nous sommes à une époque charnière où commence tout juste à arriver aux affaire une nouvelle génération susceptible de comprendre ces enjeux "naturellement" (sans qu'il faille lui décrypter). Cependant, certains de l'ancienne génération ont montré leur capacité à apprendre, mais ils sont hélas trop peu nombreux (Roccard m'a impressionné avec son travail au parlement européen, lui qui ne savait même pas se servir d'une souris, a compris les enjeux de interopérabilité).

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  5. Vos propos sur l'importance de la relation client trouvent écho chez Amazon. Je viens d'apprendre que chaque employé, pdg compris, doit venir à la hotline 2j / 2 ans pour aider le client.
    (slide 25 sur http://www.slideshare.net/faberNovel/amazoncom-lempire-cach)

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  6. "Il me semble qu'il manque une troisième dimension qui risque de perturber un peu plus le paysage présenté : la limite des ressources naturelles et des matières premières."

    Totalement d'accord avec vous Phil !
    Tim Jackson avance des piste intéressante pour faire face à ce défi :

    http://cedric.ringenbach.com/2011/02/26/tim-jackson-prosperite-sans-croissance/

    Montebourg (proche de Chevènement) l'a lu !

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