lundi 23 mai 2011

Vers la maturité

(Ce texte appartient à la série D'un monde à l'autre)

Napoléon avait mesuré l'avantage que l'industrialisation pouvait procurer aux nations. Dans le traîneau qui le ramène de Russie en décembre 1812 il se confie à Caulaincourt : « On a beau faire, dit-il, c’est moi qui ai créé l’industrie en France. Le but du système continental est de créer en France et en Allemagne une industrie qui l’affranchisse de celle de l’Angleterre [10] ».

L'industrialisation avait démarré vers 1775, l'informatisation a débuté vers 1975 : pouvons-nous espérer que nos politiques auront en 2012 compris et sa nature, et son importance ?

On doit craindre plutôt qu'ils n'aient pas, sur ce point, un jugement aussi pénétrant que celui de l'empereur. Leurs initiatives restent en effet terriblement limitées en regard de l'ampleur du phénomène : tandis que les grands systèmes de la nation (enseignement, santé, justice etc.) s'informatisent dans le désordre et comme à reculons, le législateur se focalise sur les droits d'auteur des produits culturels.

Les économistes sont pour une part responsables de cette inconscience. Adam Smith avait dès 1776 publié, avec la Richesse des Nations, le modèle qui permettait de penser l'industrialisation. Mais ce modèle, ayant inauguré la théorie économique, a comme emmailloté celle-ci dans l'alliage de la main d’œuvre et de la machine.

Pour penser l'informatisation il faudra retrouver l'énergie créatrice qui en son temps a permis à Smith de modéliser l'industrialisation, puis appliquer cette énergie à l'alliage du cerveau d’œuvre et de l'automate que fait émerger l'informatisation. Ce travail n'est pas impossible mais il sera difficile car il suppose de rebâtir l'imposant édifice théorique, mathématique, statistique, comptable et institutionnel qui a été construit pour faire mûrir les germes que contient l’œuvre de Smith.

*     *

Les politiques, les économistes, les dirigeants des entreprises, la société tout entière portent cependant une responsabilité historique.

Il est sans doute compréhensible, et même normal, qu'un changement de système technique suscite un désarroi, de l'inefficacité, et donc une crise à la fois économique, sociologique et mentale pendant une période de transition.

L'histoire montre en effet que les sociétés, lorsqu'elles rencontrent une telle situation, sont tentées par un suicide collectif : les guerres de religion ont fait suite à la Renaissance, des guerres européennes puis mondiales ont fait suite à la première (1775) puis à la deuxième (1875) révolution industrielle. Des totalitarismes enfin ont cru conforter l'alliage qui sous-tend l'industrialisation en assimilant l'être humain à la machine – mais cela revenait, en fait, à nier cet alliage en le réduisant à une seule de ses composantes.

Nous avons aujourd'hui le choix entre d'une part bâtir une civilisation ultra-moderne dont l'architecture reste à définir, ou bien d'autre part subir une barbarie ultra-violente : on voit déjà s'amorcer un retour à la prédation féodale et aussi une assimilation de l'être humain à l'ordinateur, négation de leur alliage.

Si l'on se rappelle les précédents historiques il est probable que notre société ne pourra accéder à la civilisation qu'après un passage par la barbarie. Il faut faire en sorte, pour limiter les dégâts, que ce passage soit le plus bref possible : c'est en cela que réside la responsabilité des générations actuelles.
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[10] Caulaincourt, Mémoires, Plon, 1933, vol. 2, p. 215 et 261.

4 commentaires:

  1. Votre billet précédent donne une excellente piste quand il évoque le "savoir-vivre avec les systèmes d'information". Votre billet montre que ce n'est pas une question d'arrondir les angles ou de garder un chouïa d'humanisme pour faire joli : il s'agit au contraire de trouver une articulation performante - au jour le jour comme en situation de crise - entre humains et machines.

    Et la performance, la maîtrise des risques, sont des choses qui devraient intéresser les décideurs d'aujourd'hui.

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  2. Bonjour,
    Les gouvernants semblent prendre peu à peu conscience de l'ampleur du phénomène, en témoigne le tout récent discours de Nicolas Sarkozy à l'e-G8 : http://www.youtube.com/watch?v=TsAQHIFFvAY
    L'accent de ce sommet semble malheureusement trop porté sur la préservation d'intérêts particuliers (des anciennes formes de création qui sont quoi qu'il arrive amenées à disparaître), mais pourtant le discours de Nicolas Sarkozy semble marquer une vraie prise de conscience.
    Qu'en pensez-vous ? Cela reste-t-il selon vous des paroles en l'air ? Faut-il encourager ce genre de rapprochement entre les politiques et l'internet ?
    Votre avis sur la question serait très instructif.

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  3. @Anonyme
    L'e-G8 est consacré à l'économie des produits culturels, aux droits d'auteur.
    Ainsi les médias accaparent l'attention. Mais l'essentiel du numérique réside dans les entreprises et les services publics, dans le système productif où il transforme l'organisation, le contenu du travail, la nature des produits etc. De tout cela, l'e-G8 ne parle pas.

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  4. Merci pour votre réponse rapide !

    Effectivement, si vous avez le courage de regarder la deuxième partie de la vidéo (session de questions/réponses), on voit que la question sur l'utilisation du numérique (par tarik krim, fondateur de netvibes (je crois)) dans les services publics est ramenée par Nicolas Sarkozy à l'utilisation de Twitter par le cabinet présidentiel pour s'informer, ce qui est peu de chose !
    J'espère sincèrement que la prise de conscience se fera rapidement et de façon plus profonde.

    Le même anonyme

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