vendredi 23 décembre 2011

Fawn Brodie, Un diable d'homme, Libella 2011

Le « diable d'homme » dont il s'agit, c'est Richard Burton – non l'acteur (1925-1984), mais l'explorateur (1821-1890).

L'auteur de cette biographie suit les démarches de la psychanalyse pour comprendre son sujet. Certains ont critiqué cette méthode mais elle m'a paru intéressante et, en l'occurrence, justifiée par la complexité du personnage.

Burton a été, comme T. E. Lawrence, Lesley Blanch et tant d'autres, de ces Britanniques qu'ont attirés le grand large, le vaste monde, les cultures orientales, les mœurs exotiques : ils voulaient s'échapper des brumes de la Grande-Bretagne comme du carcan de la morale victorienne.

Contrairement à d'autres explorateurs que seule la géographie intéresse Burton a étudié les civilisations, les langues et les mœurs. Il a été l'un des pionniers de l'anthropologie. Il se déguisait pour se fondre dans une population : déguisé ainsi en musulman, il a fait à ses risques et périls le pèlerinage de la Mecque. Il maîtrisait plusieurs dizaines de langues et dialectes, ce qui émerveillait ses contemporains. Ses traductions en anglais sont admirées pour leur exactitude et leur élégance.

Chacun peut sans doute apprendre autant de langues que Burton, mais à condition de se soumettre à une méthode très exigeante. Un tel effort n'est sans doute possible que si l'on est, comme Burton, passionnément attiré par la connaissance de l'Autre, cet « autre » multiple qui réside au cœur de chaque culture, de chaque facette d'une humanité commune à tous.

Je cite le passage où il décrit sa méthode (p. 88) : elle peut servir à ceux qui doivent apprendre rapidement une langue nouvelle :

« Je me munis tout simplement d'une grammaire et d'un livre de vocabulaire, recopiai les formes et les mots qui, je le savais, étaient absolument nécessaires, puis les appris par cœur en m'aidant de feuillets que j'avais toujours en poche pour les consulter durant la journée à mes moments perdus. Jamais je ne travaillais plus d'un quart d'heure d'affilée, car passé ce temps-là le cerveau perd de sa vivacité. Après avoir appris sans peine trois cents mots environ par semaine, je parcourais quelque ouvrage de lecture facile (l'un des Évangiles est ce que l'on trouve de plus accessible), et j'y soulignais tous les mots dont je souhaitais me souvenir, afin de relire mon crayonnage au moins une fois par jour. Une fois mon livre terminé, alors j'étudiais attentivement les détails grammaticaux, puis je passais à un autre ouvrage dont le sujet me passionnait. À ce moment-là, les vannes de la langue m'étaient pour ainsi dire ouvertes, et les progrès allaient bon train. Lorsqu'il m'arrivait de tomber sur un son qui m'était inconnu – 'aïn, en arabe, par exemple -, alors j'habituais ma langue à le formuler en le répétant des milliers de fois par jour. Quand je lisais, c'était invariablement à haute voix, afin de mémoriser d'oreille les différents sons. J'adorais les caractères les plus compliqués, aussi bien en chinois qu'en cunéiforme, car je sentais qu'ils s'imprimaient d'eux-mêmes sur l’œil, et plus fortement, que les sempiternelles lettres romaines... Chaque fois que je conversais avec quelqu'un dans une langue que j'étais en train d'apprendre, je me donnais la peine de répéter en silence les mots que je venais d'entendre, et d'apprendre de cette façon-là les particularités de la prononciation et de l'accent tonique ».

*     *

La pudibonderie victorienne exaspérait Burton qui estimait devoir décrire exactement ce qu'il avait vu et notamment les mœurs sexuelles des populations qu'il avait étudiées. Le même souci d'exactitude lui fit publier une traduction non expurgée des Mille et une nuits. Cette attitude, qui ne choquerait personne aujourd'hui, lui donna en son temps une réputation sulfureuse de pornographe érudit. Sa femme, après sa mort, brûla le manuscrit auquel il tenait le plus et qu'il considérait comme le sommet de son œuvre.

Il était très sensible à la beauté féminine. Voici un passage où cela s'exprime de façon délicate (p. 195 ; je mets en gras les phrases de Burton que cite le biographe) : « Tandis qu'il écoute lors de son pèlerinage le sermon prononcé sur le mont Arafat lors de son pèlerinage, ses yeux tombent sur une magnifique jeune femme de La Mecque – peau safranée, silhouette comme les Arabes les aiment, svelte, gracile, souple, ainsi que doit l'être une silhouette féminine. Il la fixe longuement et sentant qu'elle est objet d'admiration, elle écarte un tout petit peu son voile, suffisamment pour découvrir sa bouche que cerne une fossette et son menton rond. Elle m'a souri imperceptiblement et elle s'est détournée. Le pèlerin était dans l'extase. Burton tente alors de pousser son avantage, mais au moment où s'achève le sermon la foule se débande en une cohue qui dévale le flanc de la montagne, et en un rien de temps il la perd des yeux ».

Il admirait le courage des femmes (p. 202) : « Dans les périodes difficiles, les femmes, laissant là leur faiblesse et leur frivolité habituelles, deviennent les compagnes et le soutien de l'homme. Là, entre ces deux extrêmes que sont la férocité et la sentimentalité, le sexe faible, remédiant à sa grande lacune, à savoir la force qui lui fait défaut, s'élève par le courage, tant physique que moral ».

*     *

« Faiblesse et frivolité » : tout en étant un esprit vigoureux et indépendant, Burton partageait certains des préjugés de son temps. On trouve aussi dans ses écrits des passages qui, aujourd'hui, le feraient taxer de racisme : assurément il n'a pas anticipé sur notre political correctness.

Pas plus qu'un autre Burton ne pouvait, alors même qu'il rapportait objectivement ce qu'il avait vu, s'affranchir de son point de vue subjectif : c'est le cas de tout témoignage, de toute observation.

Mais lorsque l'observateur ne se laisse pas enfermer dans la morale, la mode ou la political correctness de son époque, son témoignage est authentique : connaissant le point de vue qui est le sien, on peut alors interpréter ce qu'il rapporte et le transposer sous un autre point de vue. Cette authenticité étant la seule forme de vérité à laquelle puisse atteindre un témoignage, on aurait tort de le dénigrer sous le prétexte qu'il ne refléterait pas la vérité absolue .

Burton n'est pas de ceux qui, pour éviter l'ethnocentrisme mais contre l'évidence, prétendent que toutes les sociétés se valent, et sa franchise intrépide a des avantages. Lorsqu'il décrit des mœurs cruelles, par exemple des mutilations rituelles ou des sacrifices humains, ou lorsqu'il décrit une population qui a abandonné sa propre culture pour glisser vers la barbarie, son dégoût n'est pas celui d'un occidental certain de sa supériorité mais celui de tout homme de bonne volonté - et il se trouve d'accord avec les quelques sages qui appartiennent à ces populations.

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